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SEXUELLE (MORALE)

On ne parle point, ou si peu, ou si mal, à mots couverts, et avec toutes sortes de précautions, dans l'enseignement de la morale, qu'il s'agisse pour les pédagogues de préparer les fils et les filles de la bourgeoisie aux examens qui, selon la formule consacrée, ouvrent toutes les carrières, ou d'initier, non plus des écoliers, mais des adultes à des questions qu'ils ne soupçonnent même pas, - on ne parle point de la question sexuelle, alors qu'elle devrait accompagner toute éducation, et la parfaire pour ainsi dire. Les philosophes s'en désintéressent, laissant ce soin aux médicastres. On se heurte ici à la mauvaise volonté des moralistes d'Institut, des sénateurs et des pères de famille qui n'admettent pas qu'on mette leur nez dans leurs atributions... dont ils s'acquittent si mal. Une bonne éducation comporte des leçons de danse et de maintien, de boxe, d'escrime, de violon, etc..., elle ne saurait envisager à un point de vue élevé, philosophique et pratique en même temps la question des rapports physiques et moraux de l'homme et de la femme.

Pour tout ce qui a trait aux rapports sexuels des individus, la morale ne plaisante pas : ici, l'incohérence est à son comble, la bêtise est souveraine. Le point de départ, comme le point d'arrivée de la morale, a nom hypocrisie. L'hypocrisie joue un rôle en matière sexuelle, plus que partout ailleurs. La pudeur des bourgeois s'effarouche à la vue de la nudité (elle préfère l'habillé, tolère le déshabillé, c'est plus excitant). C'est cette pudeur sournoise - commencement de toutes les impudeurs - qui a créé l'outrage public à la pudeur et l'attentat aux moeurs et qui multiplie les affaires dites de moeurs, affaires qui permettent aux agents des moeurs de toucher une prime pour arrestations arbitraires, et aux politiciens de se venger de leurs ennemis.

L'acte sexuel est considéré par les religions et les morales comme quelque chose de honteux. Il faut qu'il s'accomplisse dans certaines conditions pour qu'on le tolère. Tout ce qui intéresse ce côté de l'individu doit être passé sous silence. On n'en parle qu'à mots couverts. Que de mystères ne fait-on pas à propos de l'acte de la génération ! C'est le secret de polichinelle, mais il est de bon ton de n'y point faire allusion. Chacun sait de quoi il retourne ; cependant, sur ce chapitre spécial, le bon sens le plus élémentaire fait défaut et, bien que les individus soient renseignés, ils sont d'une ignorance crasse en fait d'éducation sexuelle. L'éducation sexuelle est la plus négligée des éducations. Il paraît qu'il est indélicat d'apprendre à la jeunesse ce qu'elle est censée ignorer. Ce n'est pas seulement l'éducation des nouveaux venus qui doit être faite sur ce point, mais celle des anciens qui n'ont rien appris, et pour lesquels l'acte sexuel, pratiqué bestialement, constitue toute la morale. Quand on a parlé d'instituer dans les écoles des cours d'enseignement sexuel, ça a été une levée de boucliers dans le camp de la bourgeoisie honnête et bien pensante. On apprend tout aux gens, à faire la cuisine, à dessiner, à coudre, à lire et à écrire, mais de l'amour il n'est pas question. C'est trop délicat.....

Parlant de l'éducation sexuelle, Renée Dunan écrit (l'en dehors, 31 mai 1924) : « Qu'il y ait des gens de bonne foi pour s'inscrire contre une telle idée apparaît d'un comique fastueux ». En cette matière, décidément, les gens ne veulent pas s'instruire. Certes, la jeunesse se charge bien de s'instruire elle-même, n'en doutons pas, mais la véritable éducation sexuelle, de celle-ci nul ne veut entendre parler. Les gens s'instruisent à rebours. L'auto-éducation sexuelle est pleine d'embûches et réserve aux individus de cruels lendemains. Cette absence d'éducation est déplorable. De là vient que les mariages bourgeois sont des viols, de véritables meurtres ; que les maladies vénériennes, dites honteuses, font les pires ravages ; que les crimes passionnels se multiplient ... L'ignorance de la femme en fait d'éducation sexuelle provient de l'égoïsme de l'homme qui profite et abuse de cette ignorance. Il ne saurait être question d'éducation sexuelle dans une société où le mensonge est dieu. Nos vertueux moralistes admettent tout, excepté ça (comme les demi-vierges de Marcel Prévost). L'éducation sexuelle est leur cauchemar. Ils ne veulent à aucun prix en entendre parler. C'est pour eux pire que le bolchevisme. S'il est une chose cependant sur laquelle on doive attirer l'attention, c'est bien l'éducation sexuelle - sous tous ses aspects - la plus négligée de toutes, ou plutôt qui n'a pu être négligée, n'existant même pas. On tolère les pires saletés dans le monde bourgeois, mais on ne tolère pas l'éducation sexuelle. Pour les garçons, ils la font tout seuls, et comment ! Pour les filles, elles sont ignares, ce qui ne veut pas dire qu'elles soient vertueuses. Leur perversité n'a d'égale que leur ignorance de l'amour, qu'elles prodiguent sans en comprendre la beauté. Que de coïts ignobles provoquent cette méconnaissance des lois de l'amour. Il y a là une profanation du geste sacré qui équivaut à un assassinat. Combien d'imbéciles font l'amour sans savoir ce qu'ils font. Jeune fille ou mariée, la femme ignore tout du mécanisme sexuel. Mais la morale est sauvée. Idiots ! - S'il y a dans la vie une chose importante, c'est bien celle de l'amour physique. Celui-ci n'est que le reflet de l'amour moral. Au moral comme au physique, c'est l'absence d'amour qui domine. L'intérêt prime 1'amour. Le mensonge s'installe dans l'amour pour le transformer en prostitution. Quant à l'hygiène sexuelle elle est inexistante : il est défendu de procéder à des ablutions intimes, c'est un péché. Les « parties honteuses » doivent être malpropres si l'on veut rester en odeur de sainteté. Les injections sont interdites comme contraires à la morale. Dans les ménages bien pensants, on utilise pour la procréation des chemises spéciales, évitant tout contact entre les épidermes, qui ont pour tout ornement un trou dans le milieu. Introduire du mystère autour de l'acte sexuel, c'est le rendre plus attrayant. En fait de cochonneries les bourgeois s'y connaissent. Celui qui a inventé la « feuille de vigne » était un fameux lapin. - Voilà à quoi aboutit cette morale « immorale » que nous vantent sur tous les tons les gens bien élevés, qui ne plaisantent pas avec les moeurs. Faire un cours de « sexologie » à ces enkylosés, ce serait perdre son temps, et, comme disaient les anciens, ce serait jeter des perles devant des pourceaux : margaritas ante porcos.

La question de l'amour est vite résolue par les souteneurs de la morale laïque ou religieuse. Elle est résolue dans le sens de l'esclavage pour les deux sexes. Ils ont fait de l'amour une prostitution masculine et féminine, où l'intérêt et l'argent interviennent seuls, d'où le sentiment et la sincérité sont absents. L'amour tel que le conçoivent les bourgeois est une anomalie et une monstruosité. C'est ce qu'il y a de plus immoral. Les bourgeois n'admettent pas qu'à leur conception de l'amour-esclave on oppose la conception de l'amour-libre. Si on essaie d'aborder ce sujet vous les voyez pâlir. Ne leur parlez ni de l'union libre, ni des enfants naturels, ni de la fille-mère, ni de toutes les questions qui gravitent autour de la question sexuelle. Ils n'ont pas l'esprit assez large - eux qui, cependant, font chaque jour de nombreux accrocs à leur morale - pour vous suivre sur ce terrain. En parler, c'est trop dangereux. Dire la vérité là-dessus, ce serait ébranler la société sur ses bases : toucher à la famille, au mariage, etc .. , ce serait la fin de tout. Continuons à rabâcher les mêmes âneries et à faire les mêmes gestes. La société ne s'en portera que mieux.



C'est dans le domaine sexuel que la morale est le plus immorale. C'est là surtout qu'elle manifeste sa mauvaise humeur, car ayant la vie en horreur la source de la vie lui est insupportable. Elle décrète impérativement que ce qui est naturel est immoral. Aussi aboutit-elle à des incohérences sans nombre. Elle est obligée de découvrir des faux-fuyants, des détours, des compromis, pour paraître logique. Elle ne fait que démontrer par là son illogisme.

En fait de « morale sexuelle », l'humanité retarde. Elle ne sait ce qu'elle veut. Elle se débat dans un tissu de contradictions. Elle se renie sans cesse. Elle ne paraît pas soupçonner qu'il existe une question sexuelle, plus importante que toutes les questions qui l'accaparent. De cette question, en effet, dépend le bonheur des individus. Sous aucun prétexte, elle ne veut en entendre parler : ce serait la fin de tout. A plus forte raison d'une esthétique sexuelle, considérant l'oeuvre de chair comme une oeuvre d'art. O bêtise éternelle, tu règnes dans ce domaine souverainement !

Jamais certains esprits ne se décidèrent à regarder la vérité en face. L'humanité ne diffère pas de l'animalité : elle a, comme elle, un sexe. Elle est soumise aux mêmes lois. L'homme n'est pas une entité : il possède un corps. C'est de l'hypocrisie que de ne pas en convenir. Il faut donc se résoudre à admettre certaines fonctions, certains gestes, n'en déplaise aux esprits bien pensants. Esprits pauvres, et pauvres esprits, qui ne parlent qu'à mots couverts des organes sexuels, comme d'une chose innommable, ils ne sont pas mûrs pour le « sexualisme révolutionnaire », qui est la révolte de la chair contre toutes les contraintes. Une éthique sexuelle, ayant pour corollaire une esthétique sexuelle, n'est guère possible dans une société qui ne s'intéresse qu'à des combats de boxe ou des prouesses d'aviateur.



Que de crimes provoque cette morale immorale dans les questions de sentiment : jeunes gens se donnant la mort, parce que leur « famille » s'oppose à leur mariage ; mari trompé abattant d'un coup de revolver sa femme et son complice ; épouse trahie usant du vitriol, etc., etc. Chaque jour, on lit dans les feuilles journalistiques le récit de drames « passionnels » du même genre. C'est lamentable ! La jalousie et le propriétarisme en amour empoisonnent l'existence des individus.

Cette morale a donné naissance aux pires calamités ; on lui doit la prostitution et les maladies vénériennes. La femme est ici sacrifiée : l'homme a tous les droits, la femme n'en a aucun. L'égoïsme du mâle se permet toutes les fantaisies mais n'admet pas la réciprocité de la part de sa compagne.

Que de préjugés dans ce domaine de l'amour aussi nuancé que l'arc-en-ciel. De tous les préjugés qui enlaidissent les hommes, ce sont les plus stupides. En fait de « sexologie », les bourgeois ne voient pas plus loin que le bout de leur nez. Ils sont affreusement myopes. Ne leur parlez pas d'éducation sexuelle. Elle leur fait l'effet d'un épouvantail. L'effleurer seulement, c'est se placer en dehors de toutes les normes. Ils sont grotesques, avec leurs scrupules (ils n'en ont guère en d'autres cas). Leur pudeur s'effarouche dès qu'on aborde la question sexuelle. Cette question ne sera pas posée. Et pourtant, chaque jour, de vertueux sénateurs et d'honnêtes pères de famille se font prendre en flagrant délit d'attentat aux moeurs. Ils ne sont pas précisément fidèles à leurs épouses. L'adultère est dans leurs habitudes. Ils cherchent des « excitations », se font pendre ou fouetter, pour tirer de leur sexe un peu de jouissance.

Leur progéniture a de quoi tenir. Leurs filles ont un « flirt ». Leurs fils ont des maîtresses, qu'ils lâchent, ou qui les lâchent à la première occasion. En attendant, ils ont des habitudes qu'il leur est difficile de surmonter. Quelle conception peut avoir de l'amour un jeune homme abruti par la masturbation ? Celle-ci est le fruit d'une éducation à rebours, qui vise à refouler ce qui est naturel dans l'individu et à le remplacer par quelque chose d'artificiel.

Cette morale, les bourgeois savent s'en passer quand elle contrarie leurs intérêts. Ils ferment alors les yeux sur les pires saletés. Ils tolèrent de graves manquements au dogmatisme sexuel. Du moment que ça leur rapporte, il n'y a plus de pudeur.

Le mariage est une « affaire » entre gens « comme il faut ». Autant dire une prostitution, légale et déguisée. C'est un trompe-l'oeil et une façade. Le mariage est la base de la société, disent les moralistes. C'est une base peu intéressante. Pour « arriver », des gens se marient. Ils arrivent... à se séparer. Se marier est bien vu. Il faut se marier, coûte que coûte, pour obtenir un brevet d'honnêteté. Alors, on peut tout se permettre. Honte à celui qui n'est pas marié. C'est le bouc émissaire ! Il a tous les vices. C'est ce qui faisait dire à Ibsen que « le mariage dans notre société est une cause de dégradation et de démoralisation ». « Au nom de la loi, je vous unis », l'individu muni d'une sous-ventrière qui prononce cette formule est aussi grotesque que les conjoints qui viennent lui demander la permission de coucher ensemble.

L'amour intervient rarement dans le mariage. C'est un détail. Ce qui intervient, ce sont toutes sortes de considérations accessoires. La mère, qui cherche à « caser sa fille » (sic), la met en contact avec n'importe quel individu, qui l'épousera si elle possède une jolie dot. Dans le cas contraire, il n'en veut pas. La mère, qui cherche à « caser sa fille » ne se préoccupe guère de savoir si son futur gendre a la syphilis ou toute autre tare. L'essentiel, c'est qu'il ait de l'argent. Cela seul compte. Le reste ne compte pas. Initier sa fille à la vie sexuelle, à ce qui l'attend pendant le mariage, ce ne serait pas convenable. L'initiation sera faite par le mari, à la va-comme-je-te-pousse. « Ne commencez jamais le mariage par un viol », disait Balzac, qui connaissait le coeur humain. Or la plupart des « maris » commencent le mariage par un viol. Vendre la chair de sa chair au plus offrant, telle est l'unique préoccupation de beaucoup de mères de famille. Livrer sa fille au premier venu, contre bonnes espèces sonnantes, c'est faire preuve d'une sollicitude toute maternelle. Rien ne distingue, sur ce point, les civilisés des « sauvages ». On peut même dire que ces derniers agissent plus proprement, quand ils vendent leurs filles ou qu'ils achètent celles des autres.

L'intérêt, la vanité, les relations, « le rang », interviennent dans la question sacro-sainte du mariage. L'union des sexes n'est pas une petite affaire. Il y a là des questions de race, de nationalité, de religion, qui dressent les familles les unes contre les autres. Elles redoutent des « mésalliances ». A côté de cela, on voit des princesses épouser leur chauffeur. Revanche de la chair contre toutes les étiquettes.

On assiste à des unions grotesques, dans lesquelles l'harmonie est loin de régner. Elle n'est qu'apparente, pour la galerie. Quant aux fruits nés de ces unions, ce sont des fruits véreux. Les enfants valent les parents. Tristes familles que ces familles de bourgeois, respectueux de toutes les traditions, et cependant pourris de vices. La famille bourgeoise est au-dessous de tout. Elle se croit pourtant au-dessus de tout. Jean Rostand a forgé une épithète pour désigner les père, mère et fils de famille mégalomanes : il les appelle des familiotes. Le mot est bien trouvé. Leur familiotisme vaut leur patriotisme.

Les bourgeois ignorent l'eugénisme. Qu'est-ce que c'est que ça ? Ils substituent à la procréation consciente la procréation inconsciente. Ils font des enfants malingres et idiots. Ils sont pour cela dispensés d'une partie de l'impôt et d'une foule de corvées. C'est le célibataire qui prend tout et paie pour les enfants des autres. C'est logique, dans une société illogique.

Il y a, dans le domaine sexuel, qui joue un si grand rôle dans la vie humaine, plus d'une réforme à accomplir. Pourquoi les moralistes veulent-ils imposer à tous les hommes une manière de voir uniforme ? Ils se trompent grossièrement et sont en désaccord avec les lois de la vie. Comment se plier aux commandements de la morale lorsqu'elle-même n'est pas stable ? Chez tel peuple règne la monogamie ; chez tel autre la polygamie, considérée comme un crime chez le premier. Tantôt le nu est proscrit, tantôt il est toléré. Ce qui est pudeur ici est impudeur plus loin. La morale sexuelle change avec le milieu.

« Il est bien vrai que la morale est une affaire de goût », affirme le sceptique Anatole France, voulant dire par là que la morale n'est ni stable ni universelle. L'homme moral, partout le même, sous toutes les latitudes, possédant mêmes besoins et mêmes goûts, quels besoins et quels goûts ! est une anomalie et une monstruosité. Le comte de Gobineau, précurseur de Nietzsche, voyait juste quand il écrivait, dans l'Introduction de ses Nouvelles Asiatiques : « Au rebours de ce que nous enseignent les moralistes, les hommes ne sont nulle part les mêmes ».

La question sexuelle est une question personnelle. La liberté, dans ce domaine, est absolue ; chaque être use de son corps comme il l'entend ; chacun a le droit d'agir à sa guise. Il n'y a pas de morale sexuelle universelle. La morale sexuelle est individuelle. Il est ridicule de chercher à imposer aux sujets les plus différents un monisme amoureux. De même que nous ne pensons pas tous la même chose, nous aimons diversement. Si l'individu est la mesure de toute chose, comme le croyaient les sages antiques, n'est-ce pas surtout en amour ?

Au sujet de cette question sexuelle, comme au sujet de tant d'autres questions, renonçons à penser comme tout le monde. Ne craignons pas d'aller de l'avant. Notre morale sexuelle n'est pas celle de quantité d'individus pourris de préjugés. Si elle n'est pas conforme à la tradition, elle correspond à la réalité.

On en veut beaucoup à Freud d'avoir dévoilé que toute notre vie, intellectuelle et morale, prend sa source dans la sexualité. C'est une constatation que les moralistes ne lui pardonnent pas. Havelock Ellis est encore de ces sexologues dangereux, à ne pas lire. Ses révélations pourraient troubler l'âme innocente des petites oies blanches qui fréquentent les salons mondains.

Concluons, avec ce dernier, que « toute personne qui soutient que l'impulsion sexuelle est mauvaise, ou même basse et vulgaire, est une absurdité et une anomalie dans l'univers ».


- GÉRARD DE LACAZE-DUTHIERS.