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SILLON - SILLONISME n. m.

En 1885, un journal, dont la vie fut extrêmement éphémère, se fondait, rue de Rennes, à Paris, sous le titre « Dieu et Patrie », dont les directeurs : Marc Sangnier et Paul Renaudin, devaient être plus tard les fondateurs du Sillon. Autour d'eux se formèrent des amitiés et, en 1894, alors que Marc Sangnier terminait, au Collège Stanislas, les études qui devaient le conduire à Polytechnique, la doctrine (?) du Sillon - le Sillonisme - était définitivement élaborée. Dans les quelques années qui suivirent, deux organes : la revue « Le Sillon » et le journal « L'Éveil Démocratique » étaient créés aux fins de diffusion des théories sillonistes dans le grand public.

Le programme du Sillon ? Le voici tel qu'il ressort des multiples déclarations, infiniment plus pompeuses que sincères, de ses chefs et théoriciens : émancipation politique, économique, intellectuelle du peuple, pour arriver à l'égalité qui est la vraie justice humaine. La démocratie étant l'organisation politique et sociale fondée sur l'égalité et la liberté des individus, en même temps que la participation de chacun au gouvernement de la chose publique dans le triple domaine moral, politique et économique, le Sillon entend réaliser, en faisant appel aux forces morales du Christianisme, l'éducation démocratique du peuple, c'est-à-dire porter à son maximum la conscience et la responsabilité civiques de chacun, d'où découleront la démocratie économique et politique et le règne de la justice, de la liberté, de l'égalité et de la fraternité ...

A la question qui était posée au silloniste Cousin, l'un des plus ardents apologistes de la Doctrine, auteur d'un livre où le mouvement silloniste est exposé en détail et avec éloge : « Vie et Doctrine du Sillon », à la question : « Dites-nous une bonne fois si le Catholicisme est pour vous une fin ou un moyen, car vous le rabaissez en prétendant vous en servir pour réaliser la démocratie », l'apologiste répondait : « Il n'y a qu'une seule fin, c'est Dieu ; tout doit nous servir de moyen pour atteindre cette fin, et, parmi les moyens d'aller à Dieu, c'est-à-dire de réaliser sa volonté ici-bas, la religion est le premier de tous. La religion est donc pour nous le moyen de remplir les devoirs du culte divin, comme aussi de faire une démocratie conforme aux desseins de Dieu sur l'homme et la société. Elle est pour nous le moyen de remplir notre devoir social ; seule, elle peut nous le faire accomplir d'une façon qui nous mène vers Dieu comme tout ce que nous faisons doit nous y mener. »

Dieu, démocratie, deux termes absolument inconciliables dira un peu plus tard Pie X, lorsque, se voyant contraint de prononcer la condamnation du Sillon, mais fidèle, sur ce point, à l'opinion invariable et nullement ambiguë formulée plus particulièrement depuis la Révolution française par tous les pontifes de Rome, il rappelle les sillonistes « ses ouailles égarées » à l'observance des principes sacrés et immuables de l'Église catholique.

Dans sa lettre, en date du 25 août 1910, à l'Épiscopat français, Pie X déclare que le Sillon bâtit sa Cité sur une théorie contraire à la vérité catholique. « Le Sillon, dit-il, place l'autorité publique dans le peuple, de qui elle dérive ensuite aux gouvernants. Or Léon XIII a formellement condamné cette doctrine. Sans doute le Sillon fait descendre de Dieu le principe d'autorité qu'il place d'abord dans le peuple mais de telle sorte qu'elle remonte d'en bas pour aller en haut, tandis que, dans l'organisation de l'Église, le pouvoir descend d'en haut pour aller en bas. D'autre part, le Sillon se fait une fausse idée de la dignité humaine. D'après lui, l'homme ne serait vraiment digne de ce nom que du jour où il aura acquis une conscience éclairée, forte et indépendante, ne s'obéissant qu'à elle-même. Or, à moins de changer la nature humaine, ce grand jour ne viendra jamais ! Et les humbles de la terre qui ne peuvent monter si haut, quoique remplissant énergiquement leurs devoirs dans l'humilité, l'obéissance et la résignation chrétienne, ne seraient donc pas dignes du nom d'hommes ! »

Il nous a paru du plus haut intérêt d'opposer les déclamations des fondateurs du Sillon aux affirmations péremptoires du chef le plus autorisé du catholicisme. Car il y a surtout lieu de considérer que le Sillon était une organisation composée exclusivement de catholiques. Dans la secrète pensée de Marc Sangnier, de même que dans celle de ses collaborateurs et disciples, l'Église dont ils n'ignoraient certes pas l'histoire ni la politique constante suivie rigoureusement à travers les âges, l'Église qu'ils n'avaient sûrement pas l'intention de combattre mais dont ils entendaient, au contraire, servir les ambitions, l'Église, misant habilement sur les deux tableaux, ne pouvait pas ne pas favoriser la diversion et la manoeuvre tentée par ceux de ses fils qui, tout en restant fidèlement soumis à son autorité, estimaient pouvoir, en même temps, se parer du titre séduisant mais faux de démocrate, voire de socialiste !

Connaissant la crédulité, la naïveté d'un trop grand nombre de militants d'avant-garde, toujours enclins à se laisser piper par les déclamations d'insidieux bateleurs ; sachant aussi l'empressement que met le peuple à suivre ceux qui lui promettent l'impossible, nos Sillonistes jouaient le double jeu d'être tout à la fois les défenseurs d'une Église conservatrice et monarchiste et partisans de l'avènement d'une société égalitaire !

Oh ! ils n'en faisaient point ouvertement l'aveu ; mais, néanmoins, on se rendait suffisamment compte de leur dessein de situer leur Église sur le terrain social, dans l'unique but de lui faire conquérir, sur ce terrain, l'influence dominatrice dont elle avait si longtemps joui sur le terrain religieux.



La grande majorité des anarchistes et syndicalistes de l'époque finirent par saisir tout ce qu'il y avait de captieux et de contradictoire dans une aussi étrange attitude. Ce bloc enfariné ne nous dit rien qui vaille pensaient-ils.

Les Sillonistes, en effet, se flattaient de résoudre la question sociale à l'aide de la foi et de la morale catholiques. Or, durant cinq siècles au moins, en France, en Italie, en Espagne, le catholicisme tout-puissant n'avait rien tenté, rien fait dans ce sens. Il avait été, au contraire, le plus ferme soutien de tous les abus, de toutes les iniquités. S'il n'avait rien fait quand il pouvait tout, quelle serait son action maintenant qu'il avait perdu sa toute-puissance ?... Les Sillonistes prétendaient être en mesure, par la religion - et quelle religion ! - de fonder une société meilleure en amenant les individus à une vie morale plus haute et plus digne. Or cette prétention de la morale chrétienne se trouvait réduite à néant par dix-neuf siècles d'expérience. N'était-il point sage d'y renoncer et n'eût-il pas été insensé d'y persister ?

Au fait, qu'était-ce que cette parodie de démocratie dont l'instauration devenait subitement le rêve des réactionnaires catholiques constituant le Sillon ? Pour tous les rationalistes et libertaires, pour tous les êtres de bon sens et de jugement sain, la démocratie n'a véritablement de sens que si elle se propose avant tout l'émancipation économique, matérielle des hommes. La satisfaction des besoins physiques d'abord, le droit absolu à la vie. « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », c'est-à-dire que, désormais, ce ne sera plus Dieu - ce Dieu qui est la consécration suprême de toutes les inégalités ! - qui dirigera les affaires des humains. L'idéal des grands révolutionnaires du XVIIIème siècle ne pouvait être que la Nation évoluant rationnellement sans maîtres célestes ou terrestres. C'est bien ainsi qu'ils conçurent la démocratie française. Or, si la tactique de l'Église changeait, s'efforçant de s'adapter aux circonstances du moment, ses dogmes, son but ne pouvaient varier. « Anathème à qui dira que l'Église peut se réconcilier avec la civilisation moderne, avec la science moderne ! Et, surtout, anathème à quiconque osera dire que l'Église peut évoluer ! » ... Oui, l'Église est immuable ! Tous les successeurs de saint Pierre, depuis Pie VI jusqu'au Pontife actuel, tous ont condamné sans appel la Société moderne, tous ont déclaré, en de multiples encycliques, qu'il ne saurait y avoir entente ou simplement rapprochement entre l'Église et une Société à tendances égalitaires.

L'hypocrisie, l'imposture des Sangnier et autres démocrates-chrétiens était donc flagrante ! On ne tarda point à s'en apercevoir. Si certains membres un peu naïfs de la Confédération Générale du Travail poussaient la candeur jusqu'à fraterniser avec Marc Sangnier dans les meetings, en revanche il suffisait de parcourir, de temps en temps, 1'« Éveil démocratique », l'organe officiel du parti, pour savoir ce que pensait, des militants syndicalistes les plus en vue, le chef du Sillon. On s'aperçut du « truc » dont usait et abusait le révolutionnaire papelard. Perfidie et duplicité de langage, toute l'habileté du leader silloniste était là. Il s'agissait, on le conçoit, de brouiller les cartes, de se muer en chauve-souris :

« Je suis oiseau : voyez mes ailes. « Je suis souris ; vivent les rats ! »

Effectivement, suivant les lieux et les auditoires ce champion de la « Grande Doctrine Sociale » - doctrine que, d'ailleurs, il se garda toujours - et pour cause - de définir exactement - variait son programme et ses déclarations. Pardi ! il le fallait bien puisqu'on s'était donné pour tâche de concilier les inconciliables ! Malheureusement, le « truc » finit par s'user et... le tricheur apparut tel qu'il était vraiment : un jésuite accompli ! ...

Désireux à tout prix de s'attirer la sympathie des auditoires ouvriers, il lui fallait évidemment faire des concessions, concessions parfois compromettantes et même dangereuses. Il lui arrivait de « parler rouge », de feindre la rupture avec certaines disciplines imposées par l'Église, de dénoncer avec quelque imprudence, comme étant incompatibles, les théories subversives qu'il déclarait professer et la politique inflexible d'une Église dont il ne cessait pourtant de s'affirmer le fils très respectueusement soumis ! Cette comédie ne pouvait s'éterniser.

Se rendant tout à coup compte que le prestidigitateur social sur lequel, sans aucun doute, elle avait tout d'abord fondé certaines espérances, était brûlé bel et bien et que le petit jeu, assez ingénieux, auquel il s'était jusqu'alors livré pourrait dorénavant devenir un danger pour elle, l'Église jugea de bonne politique de condamner une Doctrine qui avait certainement fait du bruit un peu partout, un peu de mal aussi dans les milieux avancés, mais qui, par contre, avait aidé à démontrer, une fois de plus, et de la façon la plus éclatante, toute la duplicité, tout le machiavélisme de l'Église et des catholiques prétendument « libéraux » ou « sociaux », en même temps qu'elle donnait la preuve la meilleure de leur radicale impuissance à résoudre, sur le plan humain, le grand problème social ! Est-il besoin d'ajouter qu'en bon et loyal fils, très humblement soumis, de l'Église catholique, le farouche démocrate Marc Sangnier, imité de tous ses disciples, s'inclina, avec empressement et une touchante sollicitude, devant la décision de son chef bien-aimé ? Le Sillon était mort ! ...

- A. BLICQ.