Accueil


SOCIABILITE n. f.

Les sociétés existent. C'est un fait. Que ces sociétés réalisent des conditions d'existence pas toujours avantageuses à l'individu, c'est encore un autre fait. Que, malgré cela, l'individu présente cette particularité que nous appelons sociabilité, c'est-à-dire aptitude à vivre avec d'autres individus plutôt que seul, cela nécessite une recherche sur l'origine et le développement de cette particularité, à seule fin de nous expliquer son pourquoi, après son comment.

La sociabilité, comme toute chose, reste inexplicable en dehors du temps. Pour en saisir toute l'évolution, il nous faut donc remonter jusqu'à ses éléments les plus primitifs, dans le plus lointain des passés.

La vie, la substance organisée étant formée de substances inorganisées, c'est donc dans celles-ci que nous devons trouver les premiers éléments fondamentaux de la sociabilité. En fait, les constructions atomiques et moléculaires nous donnent déjà des systèmes coordonnant des éléments plus individuels : noyaux, électrons, etc.., dont les différents arrangements forment les divers corps simples connus. Ceux-ci, à leur tour, s'allient entre eux pour former tous les corps composés en nombre illimité. Des ébauches d'organisation se constatent dans les cristaux, mais ce sont les organismes vivants qui présentent à leur plus haut degré, non seulement la cohésion et l'harmonie de leurs éléments chimiques, mais encore une propriété nouvelle : le pouvoir de transformer et de coordonner les éléments inorganiques en substance organique. La matière vivante est donc conquérante.

Cette assimilation a pour conséquence deux faits importants : 1° elle augmente la quantité de la matière vivante au détriment de toutes substances, vivantes ou non, mais assimilables ; 2° cette matière ne se développe point en masse continue, informe et illimitée, mais par petites masses discontinues, distinctes, formant pour ainsi dire autant d'unités, de cellules, d'individus.

Ces deux faits ne sont certes point des éléments de sociabilité, car si les éléments de chaque individu s'ordonnent selon une certaine coordination, un certain équilibre, présentant les caractères de la sociabilité, les individus, entre eux, ne forment point un tout harmonieux. Au contraire, chacun d'eux lutte souvent contre les autres et les mouvements vitaux se détruisent ainsi mutuellement.

Cette activité n'est point créatrice de sociabilité. Pourtant chez les êtres inférieurs, tandis que la reproduction de la plupart d'entre eux donne des êtres isolés, quelques infusoires, tels les Flagellès et les Ciliès, restent fixés ensemble sur un même pied, formant ainsi des colonies variables, se dissolvant suivant les ressources alimentaires du milieu. Nous avons là une ébauche de la sociabilité. Mais il y a mieux, au bout d'un certain nombre de divisions, si le milieu n'est pas suffisamment renouvelé, la dégénérescence des infusoires ne peut être arrêtée que par une sorte de fusionnement des animacules s'effectuant deux par deux, fusionnement confondant les deux êtres en un seul et se terminant par une nouvelle bipartition donnant naissance à deux êtres nouveaux régénérés.

Parmi ceux-ci, les verticelles présentent même un fait sexuel intéressant ; car, tandis que les autres infusoires se reproduisent sans caractères sexuels apparents, chaque quart va se fixer sur un individu normal et se conjugue totalement avec lui. Le nouvel être se détache alors et va former ailleurs une autre colonie. Nous avons ici quelques vagues essais de vie collective.

Chez les êtres pluricellulaires, les phénomènes sont beaucoup plus complexes ; les Hydraires, 1es Polypes, les Méduses forment des colonies variables, avec organes différenciés, tantôt fixes et tantôt libres. Quelle que soit la cause de la formation des métazoaires (que l'agglutination cellulaire soit une conséquence de la formation d'un squelette formé par les déchets de l'assimilation ; ou que ce soit par suite d'un phénomène de cohésion particulier), il est certain que l'ensemble des cellules ainsi coordonnées vit en parfaite sociabilité. La raison en est dans ce fait que toutes ces cellules filles et soeurs sont issues, par bipartitions successives, d'une seule et même cellule mère et qu'elles sont, par conséquent, animées d'un même rythme qui les met en état d'équilibre mutuel.

Quoi qu'il en soit, avec les organismes plus évolués, un troisième fait vient s'ajouter aux deux examinés plus haut ; c'est le fait sexuel, le rapprochement nécessaire des êtres plus ou moins nettement différenciés. Ce rapprochement prend un caractère beaucoup plus compliqué avec l'évolution du système nerveux (intelligence) dont le fonctionnement élémentaire consiste en une sorte de coordination entre le mouvement vital de l'animal et les divers états du milieu ; coordination créée par la persistance, dans l'animal, des influences qui l'ont avantagé ou désavantagé.

Si nous étudions cette coordination chez les diverses espèces animales, nous constatons que si le fait sexuel est bien le seul créateur de la sociabilité, c'est l'évolution du système nerveux qui permet seulement l'apparition de la sociabilité économique et morale. Ce fait est évident chez les insectes sociaux, tels les fourmis et les abeilles, dont les travailleurs asexués, et par conséquent non-déterminés sexuellement, pratiquent pourtant une solidarité rigoureuse entre eux.

D'autres espèces à périodes sexuelles espacées ne se dispersent point en dehors de ces périodes ; les individus restent groupés entre eux, soit que cela constitue un avantage pour attaquer ou pour se défendre, soit que la présence de plusieurs animaux de la même espèce et de mêmes moeurs forme une sorte de sécurité par leur réciproque neutralité.

Cette évolution de l'intelligence ne s'effectue point sans heurt et sans absurdité, car si la sexualité rapproche les êtres et engendre les groupements, l'imagination crée des rivalités totalement inutiles. L'abondance des femelles indique bien que les mâles ne luttent point entre eux pour satisfaire un besoin exigeant la disparition de la plupart d'entre eux, puisqu'un plus grand nombre de mâles pourrait être satisfait. Il y a là un des méfaits de l'imagination, méfaits bien plus nombreux dans l'espèce humaine plus riche d'imagination.

Les darwinistes expliquent ce fait comme une nécessité pour améliorer les espèces. Ceci est absurde. Outre qu'il est déraisonnable d'inventer une Nature voulant l'amélioration des individus à seule fin de compliquer le jeu de massacre des espèces entre elles (ce qui est le but final), il n'est pas du tout prouvé que c'est le meilleur mâle qui est toujours le vainqueur, car il n'y a pas que la pugnacité comme valeur biologique ; et, d'autre part, cette sélection naturelle n'a point empêché la création de différences énormes entre animaux partis d'ancêtres peu différenciés, tel l'éléphant et le rat, et le meilleur des lapins est inférieur au plus mauvais lévrier.

Si nous résumons ici le comportement général des animaux, nous voyons qu'ils sont déterminés par quelques fonctions primordiales, telles que : nutrition, sensibilité, motilité et sexualité ; mais, parmi ces fonctions, la sensibilité est celle qui différencie le plus profondément les êtres entre eux. Chez les mammifères supérieurs, cette sensibilité, par le développement excessif du système nerveux, et principalement du cerveau, complique extraordinairement leur activité. Non seulement certaines réactions nécessaires à leur vie laissent des traces dans leur mémoire mais encore certaines représentations du monde extérieur, plus ou moins utiles, mais liées à ces réactions sont également conservées, créant ainsi des centres d'action extrêmement divers. On conçoit que l'infinité des faits objectifs liés (par réflexes) aux fonctions nutritives, sexuelles ou motrices, crée, subjectivement, des possibilités de réactions très variées. Certains de ces faits, ne se renouvelant jamais ou ne coïncidant pas régulièrement avec les fonctions vitales, ne se fixent point dans l'hérédité ; mais il en est d'autres, déterminant des réflexes identiques, qui parviennent à laisser des traces permanentes que nous appelons instincts. On conçoit qu'entre les réflexes étroitement liés aux fonctions organiques, utilisant une forte énergie nerveuse pour l'action immédiate et les réflexes de la connaissance pure, il y a tous les degrés possibles de l'émotivité, celle-ci étant entendue comme une libération d'énergie sous l'influence d'une excitation objective ou subjective. C'est ainsi que les réflexes en rapport avec la nutrition forment un groupe de réflexes liés à d'autres groupes également très nombreux concernant d'innombrables faits simultanés ou successifs, s'enchaînant dans l'espace ou dans le temps : faim, confection d'armes ou d'outillage, chasse, attente, poursuite, fuite, fatigue, etc. Chacun de ces états est plus ou moins déterminé violemment par les circonstances, libérant ainsi des quantités variables d'influx nerveux (émotions) lequel, se dispersant dans les groupes de réflexes, crée, selon l'écoulement normal ou anormal du dit influx, son abondance, son épuisement, son inutilisation ou sa surabondance, ces états d'âme appelés : joie, déception, colère, espoir, amitié, dégoût, haine, etc. La réussite de soi ou des autres dans la lutte détermine d'autres états affectifs : envie, admiration, orgueil, vanité, etc. De même la sexualité détermine l'amour, la bonté, la générosité, l'amitié aussi bien que la jalousie ou la haine. L'attachement aux choses et aux êtres est un état émotionnel créé par la simultanéité d'excitation favorable à notre activité (images avantageuses, réflexes conditionnels).

Comme notre émotivité est liée à notre potentiel d'influx nerveux ; comme celui-ci paraît être sous la dépendance de certaines glandes, nous voyons que la locution : être de bonne ou de mauvaise humeur est assez exacte. L'activité glandulaire détermine donc notre état humoral, autrement dit notre caractère.

Si la complexité du système nerveux rend difficile l'établissement de lois biologiques concernant le développement des sociétés humaines et particulièrement de la sociabilité, les faits examinés antérieurement nous permettent pourtant de préciser ceci : 1° La vie étant conquérante, tout être vivant est un danger pour les autres ; 2° La sexualité rapproche les individus ; 3° L'évolution psychique aggrave ou adoucit les deux faits précédents.

Ceci est évident ; l'homme civilisé qui tue une femme et son amant par jalousie sexuelle est plus malfaisant que le bouc qui se contente d'assommer son rival. Le lion qui mange une gazelle est moins dangereux que le financier qui exploite et tue, par l'usure et la guerre, des millions d'hommes.

Nous avons vu que deux autres faits favorisent la vie sociale : l'identité des rythmes vitaux, la réunion d'êtres semblables. Ce dernier fait est essentiellement dépendant des ressources du milieu et de la coordination bonne ou mauvaise des individus. Il y a une limite de groupement au dessous de laquelle l'homme trop isolé ne peut plus lutter avantageusement contre la nature ; mais il y a également une limite au delà de laquelle l'organisation devient déficiente par difficulté de coordination, excès de population.

L'identité des rythmes est produit par l'éducation utilisant la faculté d'imitation de l'homme. Elle conserve et amplifie les acquisitions des générations successives et forme un tout complexe : la tradition, s'opposant ou favorisant plus ou moins les instincts et les sentiments des individus.

Nous avons donc à considérer si la sociabilité est un fait naturel, instinctif, plus ou moins contrarié par l'éducation et la tradition, ou si, au contraire, la sociabilité est un fait acquis, créé par l'éducation, luttant contre l'instinct et l'hérédité. En réalité, la sociabilité est un de ces états affectifs complexes que nous avons étudiés précédemment ; elle est formée par l'instinct sexuel, des sentiments altruistes et généreux, le tout favorisé ou refoulé par l'éducation.

Nous nous trouvons donc en présence de deux sortes d'éléments déterminants : les éléments sociaux ou traditionnels ; les éléments individuels et héréditaires. Les premiers sont conservateurs, stables, coordonnateurs, mais absolument artificiels. Leur rôle essentiel est de créer une sorte d'unité disciplinant les variations héréditaires ; ainsi agissent les opinions, les croyances, les morales, le savoir, les moeurs et tout l'acquis matériel et psychique que l'individu trouve en naissant dans le milieu humain. Il est compréhensible que la tradition a d'autant plus de chance de durer et de s'enrichir qu'elle favorise davantage les instincts et les sentiments les plus vivaces et les plus vigoureux existant chez tous les participants du groupe. Formée d'ailleurs par l'imagination, sous la nécessité impérieuse des instincts et des sentiments, elle suit une évolution parallèle à l'évolution intellectuelle et morale du groupement, mais cet acquis n'étant qu'une connaissance imitative ne se transmet point héréditairement et disparaît avec la dispersion du groupement.

Il n'en est pas de même avec les éléments individuels héréditaires. Ceux-ci, bien que plus variés, plus divergents et s'opposant quelque peu à l'unité de rythme nécessaire à toute sociabilité collective, ont tout de même une base indestructible dans la physiologie même de l'individu, un acquis héréditaire persistant, quelle que soit l'importance, la prospérité ou la dispersion du groupement.

De grands empires se sont écroulés, entraînant la disparition totale de leurs civilisations et de leurs traditions, ne laissant que des ruines et des graphismes indéchiffrables, mais, au coeœur des survivants épars, les mêmes instincts et les mêmes sentiments se sont perpétués, poussant l'individu vers son semblable pour la reproduction, la faim, l'entr'aide ou la lutte.

Ceci nous explique pourquoi l'homme actuel recherche la compagnie de l'homme, bien que cette compagnie ne lui soit pas toujours favorable. Il y est déterminé par ses instincts sociaux plus puissants que ses intincts anti-sociaux.

Nous pouvons conclure ainsi :

1° L'instinct de conquête est la conséquence de la vie et n'est jamais vaincu. Il peut dresser l'homme contre l'homme, ou l'homme contre la nature, mais ne peut cesser d'être ;

2° La sociabilité est un instinct héréditaire secondaire, à base sexuelle, s'opposant à l'instinct de conquête primordial ;

3° Elle crée les groupements humains, les sentiments sociaux et la tradition ;

4° Les groupements humains obéissent à des lois d'équilibre économique, des lois de coordination et des lois d'imitation ;

5° Les lois d'équilibre économique nous font connaître le rapport entre la production et la consommation ; entre la population et les ressources alimentaires ;

6° Les lois de coordination nous indiquent les avantages des rythmes unificateurs et les difficultés croissantes d'organisation des groupements étendus, les nécessités d'harmonisation des individus sous peine de chaos et de désagrégation ;

7° L'imitation est bienfaisante ou dangereuse suivant que les moeurs imitées sont avantageuses ou malfaisantes pour les groupements. Elle explique l'existence des fonctionnements sociaux, sexuels ou moraux les plus différents, les plus opposés et les plus dissemblables par le seul fait que l'imagination humaine est illimitée et que, seules, les impossibilités biologiques lui servent de frein ;

8° Selon que ces lois bio-sociologiques sont plus ou moins contrariées ou favorisées par la tradition, l'instinct de sociabilité ou de conquête est également plus ou moins entravé ou développé. La surpopulation, une mauvaise coordination, des moeurs belliqueuses peuvent intensifier l'instinct de conquête. L'aisance, une bonne organisation, une morale équitable peuvent, au contraire, favoriser l'instinct de sociabilité ;

9° Toute sociologie véritable doit tendre, par conséquent, à développer l'instinct de sociabilité par la réalisation rationnelle des lois bio-sociologiques favorisant la vie de tous les individus ;

10° L'évolution des sociétés humaines ne s'effectue pas fatalement vers l'ordre et l'harmonie, pas plus d'ailleurs que vers le désordre et la dissolution. Rien n'est écrit d'avance. Si l'instinct de sociabilité détermine une sage utilisation des lois bio-sociologiques, l'imitation assurera le triomphe des coordinations équitables. Si l'instinct de conquête l'emporte, ces lois seront méconnues, l'imitation en aggravera les conséquences et le déséquilibre social se perpétuera indéfiniment dans la souffrance et le chaos.

- IXIGREC.