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SOCIOLOGIE n. f.

La sociologie conspire avec la morale contre la liberté de l'individu ; elles s'associent pour étouffer l'indépendance et la vie. La sociologie a pris, ces dernières années, une place considérable dans les études philosophiques. La mode, car il existe, en philosophie, des modes comme dans la couture, est aujourd'hui à la sociologie objective, qui sacrifie l'individu à la collectivité. On n'aurait pas de peine à démontrer combien ce communisme fait d'obéissance passive, de résignation et d'insincérité est nuisible à la collectivité même. La sociologie élève au-dessus de tout la Société qui est le Dieu suprême devant lequel doivent s'incliner les individus. L'individu n'existe pas : c'est une entité. Mais la société existe. La société est une réalité en dehors de l'individu.

Certains problèmes appartiennent à la fois à la sociologie et à la morale. Parmi ceux-ci figurent celui que j'appellerai le problème des idoles : Dieu, Patrie, État, Autorité, etc ... Les idoles sont si nombreuses que je renonce à les énumérer. Pour qui réfléchit tant soit peu, ce sont là des idoles qui ne reposent que sur l'imbécillité et l'ignorance. L'homme forge ses chaînes, mais quand elles sont trop lourdes, il n'a pas le courage de s'en débarrasser. Il feint de les rejeter, mais c'est pour en prendre de nouvelles, qui portent d'autres noms : l'esclavage continue.

La sociologie se trouve en face de problèmes qu'elle résout toujours dans l'intérêt de la société, au détriment de l'individu. C'est lui qui est sacrifié. Il y a une sociologie de « classe » dont la partialité est révoltante. Sociologues de droite ou de gauche font preuve du même entêtement : ils sont aveugles et sourds. Chacun veut avoir raison et tout le monde a tort.

La sociologie ne vaut guère mieux que la morale. Elle a, comme elle, ses anomalies. Elle cherche aujourd'hui sa voie dans un fondement « objectif », après avoir fait cent fois fausse route, mais malgré les allures scientifiques qu'elle se donne, elle ne progresse guère. Elle n'a pas secoué ses chaînes : les sociologues sont les soutiens de l'ordre et de l'autorité. Ils sont à la remorque de l'État. L'étude des « faits sociaux » est pour eux l'occasion d'affirmer leur obéissance aux puissances établies. Ils ne visent qu'à humilier l'individu. L'objectivité des sociologues n'est qu'un déguisement de leur subjectivité. Les sociologues sont les dignes frères des moralistes : ils mentent comme eux, mais ils essaient, comme eux, d'étayer leurs mensonges sur des semblants de preuves. Ils essaient de faire passer leurs mensonges pour des vérités.

Certaines personnes croient que « sociologie » est synonyme de socialisme et le mot les effraye. Il n'a pourtant rien de terrible. Socialiste ou non, la sociologie vise à démontrer que la collectivité a des droits sur l'originalité et le talent, et que, hors de la collectivité, il n'y a point de salut. Sociologues de droite ou de gauche aboutissent aux mêmes conclusions : l'individu est fait pour la société et non la société pour l'individu. C'est le triomphe du communisme intégral. Il est stupide de soutenir que l'individu est fait pour la société, celle-ci ne pouvant subsister sans lui, n'ayant d'existence que par la somme des individus qui la composent. L'individu est fait pour l'individu. Il ne s'associe aux autres individus que dans la mesure où ceux-ci le comprennent, ont la même conception de la vie que lui. Les vivants ne peuvent s'associer aux morts. Une société d'individus libres n'aura rien de commun avec la nôtre : l'individu en sera la base et le sommet. Il pourra s'y développer sans contrainte. Au-dessus de l'individu, MM. les sociologues, attardés ou avancés, placent cette abstraction : la Société, avec une majuscule, à laquelle on doit tout sacrifier. Mais alors, si les individus, sans lesquels il n'y a point de société, se sacrifient à la société, ils se sacrifient eux-mêmes. C'est un non-sens. Ils s'immolent les uns aux autres et passent leur temps à se nuire. Ce sophisme me paraît tellement idiot que je ne veux point m'attarder à le discuter.

Guyau s'illusionnait lorsqu'il considérait, bien avant Durkheim, la sociologie comme la « science de l'avenir ». Il a tenté d'expliquer l'art, la religion et la morale au point de vue sociologique. Guyau a la naïveté de croire que l'on peut concilier la vie individuelle et la vie sociale. Il semble parfois avoir raison, mais il a fini toujours par aboutir à un compromis, où c'est l'individu qui est sacrifié.

« Le tas de sociologues », comme les appelle Han Ryner, valent le tas des moralistes. La science des sociétés et la science des mœurs vont ensemble. Elles s'unissent pour conspirer contre la vie de l'individu. « Les disciples de Durkheim, écrit Han Ryner, adorent servilement, comme leur maître, les fantômes créés par la naïveté des peuples et la ruse inconsciente des détenteurs du pouvoir et de la richesse. Leurs paroles comme sacerdotales sacrifient à tous les molochs la seule réalité, l'individu ». Les sociologues sont loin d'être des artistes : pensant mal, ils écrivent mal, nous ne pouvons digérer la lourdeur, la pesanteur des sociologues officiels.

« La sociologie est à la mode, écrit Bouglé. Tout le monde en parle. Peu de gens savent ce que c'est ». Il y a sociologie et sociologie. Si on entend par sociologie, l'observation des mœurs sociales, la critique des institutions et des lois, il est évident que nous faisons de la sociologie, nous ne faisons même que cela. Nous consentons à être sociologues de cette façon, et à ce qu'on trouve dans nos travaux une part de sociologie. Cependant, je proposerai d'appeler socio-critique, pour qu'on cesse de la confondre avec la sociologie ordinaire, notre méthode de critique appliquée à la société que nous jugeons belle ou laide, bonne ou mauvaise, utile ou nuisible, selon qu'elle réalise ou non l'idéal esthétique.

Georges Palante est un des rares philosophes qui considère la sociologie à un point de vue individualiste. Pour lui, « la sociologie n'est autre chose que la Psychologie sociale. Et nous entendons par psychologie sociale, la science qui étudie la mentalité des unités rapprochées par la vie sociale (Précis de Sociologie, p. 3) ». Il faut toujours en revenir à la psychologie individuelle. La sociologie ainsi entendue a deux objets : rechercher l'influence de l'individu sur la société ; rechercher l'influence de la société sur l'individu. Psychologue social, tel est le sociologue. Il envisage les phénomènes sociaux sous leur aspect subjectif. Les lois sociologiques se déduisent des lois psychologiques.

La sociologie ou « Science des sociétés », ainsi nommée par Auguste Comte, a pris depuis son fondateur des proportions inquiétantes. Ses prétentions sont illimitées. Elle n'a d'autre ambition que de tenir en tutelle toutes les autres sciences : celles-ci seront sociologiques ou elles ne seront pas. La méthode sociologique a tout envahi. Morale, Esthétique, etc ... ne sont, désormais, que des compartiments de la Sociologie. Il y a maintenant une cosmosociologie, une anthroposociologie, une psychosociologie, etc ...

La sociologie n'étudie plus les sociétés telles qu'elles devraient être, mais telles qu'elles ont été. Le sociologue n'est plus qu'un savant qui s'efforce de connaître les sociétés, de dégager les lois qui les régissent. C'est tout. Il ne conclut pas. Ce n'est pas son affaire.

L'avenir des sociétés, le sociologue s'en désintéresse. Étant objective, la sociologie se proclame impartiale et scientifique. Elle n'est ni l'une ni l'autre. Évidemment, il était nécessaire, en face de leurs exagérations, de ramener certains sociologues à l'étude des faits : ils ne peuvent pas n'être que des rêveurs. Mais sous prétexte de combattre chez eux l'absence de méthode, ou des méthodes défectueuses, la littérature nuageuse à laquelle nous devons tant de fabricants d'Icaries, de constructeurs de cités futures, de prophètes, d'annonciateurs des temps nouveaux, et beaucoup d'autres pontifes demi-anarchisants, on est tombé dans l'excès contraire. Pour les sociologues modern-style, les faits concrets seuls sont intéressants. C'est le cas de répéter après les anciens : in medio stat virtus. Cependant, ce in medio, ne l'appelons pas juste-milieu, appelons-le harmonie. Or, la sociologie est loin d'être une harmonie. Désormais, le sociologue ne se préoccupe plus de l'avenir des sociétés, de leur transformation en sociétés meilleures. Ce n'est pas objet de science. Ainsi en ont décidé les pontifes. Il y a, d'une part, les sociologues qui sont les seuls savants et, d'autre part, les non-sociologues qui sont des ignorants. La sur-sociologie explique tout, ouvre des horizons insoupçonnés à l'esprit humain : il faut avoir recours à la sociologie, si on veut avoir la clef de tous les problèmes. Tout le monde doit devenir sociologue, pour que la société continue de fonctionner à merveille et de distribuer ses bienfaits aux individus agenouillés devant son omnipotence.

On veut tout expliquer par la sociologie. Religion, art, morale, économie politique, histoire, etc ... sont des « branches de la sociologie ». Il y a une sociologie religieuse, morale, esthétique, etc .. , dont la prétention est de tout expliquer « objectivement ». Depuis que le fondateur du positivisme a placé dans la sociologie le salut de l'humanité, celle-ci est devenue la plus compliquée de toutes les sciences. Ne nions pas l'intérêt que peut présenter la sociologie ainsi entendue. Elle nous oblige à descendre sur la terre et à observer de près les réalités. La méthode analytique de la sociologie et des sciences sociales qui s'y rattachent peut rendre des services, mais ne les exagérons point. Ne demandons pas à la sociologie plus qu'elle ne peut donner : restituons-lui sa place dans l'ensemble des sciences, non au-dessus d'elles, mais humblement à côté d'elles. Chaque savant a une tendance à voir dans la science qu'il cultive la science unique, oubliant que, près de lui, d'autres savants travaillent dans d'autres directions. C'est une erreur, les sciences convergent au même but : la vérité. La spécialité à outrance est nuisible : le savant doit posséder avant tout une culture générale, dans l'intérêt même de la science dans laquelle il s'est spécialisé.

Durkheim et ses disciples appliquent à l'étude de la vie morale la méthode des sciences positives. Les « faits moraux » sont pour Durkheim des phénomènes comme les autres. Il ne s'agit pas de tirer la morale de la science, mais de faire la science de la morale. C'est l'ambition de Durkheim.

Les sociologues affirment bien que le fait d'étudier la réalité n'implique pas celui de renoncer à son amélioration et ils conservent à la morale son caractère de « science normative », en ce sens que les lois qu'elle découvre sont autant de devoirs qu'elle nous impose. La morale sociologique est équivoque et manque d'harmonie. Il ne reste plus, avec elle, que le dieu Société, qui entretient dans son sein tous les dieux et tous les cultes. L'école sociologique se vante, d'ailleurs, de posséder cet esprit « sagement conservateur » (Préface de La Division du Travail social), et de mettre, à la place de l'initiative individuelle, le conformisme social. Cette morale faite par et pour le social interdit à l'individu de penser et d'agir librement : elle tue dans les cerveaux l'esprit critique. Que peut bien être le progrès pour les sociologues ? Diviniser la société, tel est, en fin de compte, pour Durkheim et ses disciples, le but de la sociologie.

Les « sociologues bourreurs de crâne » sont un produit de notre temps, où l'égalité est conçue à rebours, où le suffrage universel exerce ses ravages, où les majorités l'emportent sur les « individualités », où l'incohérence et l'équivoque dominent. La manie de tout niveler est une des caractéristiques de notre temps.

Les sociologues à la Durkheim rêvent de faire de la société une caserne où chacun pensera la même chose, agira aux mêmes heures de la même manière, exécutant le même exercice et portant le même uniforme. Drôle de société, en vérité, que la société rêvée par les sociologues ! On s'y ennuiera à mourir, car elle sera d'une monotonie désespérante, La méthode communiste y sera appliquée rigoureusement. Ce serait un communisme à rebours, à l'usage des bourgeois, où nul n'aurait le droit d'être lui-même, d'aller et venir à sa guise. Ce serait le caporalisme dans toute son horreur, le conformisme intégral. Vouloir des êtres faits sur ce modèle, pratiquant la même morale et servant les mêmes dieux, c'est quelque chose de monstrueux qui ne peut germer que dans l'esprit d'un dictateur. Une telle société, où règnerait l'automatisme absolu, ne comporterait aucune initiative, aucune originalité, aucun progrès. Ce serait la mort de l'individu, sans phrases. Certes, convenons que, dès notre naissance, nous sommes happés par la société et que, si nous voulons vivre, il ne nous reste plus qu'à lutter pour nous « ressaisir » et nous dégager de son emprise, rongeant les mailles du social qui nous enserre comme dans un étau. Impossible de nier la main-mise de la société sur les individus. Elle exerce sur eux une sorte de chantage pendant toute leur vie. Mais les sociologues n'expliquent pas - ou expriment mal - comment des êtres nés à la même époque, dans le même pays, élevés dans le même milieu et selon les mêmes méthodes, n'ont ni les mêmes idées, ni la même morale. Comment expliquent-ils qu'il y ait des réfractaires ? Et pas seulement chez les pauvres, chez les déshérités du sort, les sacrifiés, les exploités ?

Ce ne sont pas les sociologues qui approuveront Jean-Jacques Rousseau disant : « L'homme est né bon, mais la société le déprave ». Il est difficile à l'homme de naître bon, car il est déjà social dans le ventre de sa mère, il est déjà le prisonnier de l'hérédité, mais à mesure qu'il deviendra social, il deviendra « immoral ». On dit des écoliers : « pris individuellement, ils ne sont pas mauvais, mais ensemble ils ne valent rien ». C'est ce qui arrive pour les hommes réunis quelque part : ils sont lâches et cruels. Enrégimentés, les hommes sont des brutes : ils perdent aussitôt ce qu'ils pouvaient avoir de supportable comme individus. « Troupeau confus, écrivait Milton, il y a trois siècles ; tourbe mêlée qui élève ce qui est vulgaire et vain ... La plus grande louange est dans leur blâme, à part celui qui va seul et meilleur. D'intelligents, parmi eux et de sages, il n'y en a point ». Paroles plus vraies aujourd'hui qu'hier.

On comprend que les sociologues anti-individualistes aient un faible pour la pédagogie. C'est, en effet, par l'éducation et l'instruction, que l'on fabrique, dès l'enfance, des citoyens dociles et des âmes d'eunuques, c'est dès l'enfance que l'on déforme les cerveaux et que l'on commence le « dressage » des individus. Il importe, dès le plus bas âge, d'inculquer de saines notions sociales et morales aux futurs soutiens de l'ordre et de l'autorité. La pédagogie telle que la conçoivent les sociologues est le meilleur instrument d'asservissement qui soit entre les mains des dirigeants.

La pédagogie occupe une place importante dans la sociologie durkheimienne. L'auteur d'Éducation et Pédagogie a essayé de renouveler par sa méthode l'ancienne pédagogie. L'éducation telle qu'il la conçoit est l'action exercée par le milieu et la société sur l'enfant. Durkheim et ses disciples comptent beaucoup sur l'École pour faire des citoyens dociles et identiques. Le dogmatisme pédagogique des sociologues n'a qu'un but : détourner l'individu de lui-même pour le livrer corps et âme au social. L'individu devient la chose du social qui, par l'éducation, en fait un citoyen selon ses rêves. La société s'agrippe à l'individu, le suit partout, essaie de l'étouffer au moyen de sa pédagogie anti-individualiste. Elle vise à socialiser l'individu, à l'arracher à son individualité pour l'incorporer au groupe dont il fait partie. C'est exactement l'inverse que fait la véritable pédagogie, qui arrache l'individu à la société pour le restituer à lui-même. Dans l'éducation des sociologues-pédagogues ou des pédagogues-sociologues, l'individu se nie lui-même au profit du groupe auquel il appartient. La fin de toute éducation, pour les sociologues, c'est de faire de chaque homme un être social. Tous les individus doivent se ressembler. Violer ce commandement est un crime. L'être social renonce à toutes les joies, à toutes les noblesses, à toutes les beautés. C'est un être déchu, happé par l'engrenage dont il est prisonnier, incapable de se « ressaisir ». La société se livre sur sa personne à une sorte de chantage, dénaturant ce qui est réel en lui, déformant ses sentiments, atrophiant son intelligence, bourrant son crâne d'absurdités. Sa mémoire devient un capharnaüm sous l'influence des sur-pédagogues qui ont fait de lui une machine. Pas d'originalité, telle est la formule que la pédagogie officielle applique à quiconque a le malheur de tomber entre ses mains. Faire des automates est le but poursuivi par toute éducation sociale. Il est défendu d'être artiste dans les moindres détails de l'existence quotidienne : répéter machinalement ce que les autres ont dit, tel est l'idéal.

L'État ne peut rien pour la liberté individuelle ; il peut tout contre elle. Confier à l'État le soin d'affranchir l'individu par l'éducation, c'est lui confier le soin de l'étouffer.

Auguste Comte exagère lorsqu'il formule du haut de son dogmatisme positiviste ce précepte extravagant : « Nous naissons chargés d'obligations de toutes sortes envers la société ». C'est plutôt la société qui nous paraît chargée d'obligations envers l'individu qu'elle a fait naître, sans lui demander son avis. N'est-ce pas étrange de voir émettre un tel paradoxe ? C'est ce que les élèves de Durkheim soutiennent avec autant d'autoritarisme que leur maître. La sociologie durkheimienne s'applique à une société dans laquelle il n'y a point d'individus. L'individu est inexistant. Il ne compte pas. On l'ignore. La société est, pour Durkheim, la seule réalité : c'est une réalité supra-individuelle.

« La méthode sociologique repose tout entière sur ce principe fondamental : que les faits sociaux doivent être étudiés comme des choses, c'est-à-dire comme des réalités extérieures à l'individu (Durkheim, Le Suicide) ». L'individu est dominé par une réalité morale qui le dépasse : la réalité collective.

Les sociologues en arrivent à ce paradoxe que plus un individu ressemble aux autres, plus il est lui-même. Plus il se confond avec le troupeau, moins il se confond avec lui. Plus l'individu dépend de la société, plus il est autonome. L'individu n'est jamais plus indépendant que lorsqu'il cesse d'être indépendant. C'est se moquer de nous. Qui veut trop prouver ne prouve rien. Les sociologues « plus royalistes que le roi », en arrivent à nous rendre odieuse la société : c'est un résultat appréciable. C'est la seule utilité de la sociologie. Il sied de réagir contre ce machinisme intellectuel, de mettre un frein à l'automatisme en morale, à tout ce sociétisme ou sociétarisme qui sévit et broie l'individu. L'égoïsme égotiste de ce dernier refuse de se courber devant l'égoïsme social : il est harmonie alors que ce dernier est désordre.

Tout ce sociologisme se détruit de lui-même. Il substitue aux dogmes d'une morale non scientifique les nouveaux dogmes d'une morale scientifique. Or, celle-ci est aussi peu scientifique que possible. On abuse trop du mot « science » chez certains philosophes. La morale sociologique prend place au rang des « méta-morales » auxquelles elle essaie de se substituer. Elle remplace une idole par une autre : Dieu s'appelle la société. Ne soyons pas dupes de cette nouvelle « cratie » que constitue la sociocratie. Son libéralisme est équivoque.

Le sociologue anti-individualiste va à l'encontre même des recherches qu'il poursuit, et s'interdit de comprendre quoi que ce soit aux « faits sociaux » puisque, pour lui, ces derniers mots seuls existent et ne s'expliquent que par eux-mêmes. La sociologie simplifie la réalité, qui est complexe, fait œuvre anti-scientifique ou pseudo-scientifique en rationalisant le réel. La sociologie objective pourrait bien n'avoir été qu'un « bluff ».

La métaphysique durkheimienne perd tout contact avec la réalité sur laquelle elle prétend s'appuyer. Rien de moins scientifique. C'est une pure construction de l'esprit. Le Dieu-Société est une abstraction devant laquelle Durkheim qui, nous dit-on, est de bonne foi, exige que les individus s'agenouillent, absorbés dans une contemplation mystique, où s'évanouit toute personnalité. Cette mode, espérons-le, n'aura qu'un temps.

Durkheim est à ce point obsédé par l'idée fixe de faire de la sociologie une science autonome, comme la biologie, indépendante de la philosophie, qu'il ne voit rien en dehors d'elle et croit, par elle, tout expliquer.

Durkheim voit dans la division du travail social une panacée. En elle réside le bonheur de tous les êtres.

La sociologie durkheimienne veut expliquer par une seule science la complexité des phénomènes. A force de se vouloir scientifique, la sociologie cesse de l'être, car elle n'admet d'autre explication de la réalité qu'une explication sociale. Il n'est pas possible, croyons-nous, de pousser plus loin l'autoritarisme et le dogmatisme scientifiques. Rien de moins scientifique que cette méthode. Elle perd de vue la réalité qu'elle déforme. Admettre la réalité de l'individu, c'est, pour Durkheim, faire œuvre anti-scientifique, mais n'admettre que la réalité sociale, à l'exclusion de toute autre, c'est pareillement faire œuvre anti-scientifique. C'est aboutir au même résultat. La sociologie peut prêter son concours aux autres sciences, mais rien ne justifie sa prétention à les remplacer. Elle n'est pas l'histoire : elle conserve, en face de l'histoire, sa fonction propre, sans empiéter sur elle.

Il en est de même pour toutes les disciplines. Écarter les solutions qu'elles nous offrent quand nous envisageons les problèmes sociaux, c'est ne voir qu'une face de ces problèmes, c'est se priver des moyens qui permettraient de les résoudre. L'explication sociologique des faits sociaux n'a de valeur que reliée et associée à leur explication psychologique.

Qu'il y ait des « lois » que le sociologue constate, nous ne le nions pas. Mais qu'il se borne à les constater, ce n'est là, croyons-nous qu'une partie de sa tâche. Sans ce travail préliminaire, la sociologie serait incomplète : réduite à lui seul, elle est tout aussi incomplète. Une sociologie uniquement inductive ne vaut pas mieux qu'une sociologie uniquement déductive. L'une et l'autre sont stériles.

Le déterminisme est une explication, mais il n'est pas l'unique explication des faits. On ne saurait s'en contenter. La sociologie conçoit la vie comme un mécanisme où le hasard et l'imprévu n'interviennent pas, où tout se passe automatiquement. C'est un monde sans originalité que celui des sociologues. C'est un monde aussi peu vivant que celui des logiciens. Les sociologues sont des logiciens peu recommandables, on se compromet en leur compagnie. Ces gens, qui ne veulent tenir compte que des faits, ne voient pas les vrais faits, dont l'action est certaine. Ils négligent les réalités pour des abstractions. Ils appliquent aux faits les lois de leur esprit. Ne mettons pas en doute la valeur de la science, à propos de la méthode sociologique : c'est un problème d'ordre métaphysique, nous y reviendrons. Mais protestons dès maintenant contre cet autoritarisme scientifique qui prétend tout régenter, tout expliquer, sous prétexte que tout obéit à des lois. Un dogmatisme en remplace un autre. Le dogmatisme sociologique rejoint les autres dogmatismes en ce qu'il n'admet qu'une explication des phénomènes, et qu'il ramène tout à cette explication. Il est tout aussi étroit et peu scientifique. La volonté des individus, dans cette conception de la sociologie, est singulièrement atténuée, pour ne pas dire supprimée. Il n'en est tenu aucun compte. La sociologie est science pure. On sait que Taine a appliqué à l'art la méthode sociologique. Il n'a abouti qu'à une construction a priori, niant les faits, les déformant : l'esthétique de Taine est un tissu de contradictions. Qui veut trop prouver ne prouve rien. La méthode sociologique devient la méthode logique, combien illogique en la circonstance : c'est la déduction mathématique, en une matière où elle n'a que faire. La sociologie rétablit ce qu'elle croit détruire. Ses lois sont des constructions de l'esprit. Il n'y a rien de plus subjectif que la méthode objective des sociologues. Ils essaient d'atténuer leur fatalisme en disant que la connaissance des « lois » permettra à la « science sociale » de modifier la réalité. Ils soutiennent que la sociologie devient ainsi la plus libérale des sciences, car elle admet que les sociétés peuvent évoluer sous la poussée des aspirations individuelles et collectives. Constatons-le, en passant, mais ne nous faisons aucune illusion sur le libéralisme des sociologues.

Les sociologues sont bien forcés de convenir que la sociologie conserve des rapports avec la psychologie individuelle, - ils ne peuvent le nier. Quoi qu'ils fassent et quoi qu'ils disent, il faut bien qu'ils tiennent compte de l'individu. Ils en tiennent compte, certes, mais c'est pour l'étouffer. Si on leur dit que la société n'existe que par et pour les individus qui la composent, et qu'il faut compter avec leur psychologie, ils répondent que l'association des individus constitue une vie différente de celle de chaque individu considéré isolément, et que c'est cette vie du groupe, cette vie collective qui donne naissance à des institutions dont l'ensemble constitue la civilisation. Nous savons cependant quel rôle ont joué, dans l'histoire, les individus : ce sont les isolés, les indépendants, les indisciplinés qui, seuls, ont créé quelque chose. Pendant que le troupeau stagnait, ils sortaient de ses rangs pour rompre avec sa morale et sa tradition. Ce sont les hommes de génie qui conduisent le monde. Et j'entends par eux les penseurs et les artistes. Les guerriers n'ont pas de génie, car ils n'ont qu'un génie destructeur. Le génie est essentiellement créateur. Le troupeau n'a fait que combattre et déformer la pensée des hommes de génie, - de ceux qu'il appelle des fous, - la société s'est opposée par tous les moyens, y compris l'assassinat, à la sincérité des individus, se dressant en face de ses préjugés en accusateurs. Pensant en groupe, agissant en groupe, les gens pensent et agissent mal. C'est alors qu'ils créent ces « institutions » que la sociologie appelle pompeusement la Civilisation. Concédons, en effet, aux sociologues, que la vie sociale est bien différente de la vie individuelle, qu'elle en est tout le contraire : elle oppose au courage la lâcheté, à la vérité le mensonge, à la nature l'artifice, à tous les sentiments humains leur contrefaçon et leur caricature. Ils ont raison, puisque nous voyons les individus agir en groupe d'une manière autre que pris en particulier : les ravages de l'esprit grégaire, pendant la guerre, en sont une preuve éclatante. Nous avons vu à l'œuvre cette fameuse mentalité collective : elle a bien mérité de la patrie. Les sociologues, au lieu de déplorer cela, le constatent avec un plaisir évident. Pour eux, la société est établie pour des siècles sur des principes sacro-saints. La sociologie positive a raison sur ce point : nous ne faisons aucune difficulté pour reconnaître que les individus, à peu près supportables séparés les uns des autres, deviennent, associés et groupés, unis par des intérêts quelconques, absolument idiots, sanguinaires, capables de tout. Dès que l'esprit de corps ou l'esprit de parti s'empare d'eux, ils perdent la tête, deviennent de simples brutes. Tout ce qu'il y a de boue au fond d'eux-mêmes se réveille. Ils n'ont plus de conscience, plus de sentiments, plus rien. Il suffit que quelques hommes se réunissent pour qu'ils disent ou fassent des bêtises. Certes, quelquefois, les individus vibrent ensemble pour une noble cause, mais c'est chose rare. La foule est bien différente des molécules, des cellules qui entrent dans sa composition : leur agrégat donne naissance à un corps nouveau où n'entrent que les laideurs des individus, d'où sont exclues toutes leurs qualités : d'intelligents, ils deviennent stupides, de pacifiques, guerriers. La vie sociale est le dépotoir où viennent échouer tous les égoïsmes, tous les reniements. Il semble que les hommes ne cherchent à se réunir qu'afin de mettre en commun leur bêtise. On m'objectera que si les individus n'étaient pas eux-mêmes tarés, la société ne serait pas tarée : je conviens qu'il y a des individus - la majorité - qui sont faits pour vivre en société : ils ont tout ce qu'il faut pour cela, hypocrisie, dissimulation, autoritarisme, sauvagerie. Ce sont des individus peu individualistes. C'est parce qu'il y a dans la société de ces faux individualistes, en nombre considérable, qu'elle est si imparfaite. La société leur permet de développer tout leur talent, de donner libre cours à toutes leurs passions. D'autres, moins barbares, finissent par le devenir, à leur contact, par faiblesse ou inexpérience. Ils suivent et font comme tout le monde. Évidemment, ces individus sont peu intéressants, et si la société est mauvaise, ils y sont bien pour quelque chose. Cependant, répétons-le, celle-ci ne fait que développer et porter à leur maximum leurs mauvais instincts ; elle les multiplie : la société est le terrain où germent tous les égoïsmes. Bien peu d'individus ont l'héroïsme de combattre les milieux dont ils font partie. Ils s'en évadent, comme d'une galère. Ce sont des rescapés. Individus et sociétés sont au fond également coupables : une somme de lâchetés individuelles, rendues plus nuisibles par leur association, telle est la société, dans sa triste réalité. Ces lâchetés individuelles s'additionnent pour former une force redoutable. Quiconque essaie de la briser est lui-même brisé. La société exerce une telle sujétion sur les individus que, même dans les « milieux libres », elle continue d'exercer ses ravages, ces fameux milieux libres qui devaient révolutionner le monde, et qui n'ont rien révolutionné du tout. Les colonies libertaires n'ont point réussi à réaliser cette société idéale que nous rêvons. Elles en sont même fort loin. Les individus qui en font partie n'ont point laissé à la porte leurs habitudes sociales. Peu à peu, ces milieux deviennent pareils aux autres : ils sont, ces milieux, de plus en plus réduits, les individus n'ayant pas fait l'effort nécessaire pour se réformer. Il importe de rendre inutile, par notre organisation intérieure, toute organisation extérieure dont le rôle consiste à brimer les individus qui sont assez eux-mêmes pour se révolter contre ses lois.

- Gérard de LACAZE-DUTHIERS