SOLIDARITÉ n. f. (du lat. solidaris, solidaire).
Etat de plusieurs personnes obligées les unes pour les autres. Philos. Dépendance mutuelle entre plusieurs personnes ou entre les hommes, qui fait : que les uns ne peuvent être heureux, se développer que si les autres le peuvent aussi, d’où résulte l’obligation de s’entraider.
Dr. franç. : “ Quand plusieurs
personnes s’obligent simultanément envers une autre, les dettes sont en
principe simplement conjointes, et le créancier ne peut réclamer à
chacun qu’une partie de la dette totale. Il en est autrement quand il y
a solidarité. La loi reconnaît l’existence de la solidarité soit entre
créanciers, ce qui permet à chaque créancier de réclamer au débiteur
toute la dette, sans que celui-ci puisse jamais payer plusieurs fois la
totalité (cette solidarité n‘est plus d’ailleurs, aujourd’hui, usitée
en pratique), soit entre débiteurs, ce qui permet au créancier de
demander le tout à chacun d’eux, sans d’ailleurs toucher plus d’une
fois le montant de la dette. La solidarité doit avoir été stipulée
expressément ou résulter d’un texte comme l’article 55 du Code pénal
entre les auteurs d’un même crime ou délit. Le payement, la dation en
payement, la novation faite par un débiteur libèrent tous les autres.
II en est de même pour la remise de dette, à moins que le créancier
n’ait entendu faire une remise ne profitant qu’à un seul. L’obligation
solidaire une fois payée, les débiteurs procèdent entre eux à une
répartition pour que chacun supporte une part proportionnelle à son
intérêt dans la dette. ”
« Solidarité
républicaine,
association politique fondée en octobre 1848, à Paris et dans les
départements, à l’instigation de Ledru-Rollin, Delescluze, Gambon,
Sarrut, etc. Elle avait pour objet de résister par tous les moyens
légaux aux tentatives des légitimistes et des bonapartistes pour
s’emparer du gouvernement ; Administrée par un conseil général de
soixante-dix membres, la Solidarité républicaine avait un comité
central à Paris, des comités de département, d’arrondissement et de
canton. La Cour de cassation déclara illégale cette association comme
société secrète, par arrêt Du 3 décembre 1849. »
« SOLIDARISTE (synonyme de solidaire) n. Partisan
de la solidarité. »
Les syndicalistes qui savent vivre en
pratiquant
l’entraide pour rendre plus agréable et moins fatigant le travail sont
des solidaristes en action. Quand ils se soutiennent également dans la
lutte contre toutes les formes de l’exploitation, ils sont solidaires,
et c’est ainsi que souvent ils triomphent de leurs exploiteurs et
imposent leurs revendications.
Il en est de même des coopérateurs de
production ou de consommation. Ils sont également des solidaristes
en action, des solidaires effectifs puisqu’ils
pratiquent la solidarité.
Il n’est pas une grève, en France et
ailleurs, c’est-à-dire partout où il y a des hommes assujettis à
l’exploitation, où la solidarité
ne soit mise en action : solidarité des grévistes entre eux ;
solidarité des travailleurs de toute la corporation, de toute la
localité et même de toutes les corporations et de toutes les localités
et, parfois, de tous les travailleurs organisés d’une nation. Souvent
aussi la solidarité internationale s’exerce en faveur de grévistes,
même avant que ceux-ci y aient fait appel. Des secours arrivent de
partout et les grévistes obtiennent gain de cause par leur courage,
leur endurance dans la lutte et surtout par la solidarité de tous
travailleurs. On n’en finirait pas de citer des exemples ou des
souvenirs de solidarité en action. Toute l’histoire de la classe
ouvrière en est parsemée. Il n’est pas un militant syndicaliste qui ne
puisse narrer les miracles accomplis par la solidarité des ouvriers
entre eux.
Qui ne se souvient des grèves de Fougères ?
Les
ouvriers de
la chaussure, en 1906, se révoltèrent collectivement contre les
exigences des gros patrons Fougères. Ceux-ci n’avaient pas voulu
accorder, aux ouvriers qui travaillaient à certaines machines, les
salaires équitablement établis par le syndicat. Ils les menacèrent d’un
lock-out... Car les patrons étaient fortement organisés ; les plus
riches imposaient aux autres, moins puissants et moins exigeants, leur
arbitraire volonté.
Ce fut donc la grève. Elle éclata naturellement au
début de l’hiver (5 novembre). Les patrons savent toujours choisir la
saison pour entrer en guerre contre ceux qui les entretiennent et les
enrichissent. La misère fut grande. Les commerçants, au début, firent
crédit à cette population ouvrière. Mais cela dura peu. La grève
continuait et les secours arrivaient de partout, mais les grévistes
étaient nombreux. La solidarité en action s’exerça de façon touchante
dans toutes les organisations ouvrières du pays. Les appels de la
Confédération Générale du Travail furent compris du prolétariat pour la
grève de Fougères, comme ils l’avaient été pour d’autres grèves aussi
importantes. De leur côté, les grévistes organisaient la résistance,
les militants se prodiguaient, les encouragements ne manquaient pas, ni
les magnifiques initiatives. Les grévistes, par milliers,
défilaient chaque jour dans les rues de Fougères avec leurs drapeaux
rouges, en chantant l’Internationale et d’autres refrains comme
celui-ci :
Hommes, femmes, enfants se soulageaient ainsi, se donnaient
mutuellement confiance en clamant leurs espoirs à la face des gendarmes
à pied et à cheval protégeant les usines et les propriétés, rassurant
les exploiteurs. Mais les soldats entendaient et voyaient, eux, qui
n’avaient pas fait serment de massacrer père et mère, si on le leur
commandait. Peut-être des idées de solidarité germaient en leur
cerveau... De malheureux garçons de vingt ans apprenaient, faisaient
leur éducation sociale en pleine lutte de classes, malgré eux.
Les
enfants n’apprenaient pas seulement les chansons des grévistes, qu’ils
entendaient de l’école : ils apprenaient la vie, la vie des
travailleurs autrement que celle qu’on leur apprend dans les livres de
lecture de l’enseignement de l’école religieuse ou laïque. Ils
profitaient aussi de l’enseignement et de la propagande par le fait
qu’était la belle initiative de l’organisation des soupes communistes,
ce rayon actif de solidarité collective et pratique dans les grèves.
Sous un grand baraquement édifié gracieusement par les ouvriers du
bâtiment, aidés des grévistes, des marmites immenses furent installées.
On y ajouta des plats, des ustensiles de cuisine, et les femmes,
courageusement, se mirent à l’oeuvre avec entrain. Des équipes furent
formées rapidement pour recueillir ce qu’il fallait pour mettre dans
les marmites et faire cuire la soupe et le boeuf, les pommes de terre,
les haricots, le riz, etc... que des donateurs aidaient à acheter ou à
fournir. Car elle était sympathique à tous la lutte des ouvriers
cordonniers de Fougères. Quelques débrouillards parmi les grévistes
s’improvisaient cuistots
et faisaient d’excellente cuisine. Les femmes s’enthousiasmaient et
s’ingéniaient à être utiles. Il y avait pour tous, deux repas par
jour : de 10 h. à 11 h. 15 le matin, et de 5 à 6 heures le soir.
On
comptait, chaque jour, 4.200 soupes ou portions. Avec cela, les
grévistes ne mourraient pas de faim. Ce n’était pas l’abondance, mais
plutôt la privation. Hommes et femmes savaient supporter sans plainte
toutes les rigueurs de la situation. Ils ne souffraient que pour les
enfants. On mangeait bien et on mangeait bon, et surtout on mangeait
chaud. Tout cela était appréciable pour tenir jusqu’au bout. Pourtant,
ce n’était pas suffisant. Les enfants pâtissaient : il faisait
froid,
très froid dans la rue et chez soi on grelottait dans la pièce sans
feu, sans rien à prendre avant de se coucher... elle était loin la
soupe de cinq heures du soir !.. Heureusement, l’initiative des
travailleurs n’est pas à court pour manifester son précieux concours
dans le rayon de son inépuisable solidarité.
Un soir, les grévistes
portèrent chez eux une chaude et réconfortante nouvelle : Rennes
et
Paris ont décidé de prendre les enfants des grévistes de Fougères, et
de les distribuer dans de bonnes familles ouvrières qui les garderont
jusqu’à la fin de la grève. Ce fut un départ des enfants vraiment
émotionnant, un des plus beaux épisodes, certes, de la grande grève de
Fougères.
Remarquons, ici, que cet exode des enfants de grévistes,
recueillis par des travailleurs d’une autre localité n’est pas unique.
Il y eut d’autres exodes semblables, en Belgique notamment, bien avant
cette époque ; à Marseille, en 1910, à la grève des inscrits
maritimes,
qui dura plusieurs mois, et d’autres encore. Elle est universelle, la
solidarité dans le monde des travailleurs !
Ah ! ces départs
d’enfants
de grévistes ! Ces pauvres petits partant pour l’inconnu, quittant
leur
famille pour se fondre en d’autres familles de la grande famille
ouvrière ; pleurant et riant à la fois, chagrins de quitter
momentanément le papa, la maman, mais heureux, au fond, de voir
d’autres pères et mères et d’autres frères et sœurs, dans d’autres
villes éloignées ; c’est une époque de leur vie, cela.
“ C’est le
10
janvier 1907, qu’eut lieu le départ. Toutes les mères étaient à la
gare, bavardant, plaisantant même, pour s’encourager l’une l’autre,
mais bien émues, toutes, au fond. Elles faisaient aux petits mille
recommandations. Mais comme ils étaient tous ensemble et tous hantés de
leurs rêves, les petits n’écoutaient déjà plus. La grosse locomotive du
train entrait en gare. Baisers, pleurs, mouchoirs agités :
quelques
minutes plus tard, le train filait à travers les landes bretonnes, vers
la grande ville. Pierre regarda longtemps se dérouler les campagnes
dénudées par l’hiver. Mais bientôt il se lassa et s’endormit, la petite
Jeanne dormant déjà sur ses genoux. Il faisait nuit quand ils
arrivèrent à Paris. Ils étaient une centaine environ. Sur le quai
inondé de lumière par les lampes électriques, les personnes qui les
avaient amenés, de grands camarades parisiens qu’ils avaient vus déjà
les jours passés à Fougères, les firent ranger en cortège. “ Allons,
les petits, dit l’un ! Tous ensemble l’Internationale. “ Et ils se
mirent en marche en entonnant le chant qu’ils savaient tous. La petite
Jeanne était bien un peu émue, et serrait la main de son frère. Pierre
était fier ; il chantait fort, comme les manifestants dans les
rues.
Mais quand ils arrivèrent dans la cour, une immense acclamation
s’éleva, étourdissante : “ Vive Fougères ! Vive la
grève ! ”. Il y
avait bien là 4 à 5.000 ouvriers de Paris qui étaient venus les
chercher. Les enfants, surpris, un peu troublés de tout ce bruit, du
tumulte des voitures, de l’agitation de la foule dans la nuit lumineuse
de la grande ville se turent. Mais des amis les emmenaient, les
plaçaient dans de grandes voitures. Pierre et sa soeur étaient
rassurés. Et ils chantaient à tue-tête quand ils arrivèrent à la Bourse
du Travail. Dans la grande salle des fêtes, il y avait bien encore
3.000 personnes qui attendaient les petits Fougerais. Au milieu des
acclamations, ils furent conduits sur la tribune. Ils mangèrent des
biscuits, burent un peu de vin chaud. Des orateurs parlèrent aux
personnes qui étaient là. Ils s’adressèrent même à eux, les enfants.
Pierre comprit qu’ils leur disaient d’être courageux comme leurs pères
et leurs mères. Et Pierre songea aux siens qui étaient restés là-bas
dans la maisonnette sombre. Enfin, après des chants, commença l’appel
des personnes qui voulaient bien se charger d’eux. Pierre fut remis à
un ouvrier mécanicien. La petite soeur devait être donnée à un
ébéniste. Mais elle pleura tellement quand on voulut la séparer de son
frère, que le mécanicien, ému, déclara avec sa femme qu’il se chargeait
des deux. Je ne vous dirai pas, car ce serait trop long, combien Pierre
fut heureux à Paris, ce qu’il vit, ce qu’il apprit. Qu’il vous suffise
de savoir que pendant tout le temps de la grève ce fut un réconfort
pour les parents de les savoir, lui et Jeanne, bien soignés, alors que
la misère faisait rage au pays, et sachez aussi que leurs parents
adoptifs pleurèrent de les voir partir, quand la grève eut triomphé ”.
- Albert Thomas (Extrait des Lectures Historiques,
33 ème lecture).
Que voilà bien une image de la solidarité effective
dans la classe ouvrière, qu’on voudrait voir répandre dans les écoles
communales, si ces écoles étaient ce que les prétendent les politiciens
de gauche, c’est-à-dire si l’on osait apprendre aux enfants du Peuple
l’histoire du Peuple, leur Histoire.
De la même source, du même petit
livre, du même auteur, voulez-vous une autre belle image de la
solidarité ouvrière, celle que j’extrais, en l’abrégeant, du
chapitre :
la Verrerie ouvrière.
“ En
août 1895, dans la petite ville de Carmaux, une grande grève éclata. Un
ouvrier verrier, Baudot avait été délégué par ses camarades au Congrès
que tient tous les ans la Fédération des verriers de France, et auquel
les syndicats de chaque ville envoient un représentant. Baudot s’était
fait remplacer à l’ouvrage par un camarade, comme cela est d’usage dans
la verrerie. Mais le patron n’aimait pas les syndicats : il disait
que
lorsqu’un syndicat se forme dans une usine, un patron n’est plus maître
chez lui ; et il voulait rester maître chez lui. Il avait décidé
d’engager la lutte contre l’union ouvrière et de la briser. Il renvoya
Baudot. Il le considérait, en effet, comme, un meneur. C’est ainsi que
les patrons appellent les ouvriers qui s’efforcent d’unir leurs
camarades, de les syndiquer pour la défense ou le relèvement des
salaires. Mais les verriers de Carmaux se déclarèrent tous solidaires
de Baudot. Si le patron ne voulait pas reprendre leur camarade, ils
étaient décidés à cesser le travail. Le patron refusa de reprendre
Baudot. - Alors, ce fut la grève, une grève longue et dure. Les
verriers en subirent toutes les misères. Leurs femmes se plaignaient,
les petits pleuraient. Dans les rues, des gendarmes, appelés en nombre,
constamment passaient et repassaient, donnaient l’ordre de circuler. Le
député de Carmaux, Jaurès, des députés socialistes, des envoyés des
organisations ouvrières, étaient venus de Paris pour soutenir les
grévistes. Ces députés étaient surveillés par les agents du
gouvernement, qui était alors un gouvernement conservateur et qui
s’inquiétait fort des grèves. Un soir, même, ils furent enfermés, tenus
à vue par les gendarmes. Les préfet, sous-préfet et magistrats se
montraient d’une sévérité inouïe. “Un gréviste fut condamné à 24 heures
de prison “ pour avoir regardé un gendarme ”. Un muet fut arrêté pour
tapage nocturne. Mais ces mesures arbitraires ne réussirent point à
décourager les grévistes ”.
Cette grève, dont beaucoup se
souviennent encore, fut connue de tout le pays. On lança, pour les
grévistes, des listes de souscription. II y avait 850 personnes à
nourrir chaque jour. Chaque quinzaine, les chefs de famille touchaient
20 francs, plus 3 francs pour chaque enfant. C’était peu pour les
grévistes, mais cela faisait une somme aux soins du Comité de grève.
Aussi fallait-il la défendre contre le gouvernement qui tentait de la
saisir pour mettre fin à la grève en faveur du patron, le fameux
Resseguier, qui résistait toujours, dur à tout, à tous, insensible â la
misère des femmes et à la souffrance des enfants. Peu lui importait
l’opinion publique, la presse, le gouvernement lui-même mis en minorité
sur interpellation des députés de gauche. Rien ne pouvait l’émouvoir.
Toutes négociations échouaient devant son orgueil patronal. La grève
durait grâce aux secours que fournissait la solidarité ouvrière.
L’obstination patronale fut sans borne.
Les grévistes, à mesure que se
prolongeait la lutte voulue par le patron, devenaient sympathiques à
tout le monde. Eugénie Buffet, pour les grévistes, chantait dans les
cours de la capitale et petite et gros sous tombaient à ses pieds et
même des pièces blanches ; sa chanson disait
:
Et la foule était, bonne. Cela donna le temps aux grévistes de
réfléchir, de discuter et de décider de monter une association de
production. Telle fut l’idée de la Verrerie ouvrière
d’Albi.
Coopératives, syndicats, groupements sociaux divers, souscrivirent des
actions. Une loterie fut organisée sous forme de tombola. Enfin, une
dame généreuse (Mme Dembourg) confia, pour les grévistes de
Carmaux,
une somme de 100.000 francs qu’elle mit entre les mains d’Henri
Rochefort.
Celui-ci voulait que les grévistes de Carreaux édifiassent “
la Verrerie aux verriers ”. Or, cette forme d’association n’était pas
celle que voulaient les verriers. Ils ne voulaient pas qu’une seule
pensée égoïste pût entraver ou troubler le développement de leur
oeuvre : la Verrerie serait la propriété de tous ; les
verriers
seraient, au travail, les mandataires de leurs camarades. Des militants
audacieux, confiants et sincères se mirent à parcourir villes et
villages ; les conférences et meetings furent organisées en faveur
de
la Verrerie ouvrière et non pas de la Verrerie aux Verriers, comme
l’eût voulu Rochefort. Quand une organisation avait vendu pour 100
francs de tickets à quatre sous, elle devenait actionnaire de la
Verrerie Ouvrière. Il y eut bientôt des milliers de francs recueillis.
Alors, Rochefort commença de verser les 100.000 francs de
Mme Dembourg.
Le 13 janvier 1896, fut donné le premier coup de pioche, à Albi, où
devait être construite la Verrerie Ouvrière d’Albi.
La grève se termina
par la rentrée des ouvriers, que voulut bien reprendre
M. Resseguier et
ceux qu’il désigna pour ne jamais plus rentrer dans son usine, furent
indiqués pour être les ouvriers de la Verrerie ouvrière d’Albi.
Mais
avant de travailler à l’usine du Prolétariat, il fallait construire
cette usine. Après six mois d’un chômage dû à leur acte de solidarité
avec le camarade Baudot, les verriers se firent terrassiers pour
édifier eux-mêmes leur usine avec l’aide fraternelle de quelques
ouvriers maçons et, guidés par un ingénieur ami, se mirent à l’oeuvre.
Les hommes payés 0 fr. 30 (à l’heure) ; les jeunes gens, 0 fr. 25
et
les petits (pour les courses), 0 fr. 15, ils travaillèrent, sans se
plaindre, “pour la cause ”. Pour tout cela, l’argent ramassé avait
suffi. Mais ce n’était pas tout : il fallait achever construction,
installer les ateliers, se procurer l’outillage, raccorder l’usine au
chemin de fer du Midi et les souscriptions, les achats de billets à
quatre sous n’arrivaient pas assez vite pour les échéances. La
solidarité continuait à se manifester, mais très lentement, trop
lentement. Cependant, en octobre, les fours avaient été allumés ;
en
décembre, l’usine était prête ; le verre était en fusion,
attendant les
travailleurs
: mais l’argent manquait encore. Comment faire face aux premières
dépenses ? Le notaire, conseiller des verriers lorsqu’ils
rédigèrent
les statuts de leur Association, essaya d’emprunter pour eux au
sous-comptoir entrepreneurs. Cette société ne refusa pas, mais demanda
du temps. Or, attendre, c’était risquer la faillite après tant
d’efforts, après tant d’espoirs !
II y avait à Paris le Comité
d’action
de la Verrerie ouvrière, composé de militants délégués de Syndicats,
Coopératives et de divers groupements socialistes. Ce comité,
activement, s’occupait de recueillir les fonds, de susciter les
initiatives, de développer la propagande faveur de l’oeuvre.
Le
représentant de la Société à Paris alla trouver Jaurès à la Chambre et
fit prévenir un des plus zélés partisans de l’entreprise, un solide
militant socialiste, syndiqué, coopérateur, délégué de la Fédération du Livre
(Hamelin) qui s’était tout dévoué à la Verrerie Ouvrière. Celui-ci s’en
alla déjeuner en hâte à sa petite gargote habituelle. Deux amis qui
mangeaient là, avec lui, tous deux coopérateurs, l’un de l’Avenir de Plaisance et l’autre de
l’Egalitaire,
voyant son air bouleversé, lui demandèrent ce qui le tourmentait. “ Il
nous faut 100.000 francs d’ici trois jours pour sauver la verrerie ”,
dit Hamelin. Ils discutèrent, ayant tout trois la foi au coeur. A deux
heures, Hamelin se rendit à son tour à la Chambre, voyait, à son tour,
Jaurès et l’agent de la Verrerie. Mais était-il possible à député
socialiste de trouver un capitaliste capable de prêter 100.000 francs,
pour une oeuvre ouvrière comme celle-là ? La réalité était
cruelle : la
faillite était certaine. Hamelin ne pouvait s’y résigner. “ Ce que vous
ne pouvez faire, citoyen Jaurès, dit-il, moi, simple travailleur, je
vais essayer d’y réussir. Je vous demande trois jours pour vous
répondre oui ou non ”. A neuf heures le lendemain, les trois amis,
Hamelin, Bellier et Rémond se retrouvaient. Ils firent le compte de
l’argent qu’ils avaient en poche. A eux trois, ils possédaient 4 fr.
90, juste deux heures de fiacre. Et ils étaient à la recherche de
100.000 francs dans les rues de Paris. L’un d’eux avait suggéré qu’on
pouvait s’adresser à quelques gros fournisseurs des coopératives. Un
courtier en vins, socialiste, ancien combattant de la Commune, pourrait
servir d’intermédiaire. Ils se rendirent chez lui. “ Nous venons te
chercher, lui dit Hamelin ; faut que tu nous aides à trouver
100.000
francs ”. Le courtier le crut devenu soudainement fou. Mais Hamelin lui
parla si chaleureusement qu’il le convainquit. Ils partirent tous
quatre chez le patron du courtier qui se chargea de négocier. L’ardeur
de ses trois compagnons l’avait gagné. Mais à peine fut-il en face de
son patron, que sa fièvre tomba : il ne sut plus par où commencer.
“Qu’est-ce qu’il y a donc ? Que voulez-vous ?... “ “ Il y a
que...que.... je viens vous demander 100.000 francs. “ Ce fut son tour
d’être regardé comme un fou. Mais le plus fort était dit. II répéta
tout le discours, tous les arguments d’Hamelin. Le commerçant
résistait. A bout d’arguments, se sentant à demi-vaincu, le courtier
demanda audience pour Hamelin. Une heure après, les trois amis étaient
là. Hamelin parlait de nouveau, disait la misère, mais aussi la
noblesse et la grandeur de leur entreprise. L’autre n’osait plus
refuser, remettait au lendemain sa réponse. Hamelin était revenu
joyeux. Le lendemain, donc, il se rendit tout confiant chez le
commerçant en vins ; mais, hélas ! contrairement à son
attente, il lui
était répondu que le prêt n’était pas possible. Le vaillant typographe
se sentit pris de désespoir ; mais, se ressaisissant, il parla de
nouveau, passionnément, douloureusement, jusqu’à ce qu’enfin le
négociant, impatienté et ébranlé tout à la fois, lui dit : “
Personnellement, non, encore une fois, je ne puis rien, mais l’Avenir de Plaisance et l’Egalitaire,
les deux grandes coopératives me doivent, pour la fin du mois, environ
100.000 francs. Eh bien ! que ces sociétés vous les avancent, et
je
m’engage alors à renouveler leur créance de mois en mois jusqu’à ce
vous ayez pu les rembourser avec l’argent que vous espérez toucher du
sous-comptoir des entrepreneurs. Arrangez-vous avec elles ”. L’Avenir de Plaisance donnerait, sans nul doute sa
contribution, soit 35.000 francs, mais l’Egalitaire
inspirait quelque inquiétude à Hamelin. Le soir, cependant, après une
brève discussion, le Conseil d’Administration de cette coopérative
accordait le prêt : Hamelin pouvait télégraphier la victoire à
Carmaux.
Mais les coopératives ne contiennent pas que des
ouvriers soucieux de trouver dans la coopération un moyen de solidarité
envers les oeuvres d’émancipation ouvrière. Il y a coopérateurs et
coopérateurs comme il y a fagots et fagots. Parmi les hommes, il y a
des adversaires de parti ; parmi les femmes, il y a des ignorantes
du
socialisme et de la, coopération. “ On veut nous prendre notre argent,
criaient-elles ; on veut nous voler 65.000 francs ! ”. Et
elles
signaient et faisaient signer des listes de protestation. On demandait
d’urgence une assemblée générale. EIle eut lieu le dimanche, pour
entendre les explications du Conseil. Il y avait 4.000 sociétaires
environ, (dont 500 femmes décidées. Hamelin se rendit à cette
assemblée. “ Vous n’obtiendrez pas un sous, lui dirent, à son entrée,
des camarades socialistes. “ Je garde confiance, répondit-il, si on me
laisse parler, j’aurai l’emprunt ”. Les partisans de l’emprunt furent
d’abord hués ; les adversaires applaudis par toute la salle. La
situation semblait mauvaise. Après d’autres, Hamelin eut la parole et
les murmures s’amplifiaient du côté des ménagères qui ne pensaient qu’à
leur argent sortant de la caisse de leur coopérative. Il s’expliqua,
laissant de côté la question d’argent, se bornant, pour l’instant, à
raconter la lutte des ouvriers de Carmaux, les persécutions subies, la
dureté irréductible du patron, l’affreuse misère des familles de
verriers, l’idée de construire l’usine, la collecte magnifique des gros
sous dans tout le prolétariat, le courage, la ténacité. Le dévouement
des verriers et de tous ceux qui les soutenaient. En cinq minutes, il
avait conquis l’attention générale : on l’écouta. Et les
adversaires
les plus acharnés étaient rappelés au silence un quart d’heure après.
Alors, Hamelin s’adressa aux femmes “ Voulez-vous, leur dit-il, que
tous ces efforts soient perdus ? Voulez-vous, mères, qui aimez
tarit
vos enfants, voulez-vous que, par ce froid glacial de décembre, les
mères et les enfants d’Albi retombent dans la misère ? ”. “
Non ! Non !
” crièrent des femmes. “ Alors, vous ferez ce que je vous demande, vous
voterez l’emprunt. Et d’autant plus que cela ne vous coûtera aucun
sacrifice réel, puisque je prends la
responsabilité de rembourser dans quelques mois. “ “Oui !
Oui !
S’écrièrent de nouveau les femmes, nous les voterons ”. Et elles
étaient levées ; elles agitaient leurs mouchoirs qu’elles avaient
tirées pour essuyer leurs larmes. - Et vous, camarades, vous avez
permis aux verriers d’édifier leur usine, cette usine dont chaque
pierre fut arrosée de leurs sueurs. Voulez-vous donc que, dans cette
usine montée par la classe ouvrière tout entière, un nouveau patron
exploite encore vos frères ? - Non, non ! - Alors, comme les
citoyennes, vous voterez l’emprunt, et les verriers ne seront exploités
par personne. - Oui, oui ! S’écrièrent les hommes...
La partie
était
gagnée. Depuis le début de la séance, les militants faisaient circuler
une liste où ils s’engageaient à abandonner leur action de 100 francs
si la Verrerie ouvrière ne pouvait plus rembourser. Trois cents déjà
avaient signé. La solidarité se manifestait.
Après Hamelin, des
adversaires voulurent parler. - Signez la liste, criaient les femmes.
-- Engagez-vous ! Vous aurez ainsi une garantie ! Et s’ils ne
signaient
pas, elles les traitaient d’affameurs.
Au vote, il n’y eut que 50
opposants.
Une dépêche, envoyée à Albi, annonça la bonne nouvelle.
Puis, Hamelin partit lui-même. “Courage, dit-il, en arrivant, aux
verrier, courage ! Je vous apporte les étrennes des travailleurs
parisiens ! Au travail ! “ Et, quand la première masse de
verre en
fusion sortit du four, les verriers tendirent leur canne à
Hamelin : “A
vous l’honneur, camarade Hamelin ! ”, lui dirent ils. Il souffla
la
première bouteille au milieu des vivats, car si cette bouteille ne fut
pas parfaitement soufflée par cet ouvrier typographe, c’est l’artisan
de la solidarité que l’on honorait.
J’ai parlé des cordonniers de
Fougères, des verriers d’Albi, mais je n’ai point parlé des mineurs.
Dans la vie tragique des travailleurs, ceux-là, comme les pêcheurs et
les marins, sont en perpétuel danger.
Parlons de l’épouvantable
catastrophe de Courrières, dont les détails terrifiants sont encore
dans toutes les mémoires. On ne s’intéresse à ces malheureux que dans
les époques, trop nombreuses, hélas ! où, pour gagner leur vie,
ils
subissent une catastrophe qui les tue par centaines. On pense encore à
eux quand ils réclament un meilleur sort, quand ils menacent de se
mettre en grève. Les causes de leur agitation ne sont jamais bien
connues du public. Une presse bien stylée par les arguments persuasifs
du gros patronat minier sait mettre les choses au point pour exaspérer
les lecteurs qui, stupidement, jugent, comme le leur dit le journal
qu’ils lisent et sont d’accord pour trouver exagérées, abusives, les
incessantes revendications des mineurs. Pour un peu, le public, au
crâne inlassablement bourré, s’apitoierait sur les patrons, les
compagnies minières, les actionnaires de ces compagnies, victimes des
exigences répétées des ouvriers mineurs. II n’y pas ici, à mettre les
lecteurs au courant de la vie infernale du mineur. On connaît le
travail ingrat, pénible qu’est celui d’extraire du charbon des
profondeurs de la terre, pour un salaire qui est mesuré savamment de
façon à entretenir la misère et l’abrutissement du malheur.
Pour rester dans la question qui nous occupe ici, ne parlons que de la fameuse catastrophe, qui ne fui pas la première, ni la dernière dans le martyrologe des exploités, et qui va nous fournir un exemple encore de la solidarité ouvrière qui n’a rien de semblable à celle dont l’histoire nous a fourni les détails lors de la catastrophe du Bazar de la Charité, quelques années avant, à Paris, dans la belle société où les hommes, autant affolés que les femmes, assommaient celles-ci à coups de poing, à coups de canne pour sauver leur vie d’inutiles parasites. Les actes de courage accomplis en cette catastrophe du Bazar de la Charité en flammes furent accomplis par des ouvriers du voisinage, par des pompiers et autres modestes sauveteurs professionnels ou de hasard. La solidarité est une chose inconnue aux âmes charitables qui se font une fête de donner libre cours à leur orgueil et à leur vanité, en faisant périodiquement du bien aux pauvres pour mériter le ciel.
Donc, c’est le 10 mars 1905, un samedi, dans la
matinée, qu’arriva aux oreilles de tous les habitants des cités
ouvrières. De la région de Lens, une affolante nouvelle, clamée par une
voix mystérieuse comme celle du destin et terrorisante comme les
grondements du Vésuve, de l’Etna ou du Stromboli : “ Le grisou
vient
d’éclater à la fosse N°4 des mines de Courrières, la mine est en feu,
il y a des centaines de victimes ! “ En un instant, court comme la
durée d’un éclair, des femmes affolées, hurlantes, s’échappèrent de
leurs demeures et coururent jusqu’à la fosse, traînant après elles des
enfants en bas âge qui pleuraient d’instinct, parce qu’ils voyaient
pleurer leurs mères, tout à l’heure encore pleines d’insouciante
gaîté ! Chacune se sentait frappée par le fléau, bien qu’elle en
ignorât l’étendue et, dans chaque famille, on se demandait si le père,
le fils ou le frère n’était pas parmi les victimes. Plus on
s’approchait du sinistre lieu, plus le désespoir et le deuil éclataient
violemment. Des épouses, des mères se roulaient, eu proie à des
attaques de nerfs. D’autres étaient emportées, évanouies, dans les
cabarets voisins. D’autres, enfin, laissaient échapper des paroles
incohérentes entrecoupées d’un de ces éclats rte rire stridents, signes
précurseurs de la folie !
Pendant ce temps, les médecins de la
compagnie et ceux des environs, arrivés à la première alerte,
attendaient les victimes à l’orifice du puits pour leur prodiguer leurs
soins. En effet, les secours avaient été organisés de suite :
toutes
les autorités de la mine et celles des municipalités rivalisaient de
zèle avec les houilleurs des autres fosses pour essayer d’arracher, à
la mort leurs compagnons de travail. Instinctivement, chacun d’eux se
sentait menacé d’un pareil sort et que, le lendemain peut-être, il
aurait, à son tour, besoin d’un même dévouement ! Aussi tous se
disputaient le périlleux honneur de descendre dans la mine en feu,
tandis que, autour d’eux, sur le carreau de la fosse, petit à petit, la
masse des curieux s’en venait, grossissant de plus en plus. Imaginez
une foule have, aux traits contractés, les yeux baignés de larmes, ne
parlant pas, ou seulement très bas, comme on le fait dans la chambre
d’un mourant... Imaginez cette foule de 2.000 personnes au moins,
massée à deux pas des barrages formés par des gendarmes à cheval en
faction devant le puits, sous le ciel gris, dans la boue
noire !... II
y avait là, beaucoup de femmes, des vieilles courbées par l’âge et les
privations, des jeunes, portant un, quelquefois deux bébés, presque des
nouveaux-nés et déjà graves ; des hommes, casqués de cuir, au
visage
terreux, impassibles, comme pétrifiés, semblant avoir perdu toute
notion des choses existantes. Le carreau, avec son trou béant, noir
comme un four, d’où il paraissait s’échapper des odeurs de cadavres,
les hypnotisait. Et toute la nuit ils restèrent là, avec des
alternatives d’espoir et de désillusion. En parcourant les salles où,
dans les toiles blanches gisaient des morts, voire même des lambeaux de
mort, on pouvait remarquer ici un vaillant sauveteur, blême, inerte sur
un matelas, qui était descendu à l’annonce du sinistre, à la recherche
des victimes et qu’on avait remonté peu à peu, asphyxié aux
trois-quarts. Là, un galibot, c’est-à-dire un gamin de 14 ans, à
prendre place à côté de ces camarades, frappés comme lui, pour dormir à
jamais, dans les ténèbres. A tout moment, on apportait de nouveaux
corps en lambeaux, des troncs noircis et déformés, des membres brisés,
des crânes défoncés, des visages tuméfiés, sur lesquels la mémoire la
plus fidèle ne pouvait mettre aucun nom. Quelques-uns avaient la
position dans laquelle la mort implacable les avait surpris. Repliés
sur eux-mêmes, les bras en avant pour se couvrir dans un dernier geste
de défense, tels des damnés échappés d’un enfer que Dante, même, n’eût
point su imaginer. Amenés sur des civières et enveloppés d’un linceul,
on les déposait sur la galerie, remettant à plus tard la quasi
impossible identification des moins abîmés. Le dimanche soir, on
remonté 23 corps et le lundi, à midi, 7 de la n° 4. Il en restait
100 à
l’accrochage. A la fosse N° 2,on en avait remonté 32 dans la nuit
du
samedi dimanche ; à la fosse N° 10, il y avait eu 100
ouvriers sauvés ;
à la fosse N° 3, il y avait eu 10 cadavres. Au dire d’un
ingénieur, à
la fosse N° 4, dans la nuit qui suivit la catastrophe, étant de
service, il vit un spectacle dépassant toute imagination. C’était celui
de la buvette, à 380 mètres : la voie, sur un parcours de 100
mètres,
était totalement obstruée, les boisages arrachés leurs appuis,
d’énormes blocs de roches couvrant le sol de leurs mille fragments. A
chaque pas, on rencontrait des cadavres momifiés, absolument
méconnaissables. Tout un train de berlines avait été littéralement
aplati ; les corps du conducteur et du cheval gisaient à plusieurs
mètres de distance, et ce n’était qu’à plat ventre qu’on pouvait
avancer dans les éboulis, exposé à chaque instant à être écrasé sous un
nouvel éboulement. A la fosse N° 10, 9 autres corps étaient
étendus sur
la paille de l’écurie ; l’un était celui d’un père de cinq
enfants ;
tout près, ceux du père et des deux frères, dont un de 17 ans. Ce fut
ensuite le tableau des reconnaissances. On avait déjà remis à leurs
proches les corps de ceux qu’on avait reconnus au début de
l’organisation des secours. Les autres, ceux qu’il s’agissait
d’identifier, déposés dans des cercueils provisoires, aussitôt remontés
étaient alignés eu deux rangées, laissant entre elles un espace de deux
mètres. Des sapeurs du génie arrosaient le sol d’eau phéniquée, tandis
que d’autres soldats, munis de gants, enlevaient les couvercles et
écartaient les linceuls, de manière à découvrir les défunts qu’on
aspergeait ensuite de phénol.
Par groupes de 20 à 25, les visiteurs
étaient alors introduits, et des scènes à fendre l’âme se produisaient.
Ici, c’était une femme sanglotant éperdument et s’affaissant, inerte,
en apercevant son homme. Là, c’était lui deux père, cherchant son fils,
et qui avait cru le reconnaître à sa chaussure. Plus loin, une mère
retrouvant, dans des restes informes, celui que, deux jours auparavant,
elle avait embrassé en l’appelant son fils, tombait évanouie sur la
neige boueuse du carreau. Près d’elle, muet d’horreur, se tenait un
ancien mineur, dont trente et un des siens, frères, beaux-frères,
neveux et cousins, étaient restés an fond de la mine. Trente et
un !...
Quant au jour des funérailles, ce fut une journée d’atroce désespoir.
Rien ne pourrait exprimer la poignante tristesse de ce spectacle dans
la mine noire, sous un ciel bas et gris, tandis que la neige, tombant
inlassablement, ajoutait encore à la mélancolie du paysage morne et
nu...
Ne mentionnons pas les délégations, venues de toutes parts,
apporter, au nom des groupements corporatifs qu’elles représentaient,
le dernier et suprême adieu à ces obscurs martyrs du travail, victimes
de l’exploitation, faisant contraste avec les personnages officiels des
pouvoirs publics et des compagnies...
A quiconque l’a vu, ce spectacle
des funérailles des victimes de la catastrophe de Courrières restera le
souvenir de ce défilé gigantesque et funèbre du 13 mars 1906, sous la
neige tombant en flocons serrés, de cercueils, de cercueils et encore
de cercueils... Dans la rue de Billy-Montigny, l’une des communes les
plus éprouvées, en face la fosse N° 3, ce fut un départ pour la
nécropole, si grandement tragique, si impérieusement impressionnant,
qu’il était impossible de ne point pleurer. Pendant que, aux pas lent
des porteurs dévoués, Ies humbles bières s’en allaient, des
gémissements de femme s’échappaient de chacune des maisons qui
bordaient la rue, par les portes et les fenêtres. Et, en avançant
d’habitation en habitation, on allait de râle en râle, car à chaque
croisée, il y avait une voix déchirée de larmes, qui appelait un nom de
disparu...
Tout cela n’incite-t-il pas à des pensées profondes et
fortes sur la nécessaire, l’indispensable et consolante solidarité des
malheureux entre eux ?
Mais, revenons à la catastrophe. Voici
continent un rescapé raconta sa terrible odyssée :
“ J’étais
à 304 mètres, dans les travaux du fond de
la fosse N° 2, lorsque la catastrophe se produisit. Avec quatre de
mes
camarades, je conduisais un train de vingt berlines pleines de
houille ; tout à cour, les lampes s’éteignirent brusquement sous
l’action d’un courant d’air tellement violent que je fus renversé avec
le cheval que je tenais à la bride ; les longes furent brisées
net, et
les vingt berlines refoulées à près de trente mètres en arrière...,
”.
On se rend compte (et on se l’explique aisément) de
cette pression formidable du gaz accumulé pour que l’air respirable ait
été refoulé avec une telle force, et l’on comprend que les travailleurs
un peu éloignés des accrochages des fosses 2 et 10, aient été asphyxiés
avant de les atteindre. Et l’on conçoit la difficulté des tentatives de
sauvetage. Il fallut procéder à des travaux de déblaiement pour arriver
dans les chantiers du N° 4. Ces travaux commencèrent dès que le
dernier
des blessé, trouvés à l’accrochage de 397 mètres fut remonté. Ils se
poursuivirent toute la nuit avec une activité fiévreuse ; après
une
équipe, c’était une autre. Ce fut avec un dévouement, un mépris de la
mort qui allait jusqu’à la témérité, que les volontaires sauveteurs se
présentèrent pour tenter d’arracher à la mort leurs frères malheureux.
Des traits de courage inouïs furent accomplis ; citons-en un entre
cent : un porion, le nommé Grandame, dont le nom mérite de figurer
au
tableau d’honneur des victimes du devoir, se trouvait au fond lors de
l’explosion ; à l’accrochage 300, après avoir ramené dix-huit
camarades
sains et saufs, il replongea dans la fournaise pour n’en plus
sortir !
Les énumérer tous, d’ailleurs, serait impossible. Il convient pourtant
de signaler aussi le magnifique élan de générosité des pompiers de
Paris, et surtout celui des “ Feuerman ” ou soldats du feu qui, au
premier appel du Syndicat des Houillères françaises, avaient accepté de
franchir les 400 kilomètres qui séparent la Westphalie de notre région,
pour tenter, au péril de leur vie, d’arracher, s’il en était temps
encore, aux griffes de la mort, ceux de leurs camarades de la mine
ensevelis depuis 72 heures dans l’inextricable réseau souterrain de
Courrières. Ils s’étaient, pour cela, munis d’un appareil spécial, en
usage clans les fosses de l’Allemagne, qu’ils avaient apporté. Cet
appareil permet de rester deux heures dans une atmosphère
irrespirable...
Hélas ! Cette suprême tentative
fut
inutile ; après une longue attente, où l’angoisse de la foule
atteignit
son apogée, les courageux sauveteurs remontèrent, maudissant, les
larmes aux yeux, leur impuissance contre l’effroyable étendue de la
catastrophe. Bien plus, devant le danger croissant d’exposer de
nouvelles existences humaines, sans espoir sérieux d’opérer des
sauvetages, les ingénieurs décidèrent d’arrêter complètement les
travaux et de renverser le sens du courant d’air, puis de bouclier de
puits, afin d’éviter une nouvelle explosion, le principe étant admis
que tout espoir de retrouver âme qui vive était perdu.
Quant au bilan
de cette hécatombe sociale qui suscita un si magnifique élan de
solidarité ouvrière dans le monde prolétarien tout entier et un esprit
de sacrifies international si exemplaire de la part des sauveteurs si
courageux de Westphalie, le voici à titre documentaire :
Il y eut 638
cadavres au puits N° 4 sur 852 mineurs descendus ; 451 sur
453 au puits
N° 3 et 123 au puits N° 3 ; soit un total de 1.212. Que
de maisons
ouvrières en deuil ! Que de villes tristes et lugubres ! Que
de femmes
éplorées ! Deux femmes : une mère et une soeur, réclamaient,
à elles
seules, aux autorités, les sept cadavres de leurs fils et frères !
Tous
comprirent, à ce moment tragique, devant ce monstrueux amoncellement de
cadavres, que les frontières politiques et naturelles séparant les
peuples devaient disparaître et que toutes les mains devaient se tendre
dans une oeuvre d’union des travailleurs de toutes les nations. La
fraternité sociale se manifesta, certes, par une horreur sentimentale
unanime et par des souscriptions. Ce fut merveilleux. Mais cela
n’empêcha point les patrons et les actionnaires de demeurer féroces et
rapaces, ainsi que le prouva une grève éclatant quelques jours après
dans les bassins du Nord et du Pas-de-Calais, qui dura jusqu’en mai de
la même année et vint, dans les familles ouvrières si éprouvées,
ajouter aux douleurs si vives de la catastrophe de Courrières les
tortures de la faim...
C’est au cours de cette grève qu’un journaliste
impudique, un cynique politicien, osa se montrer aux mineurs, comme
ministre sympathisant des grévistes qui réclamaient l’application tant
promise de la journée de huit heures immédiate et intégrale. Le chapeau
sur l’oreille, Georges Clémenceau se déclara d’accord avec les
grévistes et leur promit l’appui du gouvernement. En effet, les
grévistes ont pu constater aussitôt l’augmentation des forces
militaires et policières, en attendant l’application indéfinie de la
journée de huit heures ! Tout cela ne doit pas être oublié.
En
présence
de tels événements, qui donnent lieu à de telles marques de générosité
et de véritable solidarité, on arrive à en oublier le terrible et
collectif égoïsme des guerres. C’est un profond adoucissement à la
douleur que ces preuves de sympathie et ces témoignages de réconfort,
venus des quatre coins de l’univers... A la rigueur, ceci montrerait
que l’humanité est peut-être meilleure que nombre de pessimistes le
prétendent, et que la fraternité des peuples, leur solidarité dans le
malheur ne sont pas toujours de vains mots. Oui, cela semblait ainsi,
en l’armée 1906... Mais huit années plus tard, d’autres hécatombes,
cherchées, voulues et obtenues par d’infernaux moyens de politique, de
diplomatie, d’intérêts infâmes, firent des millions et des taillions de
victimes en ce massacre affreux de 1914 à 1918.
Ces millions de morts
de la guerre ont fait oublier les 1.200 mineurs, massacrés par un coup
de grisou, dont la Compagnie de Courrières fut responsable, d’après les
rapports, car elle viola manifestement l’article 74 de l’arrêté
préfectoral de 1905 qui prescrit l’emploi des lampes de sûreté. Il y a
bien d’autres infractions aux lois, décrets et règlements sur les
mines, dont la Compagnie de Courrières s’est rendue coupable. Mais la
justice bourgeoise est dure aux travailleurs et douce à leurs
exploiteurs. La Compagnie de Courrières a continué de prospérer et les
actionnaires, de père en fils, continuent de toucher des dividendes.
Les mineurs de Courrières, comme leurs autre frères de misère,
continuent de revendiquer, de végéter et de mourir comme des gueux.
Cela, c’est toute la solidarité sociale en plein épanouissement. Elle
ne cessera qu’avec la disparition totale de ce qui l’engendre :
l’exploitation, l’autorité des uns, l’ignorance et la soumission des
autres.
Cette Révolution sociale ne s’accomplira peut-être pas sans
violence, car, à la solidarité malfaisante des profiteurs d’un régime
odieux qui se défendra, s’opposera la solidarité des exploités, des
asservis en révolte dans un mouvement de force et de cohésion pour
établir la justice et l’Égalité sociales des hommes aptes à vivre en
travaillant dans l’entente et la liberté, par la fraternité et l’amour
des uns envers les autres ! Ô Solidarité, nos idées d’avenir
meilleur,
nos espoirs sont en toi ! ”. (Extraits d’un livre de lecture
intitulé : La Vie du Mineur, par O.
Delabasse)
Le savant Paul Langevin, interrogé en 1933, par un
journaliste, fit des déclarations intéressantes qui répondaient à une
opinion assez justifiée de Jules Romains sur les savants, où celui-ci
affirmait :
“ Tous les savants, sans exception, sont
serviles. Ce
sont des employés. On l’a bien vu pendant la guerre. Eux ne
s’opposeront à rien. Pas de danger qu’ils fassent grève, fût-ce pour
sauver l’Humanité... ”.
Une telle condamnation en bloc, un arrêt
aussi impitoyable rendu par l’un des esprits les plus profonds de
l’époque, ne peut laisser insensible. Il n’y a pas de règle sans
exception. Et les déclarations suivantes le prouvent. Elles sont faites
par un homme doux, modeste, dont l’inflexible volonté, affirmée
partout, de ne point servir les oeuvres de mort, est en train de
convertir par sa force exemplaire, des milliers de savants. Voici ce
que dit le professeur Langevin :
“L’état actuel de la
science, qui rend de plus en plus
solidaires toutes les portions du monde, exigerait l’organisation
internationale de la collectivité. Nous en sommes loin... ” [...]
“ Il
faut convaincre que le paradis est dans ce monde, devant nous et qu’il
dépend de nous. Nous sommes tous solidaires, perdus clans l’infini des
espaces et du temps : solidaires de nos contemporains, solidaires
de
nos ancêtres aussi, et de nos descendants. Nous formons un tout,
qui doit évoluer sans cesse. Et si la justice se montre défaillante,
que la science vienne à son secours, et l’aide à organiser l’harmonie
du monde ! ”
[...]
“ J’ai
remarqué, il y a une dizaine d’années, disait le professeur Langevin,
que le cerveau et le coeur humains palpitaient dans l’ensemble de
l’espèce. Et j’ai compris à ce moment-là qu’il était du devoir de ceux
qui sont à l’avant-garde de s’occuper un peu de l’éducation des autres.
Et je ne crois plus maintenant, qu’un savant puisse
dissocier son travail de l’amour du prochain
”.
Que de belles choses ont été dites ou écrites sur la
solidarité !
Mais rien de tout cela ne vaut les actes. Et c’est surtout dans le
Peuple, parmi les travailleurs, qu’on pourrait moissonner abondamment
des exemples fameux, des traits admirables de solidarité individuelle
et de solidarité collective. Mais il y en a trop, vraiment, pour
entreprendre seulement une simple énumération dans la seule Histoire du
Travail et des Travailleurs.
Tout le monde connaît les faits sociaux.
On sait que nombre de grèves très importantes ont eu lieu avant la
guerre... et depuis, sans autre raison que la solidarité. Il y en eut,
également, pour des raisons de dignité. Mais celles qui eurent lieu
pour empêcher une injustice ou une représaille du Patronat vis-à-vis
d’un ouvrier ou d’une ouvrière seraient à signaler si l’on pouvait
disposer de la place nécessaire à leur énumération et à leurs
résultats. Il y eut grève générale de diverses corporations et grève
générale de diverses localités pour soutenir un camarade frappé pour
ses opinions, ou pour sa propagande, ou pour son dévouement à la cause
ouvrière. Les Arsenaux de France ont, maintes fois, suspendu le travail
pour obtenir la réintégration d’un militant congédié. Les manufactures
de tabac l’ont fait aussi, la grève générale, jadis, avant 1910, pour
obtenir que soit maintenue à son rang, à sa place, selon son droit, son
mérite et son ancienneté, une camarade déjà âgée supplantée par une
jeune protégée de l’autorité administrative. Ce fut toujours avec de
tels succès que l’idée de solidarité se maintint dans le syndicalisme
ouvrier, quelles que soient les corporations : fonctionnaires
d’Etat ou
charpentiers ; employés de magasins ou terrassiers ;
couturières ou
cordonniers, etc., etc...
Les actes de solidarité ont été poussés
jusqu’à l’héroïsme. Le “ Un pour Tous, Tous pour Un ” s’est manifesté
par de fréquentes grèves de la faim. Les libertaires, surtout, ont subi
volontairement des supplices qui confondent les plus sceptiques ayant
coutume de dénigrer tour, les actes de révolte ou de solidarité. Nul
militant syndicaliste qui ne connaisse particulièrement des faits
stoïques d’action directe individuelle ou collective accomplis par
solidarité. Parfois, ce fut la mort et, toujours, le risque pour les
héros, anonymes ou connus, auteurs de tels faits de solidarité
effective.
On a vu obtenir, par ce moyen extrême, des résultats
incontestables de capitulation des autorités gouvernementales ou
judiciaires, comme on a vu, par d’autres moyens, violents, des
compagnies ou des patrons accorder spontanément satisfaction entière à
leurs exploités.
La solidarité des malheureux entre eux, si elle était
mieux organisée, serait d’un effet formidable pour leur bien-être et
pour leur liberté. C’est elle qui est appelée â vaincre l’iniquité
sociale, malgré toutes les forces de préjugés, d’ignorance, de
résignation entretenues parmi les Peuples. Ceux-ci s’affranchiront par
leur Solidarité.
Conçue et pratiquée en vue de la libération humaine,
la solidarité a exigé et exigera de nombreux sacrifices, elle a fait et
elle est appelée à faire encore d’innombrables victimes. Toute
libération met aux prises et dresse plus ou moins violemment les unes
contre les autres les forces qui luttent pour elle et celles qui
luttent contre elle ; et, comme tout état de guerre, la bataille
sociale comporte des victimes.
Mais, la délivrance une fois accomplie,
sous l’influence déterminante du bien-être et de la liberté dont tous
bénéficieront, la solidarité, s’exerçant entre égaux, prendra
rapidement la forme qui lui est propre et se traduira en toutes
circonstances par l’Entraide. Alors, il ne sera plus nécessaire
d’adjurer, au nom de la religion ou de la morale, de s’aimer, de se
secourir, les uns les autres. Tous s’entr’aimeront et s’entraideront
tout naturellement, parce que, d’une part, ils n’auront plus aucune
raison de se haïr ou de se concurrencer et parce que, d’autre part,
l’intérêt de chacun se confondra avec celui de tous.
G. YVETOT.