SORT n.m.
Le mot sort est quelquefois synonyme de hasard, de destin ; dans d'autres cas, il désigne l'état, la condition. Nous retiendrons ces deux sens seulement, délaissant les autres qui ne présenteraient, pour nous, qu'un intérêt des plus médiocres.
Dans
toute existence, elles jouent un rôle essentiel parfois ces
mystérieuses puissances qu'on appelle hasard, destin, fatalité.
Comme l'orage anéantit brusquement les moissons, comme l'éclair
frappe un arbre parmi bien d'autres, sans que l'on sache pourquoi,
ainsi misères de toutes sortes, maladies, mort, terrassent, sans
qu'il s'y attende, celui dont on enviait l'heur et la situation. Une
balle perdue, une artère qui se brise, et c'en est fait de la vie !
De pauvre, quelqu'un deviendra richissime, s'il découvre une mine
d'or ou les fabuleux trésors d'un pharaon ; un coup de bourse et, de
deux voisins, l'un sera désormais mendiant, l'autre millionnaire ;
en politique, c'est une ruelle étroite qui sépare la prison du
ministère. Sans cause apparente, l'un réussit où d'autres
échouaient inévitablement. Caprices du sort, destins tragiques
surtout, ont frappé les hommes d'un prodigieux étonnement ; dieux
souffrants, héros, martyrs, lui doivent une auréole que la
toute-puissance ne parvient pas à donner ….
L'exil
de Sainte-Hélène contribua pour une grosse part à la gloire de
Napoléon ; Socrate, Jean Huss, Jeanne d'Arc doivent à leur supplice
injuste d'être restés populaires ; un Sacco, un Vanzetti furent
pleurés, même par des adversaires ; et sa croix infamante permit à
Jésus de supplanter Jupiter et ses trop joyeux compagnons. Tyrans
comme sujets ne sont-ils pas guettés par des malheurs imprévisibles,
par d'inéluctables nécessités ? S'ils ignorent l'échéance, les
hommes n'en sont pas moins, sans rémission possible, tous condamnés
à mort. Maladies effroyables, brusques accidents remplaceront
tortionnaires et bourreaux absents ; en pleurant sur autrui, nous
pleurons sur nous-même. Un destin nous attend, terrible
peut-être ; chercher à le prévoir, à le rendre meilleur, s'avère
naturel !
Au fatum mystérieux et sombre qui, malgré leur vouloir, conduisait les hommes vers un but fixé d'avance, les religions antiques prêtèrent un pouvoir souverain. L'invincible divinité des athéniens fut remplacée par le livre d'Allah, chez les musulmans. Croire à la liberté fut un dogme pour les théologiens catholiques ; mais ils rétablirent la fatalité par la doctrine contraire de la prescience divine. Et, dans les maux qui l'accablent, dans les joies qui surviennent, dans des faits même insignifiants, le chrétien voit la main de la Providence. Sa résignation, inférieure à celle du musulman, lui fait supporter, néanmoins, toutes les oppressions sociales. Pas un cheveu ne tombe de votre tête, assurait l'Évangile, si votre Père Céleste ne le permet ; l'homme s'agite et dieu le mène, ont répété depuis, sous mille formes, ecclésiastiques et dévots. Mais l'efficacité des prières, admise par les docteurs de Rome, contraignit le vieux fatum païen à changer de vêtements. Drapé dans le manteau d'une Providence impénétrable, couvert d'oripeaux chrétiens, il exauce, aujourd'hui, les demandes transmises par voie sacerdotale ; par contre, il se pose en gardien farouche de l'antique distinction entre esclaves et maîtres, travailleurs et parasites. Grâce à d'adroites supercheries, liberté et déterminisme se trouvent ainsi conciliés ; pour encourager le croyant à l'action, on insiste sur la première ; si l'on souhaite qu'il se résigne, on parle d'obéissance à la volonté divine. Duplicité fort utile, que de savants apologistes ont recouverte, naturellement, du voile opaque des mystères.
Des formes sécularisées du destin s'offrent, à côté des formes théologiques ; hasard, sort, chance sont du nombre, ces mots ayant même sens ou presque d'ordinaire. Pour la majorité de nos contemporains, fatalité, destin ne résultent plus d'un vouloir tout puissant, mais ils s'entourent encore d'un halo de mystère ; autant ces termes sont d'un emploi fréquent, autant leur contenu reste incertain. Que des faits se produisent sans préalables antécédents, qu'une cause ne soit point requise pour que surgisse tel ou tel événement, seuls des ignorants le croient ! Le principe d'universel déterminisme paraît bien établi par les recherches scientifiques ; sans lui aucune prévision possible, aucune loi qui garantisse que, demain, des phénomènes identiques se dérouleront dans le même ordre qu'aujourd'hui. Si de rien quelque chose peut naître, si le néant n'est pas dépourvu d'action, connaissance rationnelle, pensée réfléchie croulent irrémédiablement. Comment admettre que ce qui n'est pas soit efficace néanmoins ? Dire du hasard qu'il est l'imprévisible vaudrait beaucoup mieux déjà, malgré l'imprécision d'une telle formule. Point de volontés extra-terrestres qui interviennent ici-bas, point de faits rebelles à toute loi ; mais de nombreux événements les causes nous échappent. Quant au destin, symbole de notre impuissance, c'est avant tout l'inéluctable, qu'il soit prévisible ou qu'il ne le soit pas.
S'il est vrai que savoir c'est pouvoir, hasard, destin, résultent, en définitive, de notre ignorance seulement ; ni l'un ni l'autre n'existeraient, pour qui connaîtrait les lois de tous les phénomènes. Dans la mesure où nos recherches progressent, leur domaine diminue ; grâce aux découvertes des physiciens, des chimistes, des médecins, chaque jour d'antiques fatalités sont vaincues. Converser avec un ami quand nous séparent des centaines de kilomètres, en quelques heures voler de Londres à Paris, préserver du tétanos ou de la typhoïde furent longtemps des impossibilités. Quitter la terre pour la lune, produire la vie, modifier sérieusement les phénomènes atmosphériques restent encore de l'irréalisé ; pourtant, déjà il est à prévoir que ce seront choses faisables pour nos successeurs. Pas de fatalités irréductibles si, dépassant le cadre des existences individuelles, nous considérons l'œuvre collective d'une humanité qui dure indéfiniment.
Même dans ce canton par excellence de l'imprévisible que l'on appelle jeux de hasard et cas fortuits, des lois rigoureuses commandent ; la probabilité mathématique le démontre. D'où la possibilité, pour le calculateur habile, d'établir d'avance, au moins de façon approchante, le bilan des pertes et des gains. Notre chance sera de moitié au jeu de pile ou face, elle sera bien moindre dans d'autres jeux. Et, si nos calculs portent sur des chiffres suffisamment élevés, la vérification expérimentale de la probabilité théorique apparaîtra concluante. Ils la confirment absolument, les résultats enregistrés dans les maisons de jeu, à Monaco en particulier. Par des procédés de même ordre et grâce à des statistiques établies avec soin, les compagnies d'assurance prévoient le nombre approximatif de décès, d'accidents, etc., pour une période et un nombre donné d'habitants. Courses, loteries, spéculations financières obéissent à un déterminisme que l'on a parfaitement mis en lumière. Notre ignorance des causes, leur complexité, la tangence de phénomènes qui ne semblaient point destinés à se rencontrer, voilà d'où provient la fatalité. Faiblesse de notre esprit, bornes étroites d'une science trop jeune expliquent notre impuissance, une impuissance toute provisoire d'ailleurs.
Ainsi l'homme doit souvent à son ignorance d'avoir un sort pitoyable et d'être vaincu dans sa lutte contre le destin. Mais souvent aussi il est victime des trahisons de sa volonté. Et nous ne parlons point de ces mentalités incohérentes, dépourvues soit de frein soit de force impulsive, qui ne constituent pas une personnalité au sens véritable ; nous parlons des individus sainement équilibrés. Parfois, c'est de courage qu'ils manquent. Combien de malheureux sombrent finalement, qui n'avaient point toujours été pusillanimes ! Ne maudissons pas trop la peur de souffrir, elle est à la base de mille inventions utiles et de l'ensemble du progrès ; aux époques favorables, elle incite à prévoir les jours mauvais pour en atténuer les rigueurs. Mais il arrive, et maintes fois hélas ! que la perspective de douleurs, d'avance et faussement jugées insupportables, fasse déserter l'arène sans avoir engagé le combat. Beaucoup s'avèrent les artisans de leur propre défaite ; pareils aux naufragés que l'espoir abandonne, d'eux-mêmes ils desserrent l'étreinte qui les retient à la bouée de sauvetage. Que de belles actions ne furent point faites, que d'œœuvres remarquables ne virent jamais le jour, parce qu'une crainte excessive paralysa les muscles, engourdit les cerveaux. Le vrai, le seul vaincu, c'est l'homme qui croit l'être, même dans les fers ; il ne l'est pas, celui qui ignore le découragement.
En effet, la volonté est une
force agissante. Insérée dans la trame de nos représentations et
de nos désirs, elle les oriente dans un sens que, d'eux-mêmes, ils
n'auraient pas. Comme toute cause relative, seule espèce que nous
connaissions, elle est dénuée de puissance créatrice et suppose
des antécédents : à la règle suprême « rien ne se perd, rien ne
se crée, tout se transforme », elle est soumise à coup sûr. Comme
toute cause aussi, elle a des conséquents et se prolonge en effets
qui, sans elle, ne seraient pas : effets d'ordinaire imprévisibles,
tant sont multiples et variables les éléments impondérables qui
entrent dans une volition. Sur l'efficacité pratique de notre
activité réfléchie, aucun doute n'est possible si, délaissant le
vain domaine des abstractions métaphysiques, nous situons le
problème dans le plan des données positives. La volonté s'avère
facteur primordial dans le déterminisme de la vie : voilà qui
suffit pour proclamer sa valeur essentielle, sans recourir à un
libre-arbitre inintelligible même pour ses partisans. Et c'est la
condamnation d'un épiphénoménisme qui creuse un abîme entre la
matière et la pensée, qui, de plus, oublie qu'aucune force ne
disparaît si toutes se transforment. Moyen d'action du vouloir sur
notre vie mentale, l'attention maintient, au foyer de la conscience
claire, les seuls états qui lui agréent. Images, sensations, idées
font alors l'objet d'un examen minutieux ; d'où les arts, les
sciences, les techniques multiples engendrées par la réflexion.
Puis au monde extérieur, tant matériel qu'organique, nous
apportons, grâce au mouvement, des modifications conformes à nos
désirs. Sur l'univers nous avons prise ; dans les séries causales,
il nous est loisible d'introduire des facteurs nouveaux. Ainsi,
l'homme peut devenir, du moins en partie, l'artisan de son propre
destin.
- L. BARBEDETTE.