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SOTTISE

La plupart des dictionnaires donnent, comme celui de l'Académie Française, la même signification ou à peu près, aux mots bêtise et sottise.

Bêtise. - « Défaut d'intelligence, de jugement, de bon sens, ou des notions les plus communes ». (Académie Française.)

Sottise. - « Défaut d'esprit et de jugement ». (id.)

C'est à peine si certains des dictionnaires font une distinction entre la bêtise, produit de l'ignorance, et la sottise, produit d'un jugement faux. Littré est un peu plus précis quand, définissant la sottise « défaut de jugement », et la bêtise « défaut d'intelligence et de jugement », il ajoute : « la bête est dans bêtise, tandis qu'elle n'est pas dans sottise ; c'est ce qui distingue ces deux mots ». Cette distinction n'est pas suffisante à nos yeux ; elle laisse trop subsister une confusion volontairement créée et continuellement entretenue dans les esprits, au point que les plus avertis d'entre eux se laissent prendre par une habitude de langage qu'ils n'ont pas assez vérifiée. Or, il est essentiel pour nous, pour tous ceux qui recherchent la vérité et ne veulent pas suivre les directions malfaisantes, de mettre exactement la bêtise et la sottise chacune à sa place, et de ne pas imputer à la première ce qui n'appartient qu'à la seconde.

Tout d'abord, il convient de ne pas confondre l'esprit qui est une façon vive, légère, ingénieuse, de voir les choses et de les exprimer, et le jugement, qui est la faculté de discerner suivant la raison. Très souvent, dans son sens le moins spirituel, celui qui « court les rues », l'esprit manque complètement de jugement. Il en résulte qu'on peut être un sot, tout en ayant beaucoup d'esprit, et qu'on peut n'être pas un sot tout en n'ayant que peu ou pas d'esprit. C'était l'avis de La Rochefoucauld. Quand A. France disait : « Les hommes d'esprit sont des sots. Ils n'arrivent à rien », il pensait aux hommes de véritable esprit, aux hommes d'intelligence, de jugement, de bon sens, qui se heurtent à la sottise, laquelle permet d'arriver à tout. Les bêtes ne sont pas sottes, bien qu'elles soient ignorantes, du moins de la science humaine, et qu'elles n'aient ou paraissent n'avoir que peu d'esprit et de jugement. Aussi, n'est-ce pas chez elles qu'on trouve des ministres et des académiciens. Ceux-ci, de même que les hommes savants, ne sont pas bêtes, mais ils sont souvent des sots parce que, s'ils ont parfois de l'esprit, ils ont plus souvent un jugement faux. Pascal disait qu'entre les sots, ceux qui se sont occupés de philosophie et de science sont les plus sots de la bande parce qu'ils le sont avec connaissance. Molière ajoutait, dans les Femmes savantes :

« La science est sujette à faire de grands sots ».

La bêtise est ignorante, modeste, naïve, passive, sans portée, et ses dégâts sont limités. La sottise se prétend savante ; elle érige son ignorance en dogmes infaillibles et en lois tyranniques. Elle s'impose bruyamment, s'étale, s'admire et veut être admirée. Elle envahit le monde avec la violence d'un fléau pour le flétrir et le saccager, pour y répandre l'imposture et le crime. La bêtise n'a qu'un bonnet d'âne, la sottise a une tiare, une couronne, une mitre, un bonnet carré ou pointu, un képi, un casque, un sabre, des diplômes, des décorations, des uniformes, un tricorne d'académicien ou de garde champêtre. La sottise justifie, en le dépassant, cet autre mot d'A. France : « Les gestes de l'humanité ne furent jamais que des bouffonneries lugubres ». La bêtise n'appartient qu'aux bêtes et aux hommes simples, demeurés primitifs, qui ne savent pas et ne demanderaient qu'à savoir pour n'être plus bêtes. La sottise n'appartient qu'aux hommes, elle est leur propriété exclusive et indivise, elle est particulière aux gens compliqués et tortueux qui ne savent pas toujours trop, mais savent trop mal et trop perfidement pour porter des jugements sains et faire un bon usage de leur savoir. La bêtise se borne à ignorer, la sottise affirme qu'elle sait tout quand elle ne sait rien. Elle est le produit artificiel, vénéneux, méchant de la civilisation arbitraire et fausse qui a établi son autorité sur le monde entier. Flaubert a dépeint, dans sa Tentation de Saint-Antoine, le Catoblépas qui « reste perpétuellement à sentir contre son ventre la chaleur de la boue, en abritant sous son aisselle des pourritures infinies », et qui se dévore lui-même sans s'en apercevoir. Il a montré aussi le Presteros « qui rend imbécile par son contact ». Ces deux monstres, dignes représentations du « bourgeois » et du prêtre, sont les symboles de la sottise. Ils sont l'image de la sénilité et de la stupidité qu'elle a répandues dans le monde.

« La nature n'a fait que des bêtes, nous devons les sots à l'état social », a dit Balzac, dont l'œuvre a si souvent percé et montré les profondeurs de la sottise humaine. Mme de Staël avait déjà constaté, dans la fréquentation des gens dits « d'esprit » , que « la bêtise et la sottise différent essentiellement en ceci, que les bêtes se soumettent volontiers à la nature, et que les sots se flattent toujours de dominer la société ». Goethe a fait dire à Méphistophélès : « l'homme emploie sa raison à se gouverner plus bêtement que les bêtes », ce que Anatole France a commenté ainsi : « La bêtise empêche souvent de faire des bêtises ... Ce ne sont pas les plus bêtes qui agissent le plus bêtement ». Bernard Shaw a complété ces vérités majeures en portant ce jugement : « Il y a beaucoup de sagesse dans la simplicité d'une bête, et parfois beaucoup de sottise dans la sagesse des savants ».

Sottise religieuse d'abord, née de l'ignorance et de la peur de l'inconnu, puis toutes celles qui en sont issues : sottise gouvernementale, sottise militaire, sottise judiciaire, sottise académique, sottise mondaine, tout cela est humain, uniquement humain. Les fabulistes auraient calomnié les animaux si, dans les fictions de leurs apologues, ils avaient visé autre chose que la sottise humaine. L'âne n'eut jamais l'idée de porter des reliques et de faire de sa peau un tambour ; il laissa cela aux prêtres, aux guerriers, aux juges, aux académiciens, à tous les solennels imbéciles. Les grenouilles ne demandèrent jamais un roi, si jacassantes fussent-elles ; elles vécurent toujours en république libre, ce que ne connaîtront jamais les électeurs si radicaux, si socialistes, si communistes qu'ils soient. L'animal reste bête suivant sa nature. L'homme, animal « spiritualisé », est devenu sot en voulant s'élever au-dessus de la nature, en se découvrant pour cela une âme que la bête n'avait pas, que la femme n'avait pas non plus avant qu'elle fut, elle aussi, « spiritualisée » par « l'Immaculée Conception », et que peut-être la bête aura à son tour, maintenant que M. Baudrillart, épiscope-académicien, a bien voulu lui en reconnaître une de « deuxième zone » ! .. L'homme a voulu ainsi faire l'ange en méprisant la bête ; il est tombé plus bas que la bête, dans la sottise. Schiller disait : « Contre la bêtise, les dieux luttent en vain ». Schiller entendait par les dieux les hommes vraiment supérieurs qui voudraient que le monde fut conduit par le savoir et la raison et non par l'ignorance et le fanatisme. Lui aussi employait bêtise pour sottise.

On a attribué à Stendhal ce mot : « La seule excuse de Dieu, c'est qu'il n'existe pas ». Mais ce n'est pas une excuse pour la sottise humaine qui a fabriqué ce Dieu. Au contraire. La sottise religieuse, base de toutes les autres, leur a fourni leur élément spirituel quand elle a donné à l'homme le coup de marteau qui l'a fait divaguer sur le divin. Et après avoir inventé Dieu, l'homme s'est identifié à lui et a pris sa place. Il a consacré sa sottise, l'a faite souveraine et pontifiante lorsqu'il a prétendu et voulu expliquer qu'à l'image de Dieu, maître de l'Univers, il était, lui, le maître d'une terre, centre de cet univers, et que l'Être Suprême n'avait, en somme, créé l'Univers et la Terre que pour le service et les commodités de l'homme. Ce fut l'aboutissement des religions dans 1e monothéisme ; leurs dogmes et leurs institutions ne sont que le couronnement de cette transcendante imbécillité qui permit à l'homme de pratiquer la plus sauvage autolâtrie.

La raison, appuyée sur la science, a démontré de plus en plus la sottise de telles conceptions ; mais le propre de la sottise étant surtout de persévérer dans ses erreurs, les religions sont demeurées contre toute évidence. Il y a toujours, de par le monde, des ignorantins qui enseignent que le soleil tourne autour de la terre, s'il n'y en a plus pour dire que la terre repose sur la mer ; et il y a toujours de grands personnages académiques pour déclarer qu'il faut croire aux « mystères », bien qu'ils connaissent mieux que personne la fourberie de la fabrication de ces insanités. Il y a toujours des gens qui croient, comme Bernardin de Saint-Pierre, que, si les arbres fruitiers sont bas, c'est pour que les hommes puissent cueillir plus facilement leurs fruits, et que si le melon a des tranches, c'est pour qu'on le mange en famille. Il y a aussi tous ceux pour qui les animaux n'existent que pour leur fournir des jambons et des côtelettes, des chaussures et des fourrures. Dieu ne les a pas créés pour autre chose et Mme de Coulevain devient lyrique à la vue d'un troupeau de vaches, bonnes bêtes chargées de brouter à la place de l'homme pour que s'accomplisse le « miracle de la crème » mousseuse et veloutée que réclame sa gourmandise. Cyrano de Bergerac a ri, bien avant nous, de ces billevesées quand il a écrit : « de dire que Dieu a plus aimé l'homme que le chou, c'est que nous nous chatouillons pour nous faire rire », et il a conclu ironiquement, devant tant de sottise, que si Dieu avait fait l'Arbre de Science et non l'Homme de Science, c'est « qu'il voulait, sans doute, nous montrer sous cette énigme que les plantes possèdent privativement à nous la Philosophie parfaite ». (Les États de la Lune).

Henri Heine ayant fait la rencontre d'un homme qui lui dit que les arbres sont verts parce que cette couleur est bonne pour les yeux, répondit sur le même ton que « le Bon Dieu avait créé le gros bétail parce que le bouillon de viande fortifie l'homme, et mis les ânes sur la terre pour servir aux hommes de terme de comparaison ».

Il y a ainsi la sottise primaire de ces faux pourceaux d'Épicure qui disent : « Vivons bien, nous mourrons gras », se préoccupant plus de la quantité de substance qu'ils laisseront aux vers que de la qualité de la pensée qu'ils pourraient laisser à l'humanité. Et il y a la sottise supérieure des purs esprits qui prétendent sécréter et distiller une pensée sublime, mais qui ne donne rien à manger à personne, pas même aux vers.

Les hommes ont ainsi mis au compte de la bêtise des bêtes leur propre bêtise perfectionnée et spiritualisée dans la sottise. L'usage demeure courant de dire bêtise pour sottise, même chez les plus clairvoyants, les plus désenchantés par la sottise et les plus révoltés contre elle. On dit toujours « sale comme un cochon », tout en sachant que le cochon n'est sale que lorsqu'il est tenu par l'homme dans la saleté. On continue à charger les vaches d'une stupidité policière dont elles sont bien innocentes. On remplirait des volumes d'exemples semblables montrant l'emploi, simplement irréfléchi chez les uns, mais hypocritement volontaire chez les autres, du mot bêtise à la place de sottise. La bêtise est le bouc émissaire de la sottise.

Quand Voltaire parlait de la bêtise des gens qui se confessent à certains prêtres, c'était leur sottise qu'il avait en vue. Les animaux ignorent le péché et n'ont aucun besoin de se confesser, surtout à des gens qui ne valent pas mieux qu'eux et, souvent, valent moins. Quand La Fouchardière dit que la guerre est « le choc de deux monstrueuses bêtises qui se heurtent », quand il salue ironiquement « la Bêtise souveraine, maîtresse des hommes et des dieux », quand il mesure la puissance de Dieu à l'étendue de la bêtise et de la méchanceté des hommes, quand il montre la bêtise précise, scientifique, mécanique, standardisée, monumentale comme les gratte-ciel, universalisée comme ce « yo-yo » qui a trouvé quarante millions d'acheteurs rien qu'en France, La Fouchardière parle de la sottise et non de la bêtise. Toutes ces choses sont de l'homme et non de la bête.

Les bêtes ne se font la guerre que par nécessité de conservation. Elles n'ont jamais imaginé de détruire dix millions d'entre elles pour conserver ou conquérir le crâne de Makaoua. Elles n'ont jamais entrepris d'anéantir leur propre espèce par l'invention de la poudre, des canons, des gaz asphyxiants, et fabriqué les sophismes qui cherchent à justifier l'emploi de ces belles choses. Les bêtes n'ont jamais prétendu être des anges, mais elles n'ont jamais expliqué non plus que l'assassinat collectif était la plus noble des actions. Elles n'ont jamais élevé des temples aux Sésostris, aux Darius, aux Napoléon, qui font, depuis quarante siècles, s'entr'égorger les hommes, et elles n'ont jamais écrit en lettres d'or, sur des plaques de marbre, que les Poincaré et les Clémenceau ont bien mérité de la Patrie !... ». Les caverneux imbéciles qui célèbrent « l'héroïsme » des « animaux de la guerre », prêtent aux bêtes un peu trop de leur sottise, de celle particulièrement nauséabonde qui se « spiritualise » avec des mouvements de menton et des poses académiques dans le sang des autres. Elles ont le droit d'être dégoûtées, comme le chien de l'ivrogne qui, voyant son maître vautré dans le ruisseau, renonce à le conduire et rentre seul à la maison. Les dix millions de chevaux, autant que d'hommes, immolés dans l'innommable saleté de la Guerre de 1914, n'y allèrent pas d'eux-mêmes. Ils y furent conduits sous le fouet, sans savoir, avec leur résignation ordinaire de bêtes pliées à la servitude. Ils ne crièrent pas : « A Berlin !.. » ou « Nach Paris !.. » comme les hommes crétinisés par la sottise patriotique. Et de même que les chevaux, les Boulot « chiens-héros », les « pigeons de Verdun », les « perroquets patriotes », toutes les bêtes martyrisées et si grotesquement célébrées par leurs bourreaux, sont bien innocentes de tant d'insanité.

A. France a fait dire à M. Bergeret : « Il y a une férocité particulière aux peuples civilisés, qui passe en cruauté l'imagination des barbares. Un criminaliste est bien plus méchant qu'un sauvage. Un philanthrope invente des supplices inconnus à la Perse et à la Chine ». Un criminaliste et un philanthrope sont encore plus méchants que la bête et surtout plus hypocrites. « Du moins, a dit aussi M. Bergeret, avant qu'il y eut des philanthropes, ne torturait-on les hommes que par un simple sentiment de haine et de vengeance et non dans l'intérêt de leurs mœurs ». C'est aux « purs esprits », aux docteurs appelés « angéliques » et devant qui les bêtes n'étaient que la plus méprisable matière, qu'il appartenait de torturer et de brûler les hommes pour en faire des « bienheureux » !..

Flaubert, parmi tant d'autres, a trop souvent appelé bêtise ce qui était la sottise de ces « bourgeois » qui prenaient « leur pot de chambre pour l'océan » ! Les bêtes sont incapables d'une aussi monumentale sottise.

La platitude des divagations bourgeoises sur le temps qu'il fait et l'état des affaires, faisait écrire à Guy de Maupassant :

« Entre l'homme et le veau, si mon cœur hésitait, Ma raison saurait bien le choix qu'il faudrait faire, Car je ne comprends pas, ô cuistres, qu'on préfère La bêtise qui parle à celle qui se tait ».

La bêtise qui parle cesse d'être de la bêtise ; elle devient de la sottise. Quelle bête serait capable de débiter, même en ne se prenant pas au sérieux, les stupidités himalayennes de la rhétorique religieuse, académique, militaire et politique ? Quelle bête viendrait affirmer la réalité de la Trinité, composer un discours sur les « prix de vertu », réciter la théorie militaire et parler sans s'esclaffer de la conscience d'un candidat à un mandat électoral ? Boileau a formulé la plus indiscutable des vérités lorsqu'il a dit, en paraissant émettre un paradoxe :

« De tous les animaux qui s'élèvent dans l'air, Qui marchent sur la terre, ou nagent dans la mer, De Paris au Pérou, du Japon jusqu'à Rome, Le plus sot animal, à mon avis, c'est l'homme. »

Voltaire, en défendant si bien les bêtes contre la théorie cartésienne faisant d'elles des mécaniques privées de sensibilité, de connaissance et de sentiment, a raillé supérieurement la sottise des hommes. Il s'est bien gardé de la mettre au compte des animaux. Il s'était fait un Petit mémoire instructif des belles choses qui ont partagé les esprits de nos aïeux. Parmi ces belles choses, il y en avait, comme la dispute des stercoristes, solennelle, longue et vive sur « ce qui arrivait à la garde-robe, quand on avait rempli un devoir sacré, dont il ne faut parler qu'avec le plus profond respect » ! ... Il y avait aussi la dispute des cordeliers, qui entraîna tout le monde chrétien, « pour savoir si leur potage leur appartenait en propre, ou s'ils n'en étaient que simples usufruitiers » !... Les mêmes cordeliers disputèrent avec non moins d'ardeur sur la forme de leur capuchon et la largeur de leurs manches !. .. Heureux était le monde lorsque ces loufoqueries d'inspiration divine n'avaient pas pour effet de faire décerveler, écarteler ou brûler quelques milliers de pauvres diables fermés, comme les bêtes, à la compréhension de tant de merveilles spirituelles !

Flaubert, suivant la voie de Voltaire, rêvait de composer un Dictionnaire des idées reçues. On y aurait trouvé « par ordre alphabétique, sur tous les sujets possibles, tout ce qu'il faut dire en société pour être un homme convenable et aimable ». Le nombre et la qualité des traits dont il a criblé la sottise dans son œuvre permettent d'imaginer combien aurait été « HÉNAURME », comme il disait lui-même, un tel dictionnaire, et quel monument il aurait formé. On en aura une idée en lisant seulement, dans cette farce véritablement rabelaisienne intitulée le Château des cœurs, le discours aux épiciers qui se termine ainsi : « A vous d'abord, colonnes de la patrie, exemples du commerce, base de la moralité, protecteurs des arts, rois de l'humanité, dominateurs universels ! ... ». Et, ce qui est le plus remarquable, c'est que cette fusée de bouffonneries qui semble échappée de l'imagination d'un Cabrion en délire devant les têtes de turcs de la fantaisie romantique, est encore au-dessous de la sottise réelle, applaudie par des milliers d'auditeurs, répandue par les milliers de voix de la presse, et qui s'étale dans des discours officiels et ministériels. « Vous êtes les remparts de la dignité et de la prospérité nationales ! », a dit, un jour, M. Fernand David, ministre du Commerce, aux « bistros » et « mastroquets », empoisonneurs du monde. « Vous êtes les collaborateurs dévoués de l'État et les excellents serviteurs du public ! », a dit un autre ministre du Commerce, M. Édouard Herriot, aux débitants de tabac, autres empoisonneurs du monde. Sans doute, le gouvernement doit bien cela à l'alcool et au tabac qui rapportent à l'État environ huit milliards par an ! « Réjouissantes recettes », disent, de leur côté les journaux. Elles sont réjouissantes, en effet, pour eux qui remplissent leurs colonnes des récits des crimes engendrés tous les jours par l'abrutissement alcoolique et tabagique.

Il est à noter qu'un M. Herriot se pique d'être un artiste et qu'il flagorne ainsi les débitants de tabac entre une conférence sur Mozart et une autre sur Beethoven ! On n'a pas dit s'il les a célébrés comme musiciens ou comme fumeurs.

Les gouvernants pratiquent l'éclectisme de la sottise ; ils se disent qu'il faut de tout pour faire une majorité compacte de sots. Dans le domaine de l'art, si la sottise gouvernementale est moins directement criminelle, elle n'en est pas moins ahurissante. M. Jules Grévy, président de la République, disait, à l'inauguration d'un salon de peinture : « Pas de chefs-d'œuvre, mais une bonne moyenne ; c'est ce qui convient à notre démocratie ». M. Georges Leygues, qui promena pendant quarante ans son « élégance progressiste », comme disait O. Mirbeau, dans tous les ministères avant qu'elle fut nationalement embaumée, déclarait que « l'État ne peut autoriser qu'un certain degré d'art !….. » Devant les électeurs abrutis et les académiciens décatis pour qui ces insanités sont paroles d'évangile, on pense au mot du cocher de Bernier, rapporté par Voltaire, et disant à son maître étonné de le voir vendant de l'orviétan à la population de Dehli : « Tel peuple, tel charlatan ! ». Ces charlatans n'auraient aucun succès auprès des animaux.

En 1853, Flaubert écrivait : « On deviendra si bête, d'ici à quelques années que dans vingt ans, je suppose, les bourgeois du temps de Louis-Philippe sembleront élégants et talons rouges. On vantera la liberté, l'art et les manières de cette époque, car ils réhabiliteront l'immonde à force de le dépasser ». Là, encore, les bêtes n'y seraient pour rien ; ce serait l'œuvre de la sottise.

Henri Heine, dans son Tambour Legrand, a écrit d'amusantes pages sur la sottise pour montrer qu' « il y a dans le monde plus de sots que d'hommes », et se réjouir de ce que les sots étaient pour lui une source inépuisable d'inspiration. Un grand nombre d'autres ont su railler de même la pontifiante imbécillité de cette sottise qui représentait aux yeux de Renan l'image la plus parfaite de l'infini. Rabelais disait plus crûment que Heine : « Amis, vous noterez que par le monde il y a beaucoup plus de couillons que d'hommes ». Il en avait repéré 306 espèces dans ses pérégrinations. Car nous avons heureusement, à côté de la sottise, le rire qui est autant qu'elle « le propre de l'homme ». Il en est l'antidote quand il est celui de l'ironie. Il venge l'intelligence et la raison des « bouffonneries lugubres ». Rabelais nous l'a particulièrement recommandé quand il a fait faire à Gargantua « grande irrigation d'ellébore » pour se décroûter la cervelle de toutes les sottises que les Holoferne et les Bridé, théologiens, sophistes, scoliastes, sorbonnards et sorbonicoles, tous « vieux tousseux » et « trop diteux » de coquecigrues, y avaient emmagasinées. Mais nous avons surtout la saine et souveraine ironie sur laquelle la reptilienne sottise use vainement sa bave et ses dents, l'ironie qui « nait du spectacle de l'injustice » et qui est « la vengeance du vaincu » (Baudelaire), l'ironie qui est « la joie de la sagesse » (A. France), l'ironie qui semblait à Flaubert « dominer la vie » et qui la domine, en effet, de toute la puissance de ce solide optimisme que la sottise, si « infinie » soit elle, n'est pas encore parvenue à abattre, malgré la mobilisation de tout son personnel de cuistres et de malfaiteurs.

Oscar Wilde, que la sottise la plus hypocrite prétendait marquer d'infamie, montrait sa hautaine et inébranlable sérénité lorsqu'il écrivait, dans son De Profundis : « Le vrai sot, celui que les dieux bafouent ou molestent, est celui qui ne se connaît pas soi-même ». Car celui-là est victime de ses propres passions encore plus que des autres. Ne sachant pas se diriger, il se laisse diriger. C'est lui qui dit avec la sottise religieuse : « je crois parce que c'est absurde », et avec la sottise scientiste : « je crois parce que je n'y comprends rien ». Pour la même raison, il obéit à tous les maléfices autoritaires et, convaincu qu'il n'agit que d'après son jugement, il se croit supérieur à l'âne qui n'obéit que sous la crainte du bâton.

Pour se défendre contre la sottise, ne plus être bafoué ou molesté par les dieux, l'homme doit non seulement se connaître lui-même mais connaître aussi ce qui l'entoure sur la terre et non dans le ciel. Il lui faut reprendre pied sur le vieux plancher des vaches s'il ne veut pas se voir, comme Antée, étouffé dans les bras d'Hercule. Sa sottise est le produit du double dogmatisme religieux et scientifique auquel il s'est soumis par ignorance et par vanité. Le premier lui a fait perdre le contact de l'âme du monde, du Weltseele, de Schelling, et le sens de la solidarité de tous les êtres qui sont dans la nature comme la nature est en eux. Le second lui a fait croire qu'avec la science il pouvait se passer de conscience et qu'il pourrait être heureux sans être juste et sans être bon. Quand Bernardin de Saint-Pierre disait que « l'existence de l'homme est la seule qui paraisse superflue dans l'ordre établi sur la terre », il ne démontrait nullement une supériorité de l'homme et sa divinité ; il constatait simplement le parasitisme où il s'était installé quand sa sottise lui avait fait croire à des prédestinations messianiques qu'accomplirait soit la divinité, soit la science, et qu'il n'avait plus qu'à attendre en contemplant son nombril. Il faut que l'homme comprenne que le progrès, pas plus que la venue du Messie, n'est une « loi fatale », comme voudraient nous le faire dire des sots furieux de notre résistance à leurs falsifications spirituelles. Il n'y a de progrès que là où il y a volonté et action de progrès, c'est-à-dire activité intelligente, et cela comporte essentiellement, pour l'individu comme pour la collectivité, une connaissance de soi-même comme de tout l'environnement. Par cette double connaissance, l'homme pourra redevenir « la nature prenant conscience d'elle-même » (E. Reclus). Il ne sera plus pour elle un parasite et un fléau, il sera un associé, un compagnon, solidaire de tous les êtres. Il sera alors indulgent à la bêtise des bêtes parce qu'il aura su se dépouiller de sa propre bêtise, de cette bêtise souveraine, criminelle et grotesque : la sottise des hommes qui se sont faits dieux ! ...

- Édouard ROTHEN.