SOVIET
n. m.
Substantif russe dont la signification correspond exactement à celle du
mot français : conseil. Naturellement, ce n’est pas la philologie du
mot nous intéresse ici. Ce n’est pas, non plus, son sens général. Mais
il est utile de préciser que, d’une façon générale, ce terme est
employé, en russe, dans les mêmes cas où les Français recourent au mot
« conseil ». Ainsi, davat(donner) soviet signifie : donner un conseil ;
gossoudarstvenny soviet veut dire : conseil d’État ; soviet ministrov -
conseil des ministres ; voïveny soviet- conseil de guerre, et ainsi de
suite. Le lecteur voit que soviet (comme « conseil ») désigne
couramment une institution politique, administrative ou (souvent aussi
une direction collective dans l’industrie, le commerce, l’enseignement,
etc.) dont les membres se réunissent pour délibérer. Ce qui nous
intéresse c’est le sens politique et social spécifique acquis
universellement par le mot soviet depuis la révolution russe de
1905-1917. Or, dans ce sens, le mot est employé surtout au pluriel :
les Soviets.
SOVIETS (LES) : Leur naissance. Leur vie. Leur mort.
Nombre de gens à l’étranger, je veux dire hors la Russie - parlent,
quelque peu à la manière du perroquet, des Soviets, de la Russie des
Soviets, du gouvernement des Soviets, sans avoir la moindre idée sur la
signification réelle de ces combinaisons de mots. On a inventé même
adjectif : « soviétique », un verbe : « soviétiser », d’autres termes
encore que les Académies de tous les pays seront obligés bientôt
d’introduire dans leurs Dictionnaires, d’autant plus que plusieurs de
ces pays sont en train d’imiter le « soviétisme » russe en partie ou en
entier, en gros et en détail (Mussolini, Hitler, Roosevelt, etc.... ).
Le capitalisme privé étant prêt à entrer dans le coma, des « hommes
d’État », des gens appartenant à des classes privilégiées ou
intermédiaires, et aussi beaucoup de leurs serviteurs fidèles parmi les
« intellectuels », espèrent pouvoir sauver, une fois de plus, l’ordre
établi sur l’exploitation des masses, au moyen d’un néo-capitalisme
d’État, modèle U. R. S. S. Ces gens ne nous intéressent pas
énormément... Mais, ils ne sont pas les seuls à se ranger à côté « des
Soviets ». Une foule de sincères, de naïfs - de « poires », pour dire
le mot, - prenant des vessies pour des lanternes, prêtent foi au
décorum « socialiste » et « révolutionnaire » des nouveaux imposteurs.
Des milliers de travailleurs s’y laissent prendre, inconscients de la
duperie dont ils seront les premières victimes. On est « pour les
Soviets ». On est « ami des Soviets ». On croit, chacun à sa manière,
que le « soviétisme », voilà le salut. On crie, à propos de tout et de
rien « Vivent les Soviets !... ». Mais allez donc demander à tout ce
monde ce que c’est, les Soviets : quelle fut leur origine, quelle a été
leur évolution, quels sont leur rôle et leur situation actuels ? Je
doute fort qu’il y ait un homme sur mille qui soit capable de vous
donner une réponse intelligible...
Les travailleurs étrangers acclament « les Soviets » uniquement parce
qu’ils ne les connaissent pas. Cette ignorance, par rapport au sort de
l’un des éléments fondamentaux de la révolution, est déplorable. Elle
aboutit à des erreurs et à des confusions fatales. C’est pourquoi tout
propagandiste ou militant libertaire doit obligatoirement avoir une
idée exacte des Soviets, doit connaître leur histoire. Et c’est
pourquoi nous croyons indispensable de lui fournir ici ces
connaissances.
La naissance du premier Soviet.
Le lecteur m’excusera d’avoir à parler, dans ce premier chapitre, de ma
propre personne. Involontairement, je fus mêlé de près à la naissance
du premier « Soviet des délégués ouvriers » russe, celui de
Saint-Pétersbourg, en janvier -février 1905. Aujourd’hui, je dois être
à peu près le seul qui puisse relater et fixer cet épisode historique
(à moins que l’un, des ouvriers qui prirent alors part à l’action soit
encore en vie et le fasse un jour). Plusieurs fois déjà, le désir m’a
pris de raconter les faits. En parcourant la presse - même russe, et a
fortiori étrangère - avant trait aux événements de 1905 ou aux Soviets,
j’y constatais toujours la même lacune, notamment : aucun auteur
n’était à même de dire exactement où, quand et comment surgit le
premier Soviet ouvrier en Russie. Tout ce qu’on savait, jusqu’à
présent, c’est que ce Soviet naquit à Saint Pétersbourg, en 1905, et
que son premier président fut un avocat pétersbourgeois, Nossar, sous
le nom d’emprunt de Khroustaleff. Mais d’où et comment vint l’idée de
ce Soviet, par qui fut-elle lancée, dans quelles circonstances fut-elle
adoptée et réalisée, comment et pourquoi Nossar devint président, d’où
venait-il, quelle a été la composition et aussi la première fonction du
premier Soviet ? Toutes ces questions, historiquement assez
intéressantes, restent encore sans réponse. Cette lacune est
compréhensible. La naissance du premier Soviet fut un événement d’ordre
tout à fait privé. Elle eut lieu dans une ambiance très intime, à
l’abri de toute publicité, en dehors de toute campagne ou action
électorale d’envergure.
Ce qui m’empêcha, jusqu’à présent, de raconter les faits, ce fut, avant
tout, un sentiment de gêne d’avoir à parler, inévitablement, de
moi-même. Ensuite, je n’ai jamais encore eu l’occasion de toucher
spécialement aux Soviets dans la presse libertaire. Et quant à la
bourgeoise, - j’entends par « bourgeoise » aussi la presse « socialiste
» et « communiste », - je n’ai aucune envie d’y collaborer, à quelque
titre que ce soit. Le temps passait ainsi sans que je me décidasse à
rompre le silence sur l’origine des Soviets. Une fois, pourtant,
vivement impressionné par la même lacune dans une publication assez
importante et, d’autre part, par des allusions prétentieuses et
mensongères dans quelques articles de journaux, je suis allé voir
l’éditeur d’une revue historique russe à Paris. Je lui ai proposé de
faire, dans sa revue, à titre purement documentaire le récit exact de
la naissance du premier Soviet ouvrier à Saint-Pétersbourg, en 1905. La
proposition n’eut pas de suite : d’abord, parce que l’éditeur n’a pas
voulu accepter, a priori, ma condition de ne rien changer dans la copie
; et, ensuite, parce que j’ai compris dès les premiers mots, que sa
revue était loin d’être une publication impartialement historique et
documentaire.
Aujourd’hui, obligé de parler des Soviets - ici et aussi dans mon
article précédent sur la Révolution russe - je révèle les faits tels
qu’ils ont eu lieu. Et si la presse bourgeoise - historique ou autre -
s’y intéresse, elle n’a qu’à puiser la vérité chez nous.
Je ne vais pas repeindre ici l’ambiance générale de l’époque de
1900-1905 : je renvoie le lecteur à la Révolution Russe. Allons droit
aux faits immédiats.
L’année 1904 me trouva absorbé par un intense travail de culture et
d’enseignement parmi les ouvriers de Saint-Pétersbourg. Je poursuivais
ma tâche tout seul et d’une façon strictement privée, absolument
personnelle. J’avais établi moi-même la méthode de mon travail. Je
n’appartenais à aucun parti politique, tout en étant intuitivement
révolutionnaire. (Je n’avais, d’ailleurs, que 22 ans, et je venais de
quitter l’Université.) Vers la fin de l’année, le nombre d’ouvriers en
train de se perfectionner intellectuellement sous ma conduite, dépassa
la centaine.
Parmi mes élèves, se trouvait une jeune femme qui, de même que son
mari, adhérait à l’une des « Sections ouvrières », créées par Gapone
(voir Révolution Russe ). Un soir, elle m’emmena à la Section de notre
arrondissement, voulant m’intéresser à cette oeuvre et, surtout, à la
personne de son animateur lequel, ce soir-là, devait justement, y
assister à une réunion. Fin 1904, on n’était pas encore fixé sur le
véritable rôle de Gapone. Les ouvriers avancés, tout en se méfiant
parfois de son oeuvre, - vu qu’elle était légale et qu’elle émanait du
gouvernement, - cherchaient à la comprendre à leur façon. La conduite
assez mystérieuse de Gapone paraissait confirmer leur version. Ils
étaient d’avis, notamment, que, sous la cuirasse protectrice de la
légalité, Gapone préparait en réalité un vaste mouvement
révolutionnaire. (Là est une des raisons pour lesquels les ouvriers se
refusèrent longtemps à croire au rôle policier de Gapone. On sait que,
ce rôle étant définitivement dévoilé, quelques ouvriers, amis intimes
de Gapone, se suicidèrent, ne pouvant pas survivre à leurs illusions
brisées.)
Au dit soir, je fis, en effet, connaissance avec Gapone. Sa
personnalité m’intéressa vivement. De son côté, il parut - ou, plutôt,
voulut paraître - s’intéresser à mon oeuvre d’éducation. Il a été
entendu que nous allions nous revoir prochainement pour en reparler
d’une façon plus approfondie, et, dans ce but, Gapone me remit sa carte
de visite avec son adresse.
A peine quelques jours plus tard, commença la fameuse grève des usines
Poutiloff. Et, après quelques jours encore, exactement le 6 janvier
1905 au soir, mon élève vint me voir tout émue pour me dire que les
événements allaient prendre une tournure exceptionnellement grave ; que
Gapone venait de déclencher un mouvement formidable des masses
ouvrières de la capitale et de sa banlieue ; qu’il parcourait toutes
les Sections en haranguant la foule, en l’appelant à se rendre le 9
janvier, dimanche, au matin, devant le Palais d’Hiver, pour remettre
une pétition au tsar ; qu’il avait déjà rédigé le texte de la pétition,
et qu’enfin, il allait lire et commenter celle-ci dans notre Section le
lendemain, 7 janvier, au soir. La nouvelle me parut à peine
vraisemblable. Les autres élèves, n’appartenant pas aux Sections
gaponistes, ne m’en avaient pas encore parlé. Je décidai de me rendre,
le lendemain soir, à la Section afin de me rendre compte, moi-même, de
la véritable situation.
Le lendemain, 7 janvier, j’ai entendu Gapone lire et commenter sa
pétition. C’était déjà la pétition définitive, travaillée par quelques
membres des partis politiques, d’allure nettement révolutionnaire.
(Voir, pour les détails du mouvement de Gapone, Révolution Russe .) Je
compris tout de suite que mon élève disait vrai : un mouvement des
masses formidable, d’une gravité exceptionnelle, était imminent. Le
jour suivant, 8 janvier, au soir, je me suis rendu de nouveau à la
Section. Je voulais voir ce qui s’y passait. Et, surtout, je cherchais
à prendre contact avec les masses, à me mêler de leur action, à
déterminer nia conduite personnelle. Plusieurs de mes élèves
m’accompagnèrent. Ce que je trouvai à la Section me dicta vite mon
devoir. La nouvelle des événements s’étant répandue en traînée de
poudre parmi la population de la capitale, je vis, avant tout, une
foule énorme et grave stationner aux abords de la Section, malgré le
froid intense de cette soirée d’hiver. J’appris qu’à l’intérieur un
membre de la Section était en train de lire et de commenter la pétition
de Gapone à ceux qui purent y pénétrer. Les autres attendaient leur
tour. En effet, quelques instants après, la porte s’ouvrit bruyamment.
Un millier de personnes sortit dans la rue. Un autre millier se
précipita à l’intérieur. Je réussis à y pénétrer aussi. La porte claqua
derrière nous. Aussitôt, un ouvrier gaponiste, assis sur l’estrade,
commença à donner connaissance de la pétition. Hélas ! C’était
lamentable. D’une voix faible et monotone, sans entrain, sans
précision, l’homme lisait le document (une copie, bien entendu), devant
une masse attentive et anxieuse. Dix minutes lui suffirent pour
terminer la lecture, sans commentaires explicites, sans conclusions
concrètes. Ensuite, la salle fut vidée pour recevoir un nouveau millier
d’hommes. Rapidement, je consultai mes amis. Notre décision fut prise.
Je me précipitai vers l’estrade. Jusqu’à ce jour, je n’avais jamais
encore parlé devant les masses. Mais je n’hésitai pas. Je sentis en moi
une force irrésistible qui me poussait. Il fallait à tout prix changer
la façon de renseigner et de soulever le peuple.
Je m’approchai de l’ouvrier qui s’apprêtait à reprendre sa lecture
endormante. « Vous devez être joliment fatigué, - lui dis-je :
Laissez-moi lire la pétition... » L’homme me regarda surpris,
interloqué. Il me voyait pour la première fois. « N’ayez pas peur, -
continuai-je : Je suis un ami de Gapone. En voici la preuve... » Et je
lui tendis la carte de visite de ce dernier. Quelques élèves qui se
trouvaient à mes côtés, appuyèrent mon offre. L’homme finit par
acquiescer. Il se leva, me remit la pétition et se retira. Aussitôt, je
commençai la lecture et l’interprétation du document, en soulignant
surtout les passages d’allure révolutionnaire, en insistant tout
particulièrement sur la certitude d’un refus de la part du tzar. J’ai
lu ainsi la pétition six ou sept fois, toujours à une nouvelle foule
qu’on laissait entrer, après avoir vidé la salle, jusqu’à une heure
très avancée de la nuit. Et je restai coucher à la Section, avec des
amis, sur des tables rapprochées les unes des autres.
Le lendemain matin - le fameux 9 janvier - j’ai dû lire la pétition une
ou deux fois encore. Ensuite, nous sortîmes dans la rue. Une foule
immense nous y attendait. Vers 9 heures, mes amis et moi, ayant formé -
bras dessus, bras dessous - les premiers trois rangs, nous invitâmes la
foule à nous suivre et nous nous dirigeâmes vers le Palais d’Hiver.
Toute la foule - jusqu’à 12.000 personnes - s’ébranla et nous suivit en
rangs serrés. Inutile de dire que nous ne parvînmes pas à la place du
Palais. Aux abords du pont dit « Troïtzky », sur la Néva, nous nous
heurtâmes contre un barrage de troupes, lesquelles, après les
sommations d’usage restées sans effets, nous accueillirent par des
salves nourries. A la deuxième salve, la foule s’arrêta et se dispersa,
laissant sur place une trentaine de morts et une soixantaine de
blessés. Il faut dire, cependant, que beaucoup de soldats tirèrent en
l’air : pas mal de vitres aux étages supérieurs des maisons
avoisinantes volèrent en éclats, sous le choc des balles. Par miracle,
je ne fus pas touché. (Mon voisin de gauche, un forgeron de l’usine
Langensippen, grand et beau gaillard, fut tué net par une balle en
plein front.)
Quelques jours passèrent. La grève des usines de la capitale était
générale. La misère se faisait déjà sentir dans les rangs des
grévistes. Tous les jours, des réunions d’urne trentaine ou quarantaine
d’ouvriers de mon quartier avaient lieu chez moi. La police,
momentanément, nous laissait tranquilles. Depuis les derniers
événements, elle gardait une neutralité mystérieuse. Nous mettions
cette neutralité à profit. Nous cherchions des moyens d’agir. Nous
étions à la veille de prendre certaines décisions. Mes élèves
décidèrent, d’accord avec moi, de liquider notre organisation d’études,
d’adhérer, individuellement, à des partis révolutionnaires, de passer à
l’action. Car tous, nous considérions les événements comme les
prémisses d’une révolution décisive.
Un soir, - une huitaine de jours après le 9 janvier, - on frappa à la
porte de ma chambre. J’étais seul. Un homme entra, de grande taille,
d’allure franche et sympathique.
— Vous êtes un tel ?... Je vous cherche depuis quelque temps déjà.
Enfin, hier, j’ai appris votre adresse... Moi, je suis Georges Nossar,
avocat. Voici de quoi il s’agit. J’ai assisté, le 8 janvier, à votre
lecture de la pétition. J’ai vu que vous aviez beaucoup d’amis,
beaucoup de relations dans les milieux ouvriers... Et il me semble que
vous n’appartenez à aucun parti politique...
— C’est exact...
— Alors, voici. Je n’adhère, moi non plus, à aucun parti
politique, car je me méfie... Mais, personnellement, je sympathise au
mouvement ouvrier révolutionnaire... Or, jusqu’à présent, je n’ai pas
une seule connaissance parmi les ouvriers. Par contre, j’ai de très
vastes relations dans les milieux bourgeois libéraux. Alors, j’ai une
idée... Je sais que des milliers d’ouvriers, avec leurs femmes et
enfants, subissent déjà de privations terribles par suite de la grève.
Et, d’autre part, je connais de riches bourgeois qui ne demanderaient
pas mieux que de porter secours à ces malheureux. Bref, je pourrais
ramasser, pour les grévistes des fonds considérables. Il s’agit de les
distribuer d’une façon organisée, juste, utile. Pour cela, il faut
avoir des relations dans la masse ouvrière... J’ai pensé à vous... Ne
pourriez-vous pas, d’accord avec moi et avec vos meilleurs amis
ouvriers, vous charger de recevoir de moi et de distribuer ensuite,
parmi les gréviste, les sommes importantes que je pourrais vous
procurer !
J’ai accepté. Parmi mes amis, se trouvait un ouvrier qui pouvait
disposer d’une camionnette automobile de son patron pour visiter les
grévistes et distribuer les secours. Le lendemain soir, j’ai réuni mes
amis. Nossar était là. Il nous apporta déjà quelques milliers de
roubles. Notre action commença tout de suite.
Pendant quelque temps, nos journées furent entièrement absorbées par
cette besogne. Le soir, je recevais des mains de Nossar, contre un
reçu, les fonds nécessaires. Et, le lendemain, aidé par mes amis
ouvriers, je les distribuais, contre des reçus également, à des
grévistes. Je remettais ensuite les reçus à Nossar.
Naturellement, ce dernier lia amitié avec les ouvriers qui venaient me
voir. Cependant, la grève tirait à fin. En même temps, les fonds
s’épuisaient. Alors surgit de nouveau la grave question : Que faire ?
Comment poursuivre l’action ? La perspective de nous séparer à jamais,
sans tenter de continuer une activité commune nous paraissait absurde.
C’est alors qu’un soir, quelques ouvriers réunis ma chambre - Nossar
était des nôtres - exprimèrent l’idée de créer un organisme permanent :
une sorte comité ou, plutôt, de conseil (le mot Soviet fut prononcé
pour la première fois dans ce sens spécifique) qui veillerait sur la
suite des événements et pourraient le cas échéant, rallier autour de
lui les forces ou révolutionnaires. En somme, il s’agissait dans cette
première ébauche, d’une sorte de permanence ouvrière sociale.
L’idée fut adoptée. Séance tenante, on essaya de fixer les bases
d’organisation et les perspectives de fonctionnement de ce soviet. On
décida de mettre les ouvriers de toutes les grandes usines au courant
de la nouvelle création et de procéder, dans l’intimité, à des
élections des membres de cet organisme qu’on appela déjà - pour la
première fois - Conseil (soviet) des délégués ouvriers. En même temps,
on posa une autre question : Qui dirigera les travaux du Soviet ? Qui
sera placé à sa tête pour le guider ? Les ouvriers présents, sans
hésitation, m’offrirent ce poste. Très touché par leur confiance, j’ai,
néanmoins, décliné catégoriquement l’offre. Je dis à mes amis : « Vous
êtes des ouvriers. Vous voulez créer un organisme qui devra s’occuper
de vos intérêts ouvriers. Apprenez donc, dès le début, à mener vos
affaires vous-mêmes. Ne confiez pas vos destins à ceux qui ne sont pas
des vôtres. Ne vous imposez pas de nouveaux maîtres : ils finiront par
vous dominer. Je suis persuadé qu’en matière de vos luttes et de votre
émancipation, personne, en dehors de vous-mêmes, ne pourra jamais
aboutir à un vrai résultat... Pour vous, au-dessus de vous, à la place
de vous-mêmes, personne ne fera jamais rien... Vous devez trouver votre
secrétaire, votre président, ou les membres de votre commission
administrative, dans vos propres rangs... Si vous avez besoin de
renseignements, d’éclaircissements, de certaines connaissances
spéciales, de conseils, bref, d’une aide intellectuelle et morale qui
relève d’une instruction approfondie, vous pouvez vous adresser à des
intellectuels, à des gens instruits qui devront être heureux, non pas
de vous mener en maîtres, mais de vous apporter leur concours sans se
mêler de vos organisations. Il est de leur devoir de vous prêter ce
concours, car ce n’est pas de votre faute si l’instruction
indispensable vous fait défaut... Ces amis intellectuels pourront même
assister à vos réunions, avec voix consultative, mais pas plus... Et
puis, comment voulez-vous que je sois membre de votre organisation,
puisque je ne suis pas ouvrier ? De quelle façon pourrais-je y pénétrer
?... »
A cette dernière question, les ouvriers me répondirent que rien ne
serait plus facile : on me procurerait la carte d’un ouvrier quelconque
et je ferais partie de l’organisation sous son nom. Inutile de dire que
j’ai décliné l’emploi d’un tel procédé de truquage et de tromperie. Je
l’ai jugé non seulement indigne, aussi bien de moi-même que des
ouvriers, mais surtout malfaisant, dangereux, néfaste. « Dans le
mouvement ouvrier, disais-je, tout doit être franc, droit, sincère... »
Malgré mes suggestions, les ouvriers ne se sentirent pas assez forts
pour pouvoir se passer d’un « guide ». Ils offrirent donc ce poste à
Nossar. Celui-ci, n’ayant pas les mêmes scrupules que moi, accepta.
Quelques jours plus tard, on lui procura une carte ouvrière au nom de
Khroustaleff, délégué d’une usine quelconque. Et, après quelques jours
encore, les délégués ouvriers de plusieurs usines de Saint-Pétersbourg
tinrent leur première réunion. Nossar-Khroustaleff en fut nommé
président, poste qu’il conserva par la suite, jusqu’à son arrestation.
Le premier Soviet était né.
La vie, la maladie et la mort des Soviets.
J’ai raconté la naissance du premier Soviet avec force détails, car cet
épisode historique était resté, jusqu’à maintenant, complètement dans
l’ombre. Quant au sort ultérieur des Soviets en Russie, il peut être
conté en peu de mots.
L’exemple donné par les ouvriers de Saint-Péterstourg fut suivi par
plusieurs autres villes. Des Soviets ouvriers y surgirent, à l’instar
de celui de la capitale. Toutefois, leur existence - à l’époque dont
nous parlons - fut éphémère. Ils furent vite repérés et supprimés par
les autorités locales. Par contre, le Soviet de Saint-Pétersbourg se
maintint pendant quelques semaines, le gouvernement central, en très
mauvaise posture à la suite des revers dans la guerre avec le Japon,
n’osant pas y toucher. Obligé, par la suite, de réduire son activité,
ce Soviet ressuscita - toujours sous la présidence de
Nossar-Khroustaleff - en octobre de la même année (1905), aux jours de
la grève générale. II continua, ensuite, à fonctionner jusqu’à la fin
de l’année, malgré l’arrestation de Nossar, aussitôt remplacé par
Trotzky. (Ce dernier pénétra d’abord au Soviet comme membre du parti
social-démocrate. Il y remplit par la suite, avant de remplacer Nossar
à la présidence, les fonctions de secrétaire.) Supprimé définitivement
à la fin de l’année (à ce moment, le gouvernement tsariste reprit pied,
« liquida » les derniers vestiges de la révolution de 1905, arrêta
Trotzky ainsi que des centaines de révolutionnaires et brisa toutes les
organisations politiques de gauche), le Soviet de Saint-Pétersbourg
réapparut lors de la révolution de février 1917, en même temps que se
créèrent les Soviets dans toutes les villes et localités importantes du
pays.
Le Soviet ouvrier de 1905, à Saint-Pétersbourg, s’occupa du sort des
travailleurs de la capitale et, surtout, s’employa à la propagande
révolutionnaire. Il siégeait assez régulièrement. Il défendait les
intérêts des masses ouvrières. Il coordonnait leur action. Il discutait
les problèmes qui les passionnaient. Il restait en contact étroit avec
elles. Il leur transmettait ses décisions et ses instructions par
l’intermédiaire des délégués d’usines. De plus, il publiait un journal
d’information et de propagande : les « Izvestia (Nouvelles) du Soviet
des délégués ouvriers, qui, naturellement, exerçait une grande
influence sur les masses.
Cependant, à cette époque déjà, le Soviet souffrait de quelques tares
organiques très graves qui déterminèrent, plus tard, la « maladie » et
la « mort » des Soviets en général.
Le défaut organique fondamental des Soviets fut leur soumission -
finalement complète - aux partis politiques. Dès le début, ces derniers
cherchèrent et réussirent à pénétrer dans le Soviet, à s’en emparer.
D’ailleurs, - nous l’avons vu. - à la naissance même du premier Soviet,
le manque d’assurance, le doute, la peur d’une vraie indépendance,
l’empressement d’être guidés par des éléments prétendus plus « calés »
quoique étrangers à la classe ouvrière, poussèrent les travailleurs à
introduire ces éléments dans leurs organismes de classe. Le recours à
Nossar - épisode paraissant sans grande importance - eut, en réalité,
une signification de principe très grave. A ce moment déjà, c’en était
fait de l’indépendance des Soviets : le germe de la maladie future fut
inoculé à l’organisme créé. Car ce fut un précédent lourd de
conséquences. Une fois le principe d’intervention dirigeante des
éléments non-ouvriers admis, les partis politiques ne devaient plus
tarder à l’exploiter dans leurs intérêts. L’ambiance favorable à
l’ingérence des politiciens dans l’oeuvre d’émancipation ouvrière fut
ainsi créée. L’avenir immédiat accentua l’évolution du germe morbide et
affirma son rôle néfaste. L’hégémonie des partis politiques, le
renoncement à une activité vraiment indépendante, ouvrière et sociale
des travailleurs, tels furent bientôt les résultats logiques de
l’erreur initiale.
Déjà, en 1905, le parti social-démocrate réussit à imposer au Soviet de
Saint-Pétersbourg son hégémonie politique. Trotzky mena le Soviet à sa
guise. Toutefois, le champ d’action de ce premier Soviet étant très
restreint, son oeuvre ne put encore en souffrir beaucoup. Et,
d’ailleurs, le temps lui manqua aussi bien de souffrir que d’agir.
Mais, en 1917, l’état des choses fut tout autre.
Les Soviets de 1917 furent immédiatement appelés à remplir une
importante tâche révolutionnaire et sociale, à déployer une grande
activité réelle.
Les Soviets de 1917 durent s’occuper de tout. Chaque Soviet local se
divisait en « sections », et chaque section avait son champ d’activité.
Ainsi, par exemple, tout Soviet possédait une « section financière »,
une « section agraire », une « section ouvrière », une « section
d’approvisionnements », une « section des transports », une « section
de l’instruction publique », d’hygiène, etc., etc. Dirigés, dominés,
menés par des partis politiques (au lieu d’être guidés par les besoins
réels de la population travailleuse et. par des hommes simples, mais
capables d’y faire face), les Soviets, au lieu de se consacrer à une
oeuvre vraiment ouvrière et sociale, durent justement « faire de la
politique », en perdant ainsi leur temps et leurs forces en des
discussions et des luttes intestinales interminables, pour arriver
finalement à une impuissance totale. Le parti bolcheviste en profita,
en fin de compte, pour soumettre les Soviets entièrement à sa terrible
dictature, pour en faire des instruments absolument dociles, pour
mettre décidément fin à toute ombre de leur indépendance.
Depuis 1919, les Soviets « ouvriers » russes devinrent définitivement
de simples filiales du parti bolcheviste, simples organes
administratifs du gouvernement. Ils perdirent toute initiative, toute
faculté d’agir librement, toute allure sociale et révolutionnaire. Les
Soviets comme tels étaient morts.
D’aucuns se demanderont comment une telle imposture est possible, du
moment que le Soviet est une institution locale qui s’occupe des
intérêts de la localité donnée ; du moment que les Soviets sont, au
moins théoriquement, souverains, et qu’enfin, leurs membres sont élus
par les travailleurs. Pour bien comprendre la vraie situation, il faut
tâcher de se représenter le plus exactement possible cet État
omnipotent, maître unique et absolu qui tient tout, qui fait tout, qui
est tout. Ce ne sont nullement les Soviets qui sont souverains, mais le
parti au pouvoir, donc le gouvernement composé uniquement de membres de
ce parti et soutenu : 1° par une force armée et policière formidable ;
2° par une classe bureaucratique et privilégiée nombreuse. Ce
gouvernement surveille, contrôle, organise et dirige absolument tout
dans le pays. Rien ne peut se faire contre lui ou en dehors de lui.
Théoriquement, - c’est-à-dire, d’après la constitution « soviétique »
écrite, - le pouvoir suprême appartient au Congrès Panrusse des
Soviets, convoqué périodiquement, et ayant, en principe, le droit de
renverser et de remplacer le gouvernement. Mais tout cela n’est que
pure apparence. En réalité, c’est le gouvernement - le Conseil des
Commissaires du Peuples - qui tient la force et le pouvoir suprême ;
c’est le gouvernement qui peut écraser le Congrès des Soviets aussi
bien que tout Soviet pris séparément ou tout membre d’un Soviet, en cas
d’opposition ou de non-obéissance. Mieux encore : Le véritable
gouvernement du pays, ce n’est pas même le Conseil des Commissaires,
c’est le soi-disant Politbureau (Comité politique), qui comprend
quelques sommités du Parti, ou - plutôt - son chef : Staline, le
dictateur. C’est Staline en personne qui est soutenu par l’Aréopage (le
« Politbureau »), - par le Conseil des Commissaires, par les couches
privilégiées, la bureaucratie, l’« appareil », l’armée, la police. Par
conséquent, c’est Staline qui a le pouvoir réel et suprême. C’est lui
et, partant, le Politbureau et le Conseil des Commissaires du Peuple
qui imposent leur volonté aux Soviets et non inversement. Et voici
pourquoi les Soviets ne sont, en réalité, que des filiales politiques
du gouvernement.
D’autre part, depuis 1917, le mécanisme électoral des Soviets s’est
joliment modifié. Si, au début, les élections aux Soviets étaient
libres et plus ou moins discrètes, de nos jours - et depuis assez
longtemps déjà - ni cette liberté, ni cette discrétion n’existent plus.
Petit à petit, tous ces « préjugés bourgeois », furent extirpés.
Aujourd’hui, les élections sont organisées, menées et surveillées de
près par les agents du même gouvernement omnipotent. Les « cellules »
et les organisations bolchevistes sur place suggèrent aux électeurs
leurs « idées » et leur imposent leurs candidats. Dans les conditions
présentes, personne n’ose, personne songe même à s’y opposer. Les
candidats sont acceptés automatiquement, et les « élections » ne sont
qu’une formalité de décor. De cette façon, la composition voulue des
Soviets ainsi que leur soumission complète au gouvernement sont
garanties d’avance. A part la maladie mortelle des Soviets que je viens
de mettre en lumière, ces institutions souffraient de deux autres
défauts, de moindre portée, certes, qui ne doivent pas pour cela être
passés sous silence.
Le premier de ces défauts fut l’envergure et l’importance exagérée des
Soviets. En effet, appelés à s’occuper de tout, ils finirent par ne
plus pouvoir s’occuper de quoi que ce soit. Leurs fonctions furent - je
parle de l’époque 1917 à 1919 - trop vastes et partant vagues. La
répartition des fonctions entre les Soviets et les autres organismes
ouvriers (syndicats, coopératives, comités d’usines) n’a jamais été
dûment établie. Les anarchistes, dans leur presse, et aussi dans leur
propagande verbale, se préoccupaient beaucoup de ce problème. Ils
n’eurent pas le temps de poursuivre cette tâche jusqu’au bout : d’une
part, ils furent attaqués et écrasés par le gouvernement bolchéviste ;
et, d’autre part, ce dernier trancha la question à sa façon en
accaparant toutes les organisations ouvrières quelles qu’elles fussent,
en les soumettant à sa dictature et en « répartissant » leurs fonctions
selon ses desseins politiques. Il est certain que le « vague » des
organisations ouvrières - des Soviets surtout - fit parfaitement le jeu
des bolcheviks.
Le second défaut des Soviets ne fut pas que leur défaut à eux : il est
inhérent à toutes les organisations ouvrières bien assises,
permanentes, solides. C’est une certaine lourdeur, une immobilité, une
tendance au fonctionnarisme, au bureaucratisme, et aussi à une idée
exagérée de leur importance, de leur puissance, de leur éminence.
Ironie cruelle : c’est précisément cet ensemble de qualités qui les
rend, finalement, presque impuissantes. Pour parer à ce vice assez
important, j’ai préconisé, au cours de la révolution russe, la
création, par les masses agissantes, des organismes ouvriers spontanés,
vivants, « mobiles », formés ad hoc pour résoudre tel ou tel autre «
problème du jour », telle ou telle autre « tâche de l’heure », et
disparaître une fois la tâche accomplie. De tels organismes pourraient,
à mon avis, apporter un correctif sérieux à l’attitude figée des
organisations « permanentes » (Soviets ou autres). Ces dernières
conserveraient alors, finalement, juste les fonctions qui exigeraient
une action lente, solide, permanente. Il me semble que seul ce principe
: de multiples organisations ouvrières « mobiles », constamment créées
ou liquidées selon les besoins, permettrait aux masses travailleuses
tout entières d’agir, de créer, de « vivre », de participer de fait à
l’œuvre de la construction. Et, d’autre part, cette situation
déplorable où les travailleurs se voient obligés de faire à leurs
propres organisations le reproche - combien mérité ! - de s’être «
détachées » des masses, cette situation anormale et pénible prendrait
fin. (Une résolution dans ce sens fut adoptée unanimement par le
premier congrès de la Confédération des organisations anarchistes de
l’Ukraine « Nabat », à Elisabethgrad, en avril 1919.)
L’attitude des anarchistes.
Tout ce qui précède explique suffisamment l’attitude des anarchistes
russes vis-à-vis des Soviets, lors de la révolution de 1917 (voir aussi
Révolution Russe ). Favorable au début où les Soviets avaient encore
l’allure d’organismes ouvriers, et où l’on pouvait voir dans la
révolution elle-même un facteur puissant qui allait les rendre tels
définitivement, bons à remplir certaines fonctions utiles, cette
attitude se modifia, par la suite, en sceptique et, enfin, nettement
négative, au fur et à mesure que les Soviets devenaient des organismes
purement politiques, maniés par le gouvernement.
Les anarchistes, dans leur majorité, accomplirent donc, face aux
soviets, toute une évolution qui suivit celle des soviets eux-mêmes :
ils commencèrent par ne pas s’opposer à ce que des camarades se
laissassent élire membres de ces institutions ; ils passèrent ensuite à
la critique et à l’abstention ; et ils finirent par se prononcer «
catégoriquement et définitivement contre toute participation aux
Soviets devenus des organismes purement politiques érigés sur une base
autoritaire, centraliste et étatiste » (Résolution du Congrès
d’Elisabethgrad.) Sans doute, cette attitude des anarchistes vis-à-vis
des Soviets fut pleinement justifiée par la marche des événements. Je
voudrais pouvoir étudier, ici-même, l’important problème du rôle
éventuel des organisations ouvrières du genre « Soviets » dans les
révolutions à venir. Mais, ce sujet m’entraînerait trop loin, car il
suppose une analyse concrète, très détaillée et très complète, aussi
bien de la Révolution Sociale en son entier, que des tâches et des
rôles combinés et synthétisés de tout un ensemble d’organismes ouvriers
lors de cette révolution. Un tel sujet exigerait, évidemment, un
ouvrage spécial et volumineux. Et, d’ailleurs, le problème pourrait
être résolu d’une façon assez différente pour divers pays. Dans un
ouvrage général, on ne pourrait que tâcher d’en tracer les grandes
lignes. Ici, je me bornerai à dire qu’à mon avis, l’enthousiasme actuel
pour les « Soviets », comme formes d’organisation de la classe ouvrière
en train d’accomplir la Révolution Sociale et de créer la société
nouvelle, est très exagéré. J’estime que le rôle principal, fondamental
dans cette œuvre future incombera à d’autres formes d’organisation
ouvrière, et que, dans tout l’ensemble de cette nouvelle charpente
sociale, la tâche des institutions du genre « Soviets » sera assez
restreinte, limitée, modeste. Je pense, notamment, que ces institutions
ne pourront accomplirutilement que quelques besognes de second plan et
d’ordre auxiliaire : administratif. régulateur, calculateur.
Voline