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SPECTATEUR n. m.

Les progrès de la physiologie nous permettent d'avancer lentement mais avec quelque certitude dans la connaissance de notre propre psychologie. Cette connaissance ne s'effectue point sans rencontrer de sérieux obstacles, même chez les penseurs les plus profonds, lesquels, déterminés par une éducation ou une influence particulièrement idéaliste, ramènent toute chose à une sorte de vie de l'esprit indépendante des conditions physiologiques d'existence bonnes ou mauvaises. C'est en ce sens que la sensibilité spectaculaire de Jules de Gaultier, qui a le plus profondément traité cette question en de multiples ouvrages, peut être comprise. Ce n'est pas que, dans le passé, plus ou moins lointain ou récent, les penseurs n'aient découvert et apprécié consciemment cette faculté de l'intelligence de jouir des choses sans les posséder, mais ce philosophe, avec un esprit de suite remarquable, a précisé le sens de cette sensibilité spectaculaire et son rôle unique de justification de la pensée elle-même.

La vie étant conditionnée par les sensations et celles-ci pouvant se diviser en sensations de plaisir et en sensations de douleur, il en résulte, pour ce philosophe, qu'aucune morale ne peut atteindre son but, qui est la suppression de la souffrance, car la réalisation du bonheur universel implique une harmonie absolue supprimant les différences et aboutissant au néant. D'autre part, chacun voulant augmenter, à son profit, la somme des sensations de plaisir et réduire celle des sensations douloureuses, il en résulte une lutte inévitable entre individus désirant tous les mêmes objets. Comme il n'y a ni plaisir, ni douleur absolue, la morale qui veut supprimer la douleur ne peut parvenir à cet état de sensation unique qui serait le néant. Ainsi, aucune morale ne peut parvenir à ses fins et, poursuivant dans l'avenir une réalisation impossible, elle néglige la seule réalité : le présent.

Ainsi, Jules de Gaultier pense que la souffrance et le plaisir étant inséparables dans le domaine sensoriel, l'éthique poursuit un rêve chimérique en voulant améliorer les conditions humaines et supprimer le mal. A cette poursuite stérile et vaine il oppose la sensibilité spectaculaire qui fait de la sensation, bonne ou mauvaise, un objet de spectacle et de joie. Cette sensibilité a ceci de particulier que, contrairement au domaine moral, qui ne peut exister dans ses deux pôles : plaisir et douleur, elle ne laisse subsister que le plaisir. Le plaisir et la souffrance ne sont plus alors que des éléments de contemplation engendrant la joie spectaculaire.

Dans le domaine scientifique, ce philosophe, constatant que la science n'a pas réussi à ramener la diversité des phénomènes à une source commune, à réduire l'hétérogène à l'homogène, alors que toute la connaissance scientifique a pour but la recherche et la démonstration de l'identité des processus physico-chimiques que nous percevons, en déduit que la science a échoué dans son essai d'explication synthétique de l'univers, mais que, précisément, cet échec, cette réduction du divers à l'Un étant impossible, parce que l'uniformité détruit toute connaissance, que toute connaissance suppose un sujet et un objet et que l'Un ne peut se manifester à sa propre vue qu'en se situant spectateur de lui-même, ce qui détruit l'unité, le rôle de la science n'est plus alors la recherche d'une explication définitive de l'univers, mais un spectacle de curiosité pure du fonctionnement de cet univers. Spectacle qui ne doit pas prendre fin par une explication totale des choses, mais doit se continuer indéfiniment, autant que la vie même des spectateurs.

Jules de Gaultier va même plus loin ; il nie le rôle utilitaire de la science. Elle n'est pas, dit-il, dans son essence, un moyen d'augmenter notre pouvoir sur les choses, mais un organe de pure vision, un moyen d'atteindre la fin immédiate impliquée dans tout mouvement de division de l'existence avec elle-même, c'est-à-dire la connaissance, la contemplation de l'univers. Si la science crée, augmente la puissance de l'homme, c'est uniquement pour augmenter la connaissance, étendre le spectacle, varier indéfiniment la contemplation.

Dans cette conception spectaculaire de la vie, il y a certainement quelque chose d'exact et de profitable pour l'individu. La course incessante vers un mieux-être à venir, toujours fuyant, toujours inaccessible est évidemment un legs religieux, un sacrifice de la réalité présenté à un hypothétique futur. L'examen logique de l'existence nous démontre, d'autre part, que tout est inutile dans l'univers, puisque rien ne dure, que tout s'y détruit et se transforme sans but et sans fin. Quel que soit l'avenir des mondes, si merveilleusement organisés soient-ils, ils disparaîtront sans laisser plus de traces dans l'infini qu'un grain de sel dans l'océan. Il est donc erroné de s'imaginer construire et œuvrer pour l'éternité. Et il est profondément absurde de reporter sur des temps à venir une joie de vivre actuelle, car le présent actuel auquel on refuse cette joie a été, au passé, un présent auquel, précisément, on refusait une joie qui nous était réservée et que nous n'avons pas. Il n'y a aucune raison pour que chaque génération ne se sacrifie pas perpétuellement à la suivante ; de telle sorte que toutes les générations humaines se seront sacrifiées sans joie à la dernière, laquelle ne fera rien de mieux, en fin de compte, que mourir dans quelques cataclysmes plus ou moins terrifiants.

C'est une sorte de course à la mort, un suicide grandiose, d'une telle envergure qu'il échappe au peu d'esprit critique des foules sacrifiées. Cette incohérence s'accorde également avec l'impression de stérilité de toute l'activité trépidante du monde moderne où l'action frénétique s'oppose à toute évolution esthétique de la durée, où la fuite des temps détruit toute contemplation désintéressée, où les visions se succèdent en des tourbillonnements précipités, sans jamais permettre de saisir, de voir, de stabiliser une réalité reposante, dans une sorte de poursuite vertigineuse d'on ne sait quel but ou quelle fin ; tels ces joueurs hallucinés, entassant désastres sur désastres pour d'illusoires revanches sur un insaisissable destin.

Si donc vivre ne correspond à rien de compréhensif, il nous reste une seule certitude, une seule joie : faire de notre vie un spectacle esthétique.

La morale courante est par conséquent à rejeter puisqu'elle nous entraîne vers des fins matérielles ou mystiques inutiles à notre bonheur. Et, d'autre part, la possession des choses est forcément une source de conflit parce que l'imagination sensuelle est insatiable et que l'élimination du déplaisir est impossible dans ce domaine d'hostilité et de lutte pour la conquête d'objets ou d'espace forcément limités.

Il est également certain que le but réel de la science n'est pas uniquement la puissance dominatrice de l'homme, puisque cette puissance, au service de l'imagination sensuelle et conquérante, ne parviendra jamais à ses fins, ne satisfera jamais l'imagination, n'atteindra, en aucun temps, un but définitif et sera inévitablement vaincue par les forces éternelles de l'univers. Un des buts actuels de la science est donc bien une recherche esthétique, la recherche d'une émotion spectaculaire, la satisfaction d'une curiosité pure, la contemplation du spectacle mondial.

Nous pourrions donc adhérer en partie à ce sens spectaculaire de la vie ; mais il y a, dans cette conception de l'activité humaine, quelque chose de mystique, d'irréel, qu'il est nécessaire de préciser et d'écarter pour donner à cette conception un caractère objectif et réalisable. Ce quelque chose, c'est l'affirmation que toute sensation, bonne ou mauvaise, peut être indifféremment une source de spectacle et de joie. C'est également l'affirmation que le but de la connaissance est essentiellement la contemplation. Il semble, d'après ces concepts, que l'esprit seul a une réalité, qu'il existe par lui-même, que, n'étant pas acteur, tous les actes lui sont indifférents pourvu qu'il y ait des actes et des acteurs dont il jouit. C'est là un des points faibles du concept idéaliste. Certes, le philosophe admet bien qu'il doit y avoir, même chez lui, une réalité sensuelle et cette réalité, bonne ou mauvaise, il l'accepte comme spectacle ; il est à lui-même, à sa sensibilité son propre spectateur, mais il néglige la base nécessaire et fondamentale de tout spectacle, c'est-à-dire la vie, base hors de laquelle aucune contemplation n'est possible.

La vie est un phénomène qui ne peut exister que dans certaines conditions. Négliger ces conditions, c'est compromettre la vie et, du même coup, le spectateur. Et ces conditions sont inséparables du bien et du mal. C'est pourquoi Nietzsche n'avait pas à se situer par delà le bien et le mal, car, par delà ces notions, il n'y a plus de vie humaine et, par conséquent, plus de spectateur. Le bien, c'est tout ce qui est nécessaire à la vie et l'intensifie ; le mal c'est tout ce qui s'oppose à cette activité et la détruit.

Jules de Gaultier approuve forcément ce minimum d'éthique, mais il ne paraît pas en avoir tiré les conclusions logiques qui semblent s'imposer nécessairement, car si nous admettons qu'il y a un mal qui détruit la vie, et conséquemment le spectateur, il y a contradiction et impossibilité absolue à faire de la souffrance et de la douleur, qui sont des éléments destructeurs de la vie, une source de spectacles.

Concevoir l'existence d'une activité et son épanouissement dans sa propre disparition, me parait être d'une parfaite absurdité. Nous retrouvons ici les expériences si concluantes de Pavlov, déterminant un chien affamé à frétiller de joie sans les secousses, primitivement douloureuses, des décharges électriques, transformées peu à peu, par association, en signes précurseurs de plaisirs nutritifs. Ainsi se conduisent les ivrognes, les morphinomanes, les héros sanguinaires et autres spectateurs, plus ou moins purs, de même qualité.

Ainsi donc, chronologiquement, la vie est antérieure à l'éthique et celle-ci à l'esthétique. Et la connaissance, loin d'être le but exclusif de la vie, n'est que la conséquence de la vie. L'esthétique n'est qu'un effet du chaos. Faire du spectacle des choses la raison d'être de l'existence, c'est tomber dans le finalisme, c'est admettre une sorte d'harmonie préétablie, une justification de l'univers. C'est admettre, avec l'alpiniste tombé dans une crevasse, que le tas de neige qui l'a sauvé, n'avait d'autre raison d'être que d'éviter son écrasement.

Il n'y a pas de fin dans l'infini.

L'homme peut faire, contre mauvaise fortune, bon cœur ; l'homme peut, faute de mieux, être un spectateur ; mais, contrairement à Jules de Gaultier, j'estime que la connaissance est, d'abord et avant toute chose, action, et qu'elle ne devient spectacle qu'ensuite, par simple fonctionnement cérébral, par une utilisation totale de l'influx nerveux. Celui-ci utilisé tout d'abord dans les centres affectifs les plus puissants parvient finalement dans les centres intellectuels toujours sous la dépendance des centres affectifs. Physiologiquement, toute la vie n'est qu'une suite de réactions de la substance vivante contre les excitations du milieu. Ces réactions n'utilisent pas totalement l'énergie nerveuse déclenchée par les excitations ; une partie de cette énergie inutilisée modifie la substance cérébrale, préparant d'autres actions plus complexes lors des futures excitations. La pensée, étant un effet de ces excitations, ne peut donc être une cause initiale, créatrice, indépendante de spectacles. Elle subit tous les avatars des chocs et des heurts d'un univers instable et chaotique. La vie existe d'ailleurs en grande partie sans conscience et sans apparence spirituelle.

La pensée est donc bien un luxe, c'est-à-dire un surplus et l'homme, c'est-à-dire l'enfant, et philogénétiquement le pré-humain, a d'abord senti, puis réagi et enfin pensé.

L'homme est acteur vivant avant d'être spectateur. Il n'y a pas de connaissance sans sensations. L'espace, le temps sont des concepts issus du mouvement. Pour vivre, il faut agir, lutter, conquérir, connaître, prévoir, penser. Penser, c'est jouer mentalement le drame de la vie, de l'univers. C'est commencer des actes qui n'aboutissent pas. La pensée est un acte différé ou un acte avorté. Elle n'a de valeur que celle que lui donnent notre activité, notre énergie, notre expérience, notre vie. Le plus pur des savants agit, crée, utilise des instruments, des appareils parfois extrêmement coûteux et compliqués, fait des expériences, plie la matière à ses calculs et à ses caprices et ressent, quoi qu'on en dise, un sentiment de joie et de puissance à en pénétrer les secrets et à la dominer, car en lui le conquérant, antérieur ou curieux, est toujours vivant.

Nous ne pouvons donc séparer la pensée de l'action et de la morale. L'homme est à la fois acteur, parce qu'il est vivant et par conséquent conquérant et qu'il lui est absolument impossible d'exister autrement ; il est en même temps spectateur, non pas parce que tout l'univers s'est coordonné pour cette fin, ou que son esprit s'est donné volontairement ce but, mais parce que tel est le fonctionnement nerveux chez lui qu'une partie inutilisée de l'influx nerveux ne peut faire autrement que s'éparpiller en de multiples ramifications appelées pensées, contemplation, sensibilité spectaculaire.

Et, conséquemment, la morale est l'ensemble des actes qui, basés sur une réelle et profonde connaissance du fonctionnement biologique de l'être humain, lui assure le meilleur fonctionnement de cette sensibilité.

L'éthique et l'esthétique sont indissolublement liées l'une à l'autre et nous pouvons conclure qu'elles permettent à l'homme, acteur et spectateur, de vivre, de jouir et de durer.

- IXIGREC.