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SPIRITUALISME n. m. (du latin spiritus, souffle, haleine)

Dissipons d'abord une confusion volontairement entretenue par les défenseurs des croyances traditionnelles entre le spiritualisme théorique et ce que l'on appelle, d'une façon bien peu heureuse à mon avis, le spiritualisme pratique. Le premier n'est qu'un ensemble incohérent de rêveries métaphysiques ; le second consiste à placer les joies de l'esprit et du cœur au-dessus des plaisirs sensuels, dans le comportement ordinaire de l'existence. En fait, ce furent des matérialistes les stoïciens qui, dans l'antiquité, pratiquèrent la morale la plus austère ; de nos jours, maints savants mécanistes et athées poussèrent le renoncement plus loin que les personnages cités en exemple par les écrivains catholiques. Et nombre de spiritualistes convaincus, de pieux croyants se vautrent dans des orgies qui n'intéressent que les organes sexuels ou le gosier ! Un matérialisme sain et bien compris devient normalement générateur de nobles rêves, de sympathie à l'égard de tous les hommes et d'une très haute moralité. Par contre, les élans d'un spiritualisme échevelé, les amoureuses aspirations des grands mystiques aboutissent fréquemment à un prurit sexuel qui passe, dans l'esprit des chrétiens naïfs, pour une tentation de Satan. Mais, en attribuant au spiritualisme le monopole de l'héroïsme et de la générosité, les bien-pensants cherchent à tromper les âmes éprises d'idéal et de poésie. Ils n'y réussissent que trop, grâce à la complicité de romanciers et de journalistes qui n'hésitent jamais à mentir pour aider au maintien des plus iniques préjugés.

Au point de vue théorique, l'histoire des doctrines spiritualistes est assez édifiante pour que nous la rappelions. Même lorsqu'ils admirent l'existence d'une âme, les anciens ne la conçurent pas comme une substance immatérielle. Le mot grec pneuma et le mot latin spiritus, qui servaient à la désigner, signifiaient primitivement le souffle, l'haleine. La même remarque s'applique d'ailleurs à tous les autres mots des anciennes langues hellénique et latine employés dans le sens d'esprit, d'âme. Preuve qu'aucune distinction radicale n'existait, selon les créateurs de ces langues, entre la matière et la pensée. A l'origine, l'expression hébraïque correspondant au pneuma des grecs signifiait, elle aussi, air, vent ; et le Lévitique affirme encore que « l'âme de la chair est dans le sang ». Le double des Égyptiens était pareillement de nature matérielle. Chez les peuples inférieurs actuels, on retrouve des conceptions très voisines. « L'âme, comme le corps, écrit Frazer, peut être grasse ou maigre, grande ou petite ... On suppose en général que l'âme s'échappe par les ouvertures naturelles du corps, spécialement par la bouche et les narines. A Célèbes, on fixe quelquefois des hameçons au nez d'un malade, à son nombril, à ses pieds, afin que si l'âme veut s'échapper, elle soit accrochée et retenue ... Quand on baille devant eux, les Hindous font claquer leurs doigts pour empêcher l'âme de sortir. Les habitants des Marquises tiennent fermés le nez et la bouche des mourants pour prolonger leur vie en empêchant l'âme de sortir ».

Les premiers philosophes grecs restèrent fidèles à cette croyance en la matérialité de l'âme. On le constate sans peine chez les penseurs ioniens du VIème siècle. Selon Diogène d'Appolonie, l'esprit naît de l'air qui coule dans les veines avec le sang. D'après Héraclite, l'âme se nourrit d'air, grâce à la respiration. La majorité des médecins grecs continueront à faire du pneuma, non seulement la force animatrice du corps, mais l'âme elle-même. A l'inverse, Platon et Aristote conçurent l'esprit comme immatériel et partiellement indépendant de l'organisme. Principe de mouvement et de connaissance, l'âme, d'après Platon, est incorporelle, mais elle comporte plusieurs parties. L'une d'elles, l'intelligence, siège dans la tête ; c'est la partie raisonnable, divine et immortelle de l'esprit. Cœur et désir sont des parties dépendantes du corps et périssables comme lui ; la première est située dans la poitrine, la seconde « dans l'intervalle qui sépare le diaphragme et le nombril ». Selon Aristote, « l'âme est en nous le premier principe de la vie, de la sensation et de la pensée ». Elle n'est point substance mais forme ; c'est l'unité simple qui donne au corps l'action. « L'âme, déclare Aristote, ne saurait être sans le corps ; elle n'est pas un corps ; mais elle est quelque chose du corps ». A chaque fonction du corps, il fait correspondre une puissance différente, et il arrive ainsi à distinguer l'âme nutritive, l'âme sensitive, l'âme motrice et l'âme intellectuelle. Cette dernière est elle- même composée de l'intellect passif, qui disparaît avec l'organisme auquel il est lié, et de l'intellect actif séparable du corps et immortel. Comme l'intellect actif est impersonnel et commun à tous les hommes, cette immortalité n'est d'ailleurs pas individuelle.

Chez les Pères de l'Église, la croyance à l'immatérialité de l'âme est loin d'être universellement admise. Tertullien déclare expressément que l'âme est corporelle ; il lui attribue une couleur, une figure et des dimensions déterminées. Dieu lui-même, pense-t-il, ne saurait être un pur esprit. « Qui niera, déclare ce Docteur, que Dieu soit corps, quoique Dieu soit esprit ? Car l'esprit est un corps sui generis, avec des formes qui lui sont propres. Les êtres visibles, quels qu'ils soient, ont en Dieu leur corps et leur forme ». Au IVème siècle de notre ère, l'évêque de Poitiers, saint Hilaire, défendait avec ardeur la thèse de la matérialité de l'âme. Origène lui-même, que l'on donne souvent comme le représentant type du spiritualisme chrétien, estimait que, Dieu excepté, tout esprit, soit céleste, soit humain, se trouve nécessairement uni à un corps subtil mais matériel. Faustus, qui fut nommé abbé de Lérins en 433 et évêque de Riez en 462, affirmait encore que, non seulement l'esprit de l'homme, mais les anges aussi sont composés d'une substance matérielle.

D'après les scolastiques, l'âme serait spirituelle, mais dépendrait néanmoins partiellement du corps. « L'être de l'âme humaine, écrit Thomas d'Aquin, dépasse la matière corporelle, il n'est pas complètement absorbé par elle, et cependant il est atteint par elle en quelque manière. En tant que l'âme dépasse la matière et qu'elle peut subsister et agir par elle-même, elle est une substance spirituelle. Mais, en tant qu'elle est atteinte par la matière et qu'elle lui communique son être, elle est la forme du corps. Or elle est atteinte par la matière, parce que toujours, comme l'enseigne saint Denys, l'être le plus parfait de l'espèce inférieure atteint l'être le moins parfait de l'espèce supérieure ». Dès le début, déclare Thomas d'Aquin, l'embryon humain possède une âme végétative ; elle sera remplacée plus tard par une âme à la fois végétative et sensitive ; finalement surviendra une âme intellectuelle qui comprendra les deux autres en puissance et les absorbera. « L'homme n'est ni l'âme ni le corps, mais une troisième chose qui résulte de leur union. »

Avec Descartes, la dualité entre l'esprit et le corps devient absolue. Le corps n'est qu'un pur automate ; ce qui constitue essentiellement et exclusivement l'homme c'est l'âme pensante : « Partant, affirme-t-il, de cela même que je connais avec certitude que j'existe et que cependant je ne remarque point qu'il appartienne nécessairement aucune autre chose à ma nature ou à mon essence, sinon que je suis une chose qui pense, je conclus fort bien que mon essence consiste en cela seul que je suis une chose qui pense ». Je suis, avait-il déclaré ailleurs, d'une façon encore plus nette, « une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser et qui, pour être, n'a besoin d'aucun lien ni ne dépend d'aucune chose matérielle ». De cette absurde conception cartésienne, terme final des élucubrations métaphysiques enfantées par le cerveau de philosophes doués de plus d'imagination que de bon sens, devait résulter les folies du spiritualisme moderne. Le bref exposé que nous avons fait des thèses soutenues au cours des siècles, sur la nature de l'âme, suffit d'ailleurs à montrer que ces doctrines s'apparentent aux mythes que chaque génération complique et modifie selon ses goûts, mais qui manquent absolument de toute base objective et ne valent qu'à titre de poèmes ou de romans.

Le dualisme continue d'être enseigné dans les écoles ; il constitue le fond du spiritualisme officiel. Pour lui, l'âme et le corps sont deux substances réelles mais hétérogènes ; unies dans l'homme, elles sont néanmoins irréductibles l'une à l'autre. Par malheur une pareille conception, de l'aveu des spiritualistes eux-mêmes, rend incompréhensibles les rapports de l'âme et du corps. « Comment comprendre, écrit l'oratorien Malebranche, que le corps qui n'est que de l'étendue puisse agir sur un esprit ? Comment comprendre que ma seule volonté suffise même à me faire lever le bras, puisque, pour cela, il me faudrait connaître le jeu des esprits animaux dans tous mes nerfs et muscles, alors que l'homme le plus ignorant en anatomie est capable d'exécuter ce mouvement sans difficulté ? » Bien vainement Malebranche s'efforcera de trouver une solution à ce problème ; sa théorie des causes occasionnelles fit sourire même les plus dévots de ses contemporains. Tous ceux qui ont maintenu une séparation absolue entre l'âme et le corps ont abouti à un échec complet dans leurs tentatives d'explication. Aussi plusieurs ont-ils voulu supprimer le corps au profit de l'âme.

Spinoza estime que la pensée et l'étendue sont deux attributs d'une même substance : « L'âme et le corps sont une seule et même chose qui est conçue tantôt sous l'attribut de la pensée, tantôt sous celui de l'étendue ». Le corps demeure aussi réel que l'esprit, puisque chacun d'eux traduit la substance dans son langage particulier. Nous sommes conduit à un panthéisme qui équivaut à l'abandon du spiritualisme. Par contre, Leibniz sacrifie nettement la matière à l'esprit. Pour lui, la réalité se compose de monades, d'âmes plus ou moins analogues à la nôtre ; et ces monades inétendues tirent toutes leurs perceptions d'elles-mêmes, non de l'extérieur. La matière représente seulement le stade inférieur du développement de l'esprit ; entre elle et la monade la plus parfaite, il n'existe aucune différence de nature, aucune solution de continuité. Chez le minéral, la monade ne possède encore que des perceptions extrêmement confuses ; chez l'homme, elle demeure imparfaite et limitée, mais parvient déjà à des connaissances claires et distinctes. Au sommet se trouve la monade suprême, Dieu, dont les virtualités ont atteint un complet développement. Tout est esprit ; mais l'évolution de l'esprit n'est pas égale chez tous les êtres, et ce que nous appelons matière n'est qu'une dégradation de l'esprit.

Certains idéalistes vont plus loin et ne voient dans la matière qu'une illusoire apparence, une création subjective de l'activité mentale. Elle se réduit à une collection d'états de conscience et ne répond à rien de positif. « La table sur laquelle j'écris, affirme Berkley, je dis qu'elle existe : c'est-à-dire je la vois, je la sens ; et si j'étais dans mon cabinet je pourrais la percevoir, ou quelque autre esprit la percevrait réellement. Il y a eu une odeur, cela veut dire : une odeur a été perçue ... Car pour ce qu'on dit de l'existence absolue des choses qui ne pensent point, existence qui serait sans relation avec ce fait qu'elles sont perçues, c'est ce qui me paraît parfaitement inintelligible. Leur esse consiste dans leur percipi, et il n'est pas possible qu'elles aient une existence quelconque, hors des esprits ou choses pensantes qui les perçoivent ». L'évêque Berkley croyait porter un coup mortel à l'irréligion en niant l'existence de la matière et en attribuant à Dieu la charge de provoquer nos perceptions extérieures et de les coordonner entre elles. Mais les idéalistes du XIXème siècle ont jugé ridicule le rôle que Berkley prêtait à Dieu ; dans la matière ils ont vu de préférence une production de notre esprit, un symbole qu'il élabore pour ses besoins pratiques.

Incontestablement, nous sommes en plein roman métaphysique ; un feu d'artifice verbal, de nébuleuses rêveries que ne justifient ni l'expérience ni la raison, voilà où aboutit l'effort des penseurs spiritualistes. Dunan, un spiritualiste, a reconnu, dans un moment de sincérité, que tous ces systèmes jonglaient avec des mots vides d'idées. « Il est clair, écrit-il, que définir l'âme par le caractère de l'immatérialité ou, comme on dit encore, de la spiritualité, sans rien de plus, c'est n'en donner aucune notion positive ... C'est un mot nous donnant l'illusion d'une idée, non une idée véritable. Penser l'âme comme nous venons de le dire, c'est donc, à proprement parler, ne rien penser du tout. » Et, pour conserver néanmoins le spiritualisme cher aux prêtres et aux gouvernants, Dunan déclare qu'il est « un besoin de l'esprit plutôt qu'une doctrine définie, une pensée latente faisant effort pour s'exprimer en des conceptions claires systématiquement ordonnées sans espérance d'y parvenir jamais d'une manière parfaite ». Peut-on imaginer échappatoire plus piteuse ! C'est un refus pur et simple de fournir aucune explication et d'apporter des arguments capables de convaincre un chercheur de bonne foi. Quel tollé, si un matérialiste tenait un langage pareil ! Ajoutons qu'appliqués à Dieu, les adjectifs immatériel et spirituel demeurent aussi creux, aussi vides de sens que lorsqu'on les applique à l'âme.

Bien qu'ils accumulent les sophismes avec une inconcevable légèreté, les spiritualistes ne parviennent d'ailleurs point à démontrer que le cerveau est incapable de rendre compte de la pensée. « La pensée, déclarent-ils, est toujours une unité dans une multiplicité ; à l'opposé le corps est une multiplicité pure. » Or il est indéniable que l'organisme implique l'unité dans la multiplicité des mouvements ; inutile donc d'expliquer l'unité de la pensée au moyen d'une substance immatérielle. « Tous les phénomènes psychologiques, disent-ils encore, exigent un principe qui demeure identique ; et le corps ne saurait être ce principe puisqu'il paraît soumis à un devenir incessant. » Ils oublient que, dans le corps et le système nerveux, les éléments nouveaux remplacent les éléments anciens en prenant leurs formes et leurs dimensions. Ainsi se trouve assurée une identité organique que l'on peut aisément constater. Enfin, les spiritualistes affirment que « l'esprit est essentiellement actif, tandis que le corps est passivité pure ». Or il appert de plus en plus que, non seulement les organismes vivants, mais les corps bruts eux-mêmes sont doués de mouvements. La passivité de la matière a été reléguée au rang des opinions surannées par les physiciens modernes.

C'est en vain que Maine de Biran, Ravaisson, Lachelier, Boutroux s'efforcèrent de rajeunir le spiritualisme rationaliste en s'appuyant sur l'analyse psychologique et la réflexion intérieure. « Sans doute, assure Maine de Biran, l'âme, considérée dans sa substance est un X insaisissable, mais par la réflexion sur soi le sujet se connaît comme cause et se distingue de tous ses phénomènes. Dans l'effort, ce fait primitif, le moi se saisit dans son opposition au non-moi, et par suite se pose lui-même en s'opposant à ce qui n'est pas lui ». Dans la pensée, Lachelier voit « l'être idéal qui contient ou pose a priori les conditions de toute existence ». Pour Boutroux, la conscience humaine est « l'acte par lequel une multiplicité et une diversité d'états sont rattachés à un moi, l'appropriation des phénomènes à un sujet permanent ». Aussi « plus que tous les autres êtres, la pensée humaine a une existence propre, est à elle-même un monde ». La logomachie prétentieuse de ces pontifes, leur verbiage ébouriffant, l'aide qu'ils reçurent des pouvoirs publics ne suffirent pas à terrasser le matérialisme, considéré comme indésirable par les autorités universitaires aussi bien que par les prélats catholiques. Aussi, Bergson fut-il accueilli avec enthousiasme, lorsqu'il vint jouer de la guitare irrationaliste. C'est du dedans que chacun peut saisir la réalité de l'esprit, grâce à une mystérieuse intuition. Alors, prétend Bergson, la vie intérieure apparaît comme un progrès, une force créatrice, le prolongement de l'élan vital qui est « la conscience lancée à travers la matière ». Cet élan passe « traversant les générations humaines, se subdivisant en individus : cette subdivision était dessinée en lui vaguement, mais elle ne se fût pas accusée sans la matière. Ainsi se créent sans cesse des âmes, qui cependant, en un certain sens, préexistaient. Elles ne sont pas autre chose que les ruisselets entre lesquels se partage le grand fleuve de la vie, coulant à travers le corps de l'humanité. Le mouvement d'un courant est distinct de ce qu'il traverse, bien qu'il en adopte nécessairement les sinuosités. La conscience est distincte de l'organisme qu'elle anime, bien qu'elle en subisse certaines vicissitudes. » Selon sa coutume, notre académicien n'apporte aucune preuve à l'appui de ses dires ; son hostilité systématique à l'égard de l'intelligence le dispense de fournir des arguments d'ordre rationnel ; des comparaisons, de grands mots, de belles phrases lui semblent suffisants pour engendrer la conviction. Son imagination enfante des mythes qui n'ont même pas, dans l'ensemble, le mérite de l'originalité ; et son intuition fut une de ces fumisteries qui suffisent à condamner les causes qu'elles s'efforcent de servir. Aujourd'hui, le spiritualisme n'est pris au sérieux que par les arrivistes, les snobs et les ignorants ; malgré la Sorbonne, malgré les ministres républicains, malgré tous les docteurs de l'Institut, il n'inspire aucune confiance à celui qui prend la peine de réfléchir.

- L. BARBEDETTE.