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SUBSISTANCES

Ensemble de choses nécessaires à l'entretien de la vie. Le sujet, à le considérer sous tous ses aspects, est des plus vastes. Je ne l'examine ici qu'au point de vue du rapport de la population humaine aux subsistances.

La question, qui n'a pas retenu outre mesure l'attention des sociologues et des réformateurs sociaux, est celle-ci : la terre, exploitée par la science, l'ingéniosité et le travail humains, donne-t-elle assez de denrées de toute sorte pour satisfaire largement aux besoins primordiaux de chacun ?

Couramment, on répond par I'affirmative. « Il y a, dit-on, à tout moment, quel que soit l'accroissement de la population, trop de tout. » Point de démonstration d'ailleurs, aucun chiffre, aucune preuve.

Elisée Reclus a bien tenté, il y a une cinquantaine d'années, de justifier la croyance générale, mais, négligeant pour les grains, les réserves (semences, alimentation du bétail, utilisations industrielles), attribuant aux hommes, pour la viande, tout le poids de toutes les bêtes vivantes, il enlisait facilement l'humanité dans des amoncellements formidables de nourriture.

La thèse de l'abondance a été aussi défendue éloquemment par Pierre Kropotkine, dans la Conquête du pain notamment et dans Champs, Usines, Ateliers. Ses vues, très en vogue parmi les anarchistes, ont eu, sur le développement général de la pensée économique conservatrice, leur influence. Elles appartiennent cependant au domaine des possibilités. Elles rejoignent les prédictions chimiques de Berthelot sur les pastilles azotées dont se nourriront nos descendants. Elles restent vaines pour les temps présents. Exposées pour ruiner la thèse malthusienne, elles la laissent absolument inatteinte. C'est que Kropotkine montrait les possibilités d'accroissement des subsistances plus en romancier qu'en physicien, c'est qu'il passait sous silence la loi de productivité diminuante du sol, c'est que, ébloui par de brillantes expériences sur de petits champs de culture, il tenait pour négligeable la rareté des matières fertilisantes et les difficultés de leur application aux grandes étendues, c'est enfin et surtout qu'il n'opposait point, aux possibilités d'accroissement de la production, les possibilités d'accroissement de la population.

Paul Robin qui avait, je crois bien, exposé déjà à Bakounine et à Marx ses doutes sur la valeur du dogme abondance, qui, maintes fois, en avait fait part à Pierre Kropotkine, aux Reclus, à ses camarades de I'Internationale, proposa, en 1901, par un tableau circulaire, des recherches sur cette question. C'est à sa suggestion que je fis paraître en 1904, un opuscule Population et Subsistances qui donnait, à titre d'indication, pour les nations civilisées, les résultats de l'enquête à laquelle je m'étais livré.

Le plan de cet ouvrage comportait cinq parties :

1° Détermination d'une ration-type, c'est-à-dire de la quantité de substance nutritive nécessaire à la vie de l'individu homme moyen actif ;

2° Statistique de la population à nourrir (ou population totale ramenée à un nombre d'adultes hommes). Selon le système que j'adoptais, la population totale était réduite du quart ;

3° Statistique de la production alimentaire (céréales, viandes, légumes, etc.). La production brute alimentaire n'est pas exclusivement consacrée à la nourriture des hommes. Il faut en déduire les semences, la consommation animale et industrielle pour obtenir la production nette, effective ;

4° Répartition égale de la production entre les individus. La division du chiffre de la production nette par celui des hommes, donne la ration réelle ;

5° Comparaison de la ration réelle à la ration type. Je ne puis m'étendre ici sur le détail. Il suffira de dire que je faisais à l'optimisme la part la plus large, que je favorisais, dans tous les sens, la croyance à l'abondance.

Ma conclusion, contraire au dogme courant, était que l'humanité civilisée ne disposait que de récoltes insuffisantes et que, à l'époque étudiée, la planète ne fournissait, aux plus industrieux de ses habitants, que les deux tiers environ de la nourriture requise pour leur aisance.

M. Yves Guyot, l'année suivante (1905), sur un plan un peu différent, s'inspirant en partie de mon travail, publiait, à la Société d'Anthropologie et à la Société de Statistique, les recherches qui l'amenaient à déclarer que « la production du froment et de la viande, dans le monde, est de beaucoup inférieure à la ration nécessaire... ».

L'agronome Daniel Zolla, dans ses ouvrages et conférences sur la productivité du sol, sur le blé et les céréales, concluait aussi, vers 1908, approuvé par Paul Leroy- Beaulieu, à l'insuffisance de la production agricole comparée à la population.

Je me garde de présenter ces travaux comme définitifs. Mais l'étude de cette question poursuivie attentivement durant des années m'assure dans la conviction que la surabondance tant invoquée toujours - et plus que jamais au moment où j'écris - par les socialistes, les communistes, les anarchistes, aussi bien que par les économistes ou politiciens « bourgeois », est loin d'être démontrée.

L'étude, sur le plan que j'ai adopté ou sur tout autre, devrait, certes, être reprise par un comité de chercheurs désintéressés, d'experts aux opinions sociales divergentes, statisticiens, physiologistes, hygiénistes, agronomes, zootechniciens, agriculteurs, horticulteurs, chefs d'industrie, etc., capables de fournir les éléments les plus précis pour la solution de la question. J'ai suggéré, à ce point de vue une enquête permanente et la publication d'un annuaire offrant une indication autorisée sur les ressources dont l'humanité dispose, non seulement au point de vue alimentaire, mais sous le rapport vestimentaire, immobilier, du confort physique et intellectuel, de l'aisance générale, individuelle et communautaire, privée et publique. Une telle œuvre serait, par exemple, de la compétence de la S. D. N.

Quoi qu'il en soit, si les travaux d'Yves Guyot, ceux de Daniel Zolla et les miens doivent être pris en considération, il y a, dans les pays civilisés, de nos jours, comme il y a trente ans, et comme toujours selon moi, pénurie de produits agricoles. Les chiffres suivants le montrent.

Voici d'abord la production du froment dans les pays gros producteurs, aux périodes 1901-10 et 1921-30, la première étant celle précisément où MM. Yves Guyot, Zolla et Leroy-Beaulieu constataient l'insuffisance des récoltes. Les contrées ci-dessous ont donné, en milliers de tonnes, les récoltes annuelles moyennes suivantes - chiffres établis sur ceux de l'Annuaire Statistique de la France (1931) et de l'Annuaire Statistique de la S. D. N. (1930-31) :


FROMENT (milliers de tonnes)


1901- 10 1921-30

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Europe 51 500 52 500

Etats-Unis 18 000 22 500

Canada 3 000 11 000

Argentine 3 500 6 000

Australie 1 500 4 000

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TOTAUX 77 500 96 000

La population de ces seuls pays, durant les mêmes périodes, est passée de 530 millions d'habitants à 630 millions. Mais nous réduirons le nombre de ces consommateurs enfants, femmes, vieillards, pour l'assimiler à un nombre d'hommes adultes travailleurs. Pour ce faire, le mathématicien Lagrange diminuait d'un cinquième la population totale. Nous la réduirons d'un quart. Ce sera 400 millions d'habitants environ pour la période de 1901 à 1910, et 475 millions pour celle de 1921 à 1930. Nous leur attribuerons tout le froment récolté, sans réserves ni pour la semence, ni pour les animaux et l'industrie, nous ne tiendrons compte ni des pertes inévitables même en régime idéal, ni des pertes par gâchage.

La part annuelle d'un adulte, en froment, en pain (car poids de froment égale poids de pain) et en produits similaires, ressort à environ 195 kilogrammes en 1901-10 et à 200 en 1921-30.

M. Yves Guyot estime qu'il faut compter pour un adulte homme 360 kilogrammes de pain par an. Pour n'être point taxé d'exagération, j'attribue 750 grammes de pain par jour à un travailleur homme, soit 260 kilogrammes par an.

On voit que ce poids n'est pas atteint, bien que nous n'ayons distribué les récoltes qu'entre les habitants relativement privilégiés des pays qui les produisent. Si, dans de semblables recherches sur le monde, nous comprenions populations et récoltes des contrées dont l'agriculture intensive ou extensive est inférieure en quantité, nous diminuerions la part effective déjà insuffisante.

On voit aussi que, d'une période à l'autre, cette part n'a guère augmenté, malgré l'ampleur extraordinaire prise, après la guerre, par la production du froment, au Canada surtout, et bien que les obstacles préventifs et répressifs se soient fait sentir plus violemment qu'à aucune autre époque.

Il y a d'autres aliments, Mais, insuffisance en blé indique, d'une façon générale, insuffisance en tout. Dans une étude à larges traits, il est d'ailleurs difficile de s'étendre sur chaque espèce de produits. Voici, à titre d'indication, la production en pommes de terre aux mêmes époques :


POMMES DE TERRE (milliers de tonnes)


1901-10 1921-30

--- ---

Europe 121 700 116 000

Etats-Unis 8 000 10 500

Canada 1 200 2 300

Argentine 1 100 800

Australie 300 400

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TOTAUX 132 300 130 000


La récolte d'après guerre est légèrement inférieure à celle d'avant guerre. Et si nous défalquons la part prise par la semence, la distillerie, la nourriture animale, celle surtout des 80 millions de porcs qu'élève la seule Europe, consommant chacun au minimum 2 kilos de pommes de terre par jour, nous trouverions probablement assez maigre la ration de pommes de terre octroyée à chaque homme par la culture.

Il y a la viande. On peut assez facilement donner une idée de la part qui peut être attribuée à chaque adulte homme. Le nombre d'animaux était, en millions :


1901-10 1921-30

--- ---

Bovins 243 277

Ovins 400 385

Porcs 127 153


En admettant que tous ces animaux aient en moyenne, le poids moyen des races fournissant le plus de viande, on aura pour le poids de viande retirée d'un bœuf 225 kg, d'un mouton 22 kg, d'un porc 50 kg. Cela donne en milliers de tonnes de viande


1901-10 1921-30

--- ---

Bœuf 54 700 69 250

Mouton 8 800 8 470

Porc 6 350 7 650


Mais ces quantités ne sont pas disponibles annuellement. Suivant l'Aide mémoire de l'ingénieur agricole (Vermorel), on n'abat chaque année que le cinquième environ des bêtes à cornes, le quart des moutons, la moitié des porcs.

Nous avons donc en milliers de tonnes de viande disponible annuellement :


1901-10 1921-30

--- ---

Bœuf 10 940 13 850

Mouton 2 200 2 100

Porc 3 185 3 825

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TOTAUX 16 325 19 775


Et nous obtenons comme parts, pour chacun des 400 et 475 millions d'adultes hommes, les nombres suivants :


Part annuelle Part journalière

kilogrammes grammes

--- ---

1901-10 40,8 115

1921-30 41 115


La ration réglementaire du soldat français, en viande, désossée et crue, est de 300 grammes par jour d'après M. Yves Guyot. Ici, les 115 grammes comprennent os et petits déchets.

Nous sommes loin de l'abondance. Et nous n'avons pas fait entrer en ligne de compte les pays qui, par leur élevage, provoqueraient certainement une diminution de la maigre part attribuable à chaque humain civilisé.

Et le poisson, et les lapins, et la volaille, et le gibier ? dira-t-on.

Réunies, toutes ces nourritures n'accroîtraient pas du dixième la part de viande.

Non, nous n'avons pas trop de tout. Au contraire, tout nous manque. Tout nous manque dans les pays dits civilisés et c'est la grande cause qui fournit les prétextes à concurrences douanières, à incidents diplomatiques, à rivalités nationales et déchaînements guerriers.

Que nous y joignions les foules d'Asie, affamées malgré leur minutieuse agriculture, affamées à cause de leur reproduction bestiale, et nous verrions si le monde vit dans l'abondance, regorge de tout, ou bien végète par sous-alimentation, insuffisance, manque de toutes subsistances.

Je répète que je n'ai nullement la prétention de trancher définitivement, et d'une façon précise, la question. Je fournis des chiffres, j'offre une méthode, j'en tire une conclusion.

Que ceux qui croient à la surabondance donnent leurs chiffres, s'appuient sur du solide! Jusqu'à preuves du contraire, je regarde comme une erreur l'affirmation que la production agricole fournit amplement de quoi nourrir l'humanité.

Beaucoup de militants politiques, sociaux verront le remède dans un accroissement de la production. Solution qui a été adoptée par les hommes dès le début de leur existence et qui a fait ses preuves comme impuissance. Produire davantage ne devient excellent que si, à la natalité désordonnée, hasardeuse, exubérante, se substitue une reproduction en nombre limité, mesuré, raisonnable, proportionnelle aux ressources générales.

Mais c'est non seulement de denrées alimentaires que nous manquons, c'est aussi, à n'en pas douter, de confort vestimentaire, mobilier et immobilier.

Il n'est que de connaître les intérieurs prolétariens, de savoir la vie des salariés pour s'en rendre compte, Il n'est que de comparer leur confort à un type de confort désirable pour tous les humains.

Pourrait-il y avoir, par une répartition équitable, dans tout logement, assez de locaux pour y faire vivre à l'aise, en lumière et aération, chaque membre du groupe qui l'habite ? Et dans ces chambres assez de meubles commodes, confortables, jolis, pour satisfaire aux nécessités personnelles ou communautaires ?

Chacun pourrait-il, en partageant fraternellement, avoir assez de vêtements d'hiver, de demi-saison, d'été, de sortie, de travail, assez de chaussures diverses, de linge, etc. ?

Chacun dans les locaux isolés ou communautaires, pourrait-il user facilement de salles de bain, de douches, de piscines, gymnases, bibliothèques, musées, laboratoires, observatoires, ateliers, salles de réunion, de conversation, etc.?

Chacun pourrait-il jouir d'un jardin, pourrait-il voyager, faire voyager ses idées, transporter ses objets, etc. ?

Autant de problèmes qui, aujourd'hui, à les résoudre par le côté financier, monétaire, montreraient, à n'en pas douter, la pauvreté de la richesse sociale.

Autre question encore qui peut aider à éclairer les opinions sur ce point : quel peut être, à une époque donnée, le coût de l'élevage et de l'instruction d'un enfant, de la naissance à l'âge moyen où il devient producteur capable ? Instruction, éducation sans luxe, mais confortable dans des logis clairs, aérés, propres, sains. Aucune différence entre les enfants, bien entendu. Egalité au point de départ. Tous les jeunes mis à même de réaliser les promesses de leur personnalité. Dans de telles conditions, quelque taux raisonnable que l'on prenne, quelque époque que l'on considère, on constate que la pauvreté des nations ne permet nulle part l'élevage convenable des enfants au point de vue matériel.

Il n'est, du reste, pas un homme d'Etat, pas un ministre, pas un administrateur, pas un gérant, à un titre quelconque du capital social, qui ne sache l'impossibilité dans laquelle se trouve tout gouvernement de bonne volonté de satisfaire efficacement, pleinement, aux premiers besoins des hommes. L'accroissement rapide des charges sociales improductives des Etats, des collectivités, la multiplication des fonctionnaires, des agents de la force publique, des secours aux incapables, etc., ne sont-ils pas d'autres indices de misère publique, de surpopulation ?

Ces questions sont des plus importantes, des plus graves. Ce n'est pas uniquement en supprimant les budgets de la guerre qu'on les résoudra. Les réformateurs sociaux, quel que soient leur but, s'ils tendent sincèrement à rendre les hommes moins malheureux, ont tort de ne pas s'en préoccuper. Ils les rencontreront alors qu'il sera trop tard pour les résoudre. S'ils triomphent, dans les révolutions prochaines, ils se trouveront en face d'une telle misère sociale, qu'elle sera un obstacle formidable à tous les efforts de libération humaine.

Dire qu'on s'occupera de tout cela au lendemain du « grand soir », c'est compter sur une marge de surproduction qui n'existe pas, c'est retarder la libération qu'on poursuit, c'est se leurrer et leurrer les foules. Qu'on suive Bakounine ou qu'on suive Marx, ou tout autre, c'est une erreur de délaisser Malthus et Paul Robin. 

- GABRIEL HARDY.


BIBLIOGRAPHIE. - Elisée Reclus : Les produits de la terre (1892). - Paul Robin : Tableau de la production et de la consommation (1901). Type de confort pour tous les humains (1904). - Yves Giroud : Population et subsistance (1904). - Yves Guyot : Le Rapport de la population et des subsistances (1905). - Daniel Zolla : Le Blé et les céréales (1909). - Dr Ch. V. Drysdale : Y a-t-il assez de subsistances ? Traduction Manuel Devaldès. (1915).