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SUBSTANCE n. f. (du latin sub, sous, stan, se tenir)

Le problème philosophique de la substance revêt un double aspect aux yeux du penseur moderne. D'une part, il concerne la perception du monde extérieur, la nature intime et profonde des objets que nous révèle l'expérience sensible ; d'autre part, il se préoccupe du fond invariable de l'être humain, de son moi, jugé distinct des phénomènes psychologiques que l'introspection fait connaître. Négligeant les creuses subtilités des scolastiques, touchant le problème de la substance, nous parlerons successivement de la perception des réalités extérieures et de celle du sujet pensant.

Pour l'ignorant, le monde extérieur existe bien tel que nous le percevons. Couleur, odeur, saveur, froid, chaud, et toutes les autres qualités sensibles sont des propriétés des choses elles-mêmes et, par conséquent, indépendantes de notre conscience. C'est avec des haussements d'épaules et un sourire dédaigneux ou compatissant, que maintes personnes, même non dépourvues d'instruction, écoutent l'homme qui se prend à douter de la valeur objective du témoignage de ses sens. En peuplant le monde de formes ou de qualités occultes, qui constitueraient les éléments des choses, Aristote et les scolastiques, ses admirateurs, sont restés proches de cette conception simpliste. Ils érigent en entités réelles des propriétés de nature subjective. Mais la physique a détruit radicalement cette croyance instinctive à l'objectivité de nos perceptions. Elle a ramené la lumière à un rayonnement d'énergie, le son, la chaleur, etc. à des vibrations de la matière. Dans l'univers qu'elle nous découvre, tout résulte, en définitive, d'ondes et de mouvements corpusculaires. De leur côté, physiologie et psychologie ont montré que nos perceptions sensibles dépendent, dans une large mesure, de la structure et de l'état des organismes nerveux, soit périphériques, soit centraux, et que la mémoire, l'association des idées, l'habitude et les autres facultés mentales jouent aussi un rôle des plus importants. De bonne heure, la simple réflexion philosophique avait conduit des penseurs, comme Héraclite et Parménide, à distinguer l'être réel et permanent des apparences variables et changeantes. L'opposition entre l'idée immuable, toujours identique à elle-même, et les données sensibles, dépourvues de stabilité, constitue la base essentielle de la philosophie platonicienne. Beaucoup d'autres philosophes rationalistes, pleins de défiance à l'égard de nos perceptions externes, ont demandé à l'intelligence de nous renseigner sur les qualités durables et constitutives des objets.

Raffinant à l'extrême la terminologie d'Aristote, les scolastiques distinguaient l'essence de la substance. Le premier terme désigna les qualités contenues dans la définition, les idées qui constituaient la compréhension du genre et de l'espèce ; le second s'appliqua à l'abstraite notion de matière indéterminée, notion que l'on érigea bien à tort en entité incompréhensible. Mille arguties, mille querelles extravagantes découlèrent de cette logomachie et firent les délices des philosophes du Moyen Âge. Elles intéressent encore les lecteurs d'un Maritain, mais ne méritent pas de retenir l'attention d'un homme sensé. Pour Descartes, ce qu'il y a de réel dans l'univers qui nous entoure, c'est ce que notre entendement conçoit d'une façon claire et distincte, non ce que nos sens perçoivent. L'étendue, voilà l'unique propriété vraiment constitutive des objets matériels. Un morceau de cire change de couleur, d'odeur, de forme, etc., lorsqu'on le fait fondre en le plaçant sur le feu ; mais, liquide ou solide, nous savons « par une inspection de l'esprit » que la cire est toujours étendue. Aussi l'espace, selon Descartes, ne diffère-t-il « de la substance que par cela seul que nous considérons quelquefois l'étendue sans faire réflexion sur la chose même qui est étendue ». S'inspirant d'idées semblables, Locke distinguera dans les corps les qualités premières, étendue, figure, solidité, etc., sans lesquelles on ne saurait les concevoir, et les qualités secondes, couleur, son, odeur, etc., qui peuvent être supprimées, au moins abstraitement, sans que disparaisse la notion de corps. « Les qualités premières sont dans les corps, soit que nous les y apercevions ou non », alors que « les secondes sont jugées y être et n'y sont point ». Mais il n'a pas été difficile de démontrer que l'étendue de Descartes et les qualités premières de Locke étaient aussi dépourvues d'objectivité que la couleur, le son ou la saveur. En conséquence le problème de la substance constitutive des réalités perçues par nos sens s'offre au penseur moderne sous un angle assez différent.

Voici devant moi un objet quelconque, une orange par exemple. Sa perception se réduit. en dernière analyse, au groupement d'un ensemble de sensations actuelles, d'images, de souvenirs, d'idées, d'habitudes mentales diverses. L'orange possède une couleur et une forme bien caractéristiques ; au contact, elle donne une impression de froid et de légères inégalités; à la pression des doigts, elle oppose une résistance ; elle a de plus une odeur et une saveur très particulières. Et chacune de ces sensations peut être donnée séparément ; il existe une orange visuelle, une orange tactile et thermique, une orange olfactive, une orange gustative. Un aveugle de naissance, brusquement guéri de sa cécité, ne reconnaîtrait pas de prime abord, et par la seule vue, 1'orange qu'il distingue si facilement grâce à l'odorat ou au toucher. Une simple image, un souvenir des perceptions antérieures remplacent d'ailleurs fréquemment la sensation actuelle ; la vue d'une orange placée derrière la vitrine d'un magasin suffira, par exemple, à évoquer en moi le souvenir très précis de l'orange tactile, de l'orange olfactive, de l'orange gustative. Quand je perçois l'orange visuelle, je crois la saisir avec I'ensemble des qualités qu'elle présente d'ordinaire.

Mais ces propriétés de l'orange, que l'analyse psycho­ logique nous montre nettement distinctes, nous leur supposons un substratum commun, la substance, qui se dissimule sous la couleur, qui engendre la forme et la résistance, qui provoque l'odeur et la saveur. Cette substance, nous ne la percevons pas directement ; néanmoins, nous ne pouvons douter de son existence, car toutes les fois que nos sens s'exercent ensemble, et sur le même objet, ils nous donnent les mêmes sensations. C'est simultanément que je saisis l'orange visuelle, l'orange tactile, l'orange olfactive et l'orange gustative, si mes divers sens s'appliquent en même temps à la percevoir. D'où la synthèse de ces images différentes, qui s'agrègent entre elles et donnent finalement un objet unique. Ajoutons que le déplacement de cet objet entraînera celui de toutes ses qualités : preuve nouvelle de l'existence d'un substratum soutenant ces dernières. Ce substratum, c'est la matière dont les combinaisons infiniment variées engendrent tout ce qui existe. Substance universelle, d'où jaillissent le mouvement et la vie, la matière n'est d'ailleurs point l'entité inerte et passive que les spiritualistes ont sottement imaginée. Inséparable de la force, elle répond à une prodigieuse condensation d'énergie, à un équilibre dont le dynamisme ne peut s'accommoder d'une stabilité définitive.

Considérons maintenant le problème de la substance du point de vue psychologique, en d'autres termes recherchons la nature du moi profond. Un flux incessant de faits hétérogènes qui se succèdent et se pénètrent, un tourbillon de sensations, d'idées, de jugements, d'émotions, de volitions, voilà ce que l'individu découvre quand il rentre en lui-même pour observer sa vie mentale. Pourtant au sein de cette multiplicité de phénomènes transitoires, de ce fluidique écoulement de faits instables, il croit atteindre une réalité qui dure, un centre permanent d'où émanent ces modifications si changeantes et si variables. A ce noyau solide il rattache les événements antérieurs de son existence, ainsi que ses états présents et quelquefois, par anticipation, certains états futurs. C'est le même moi, aujourd'hui occupé à réfléchir, qui accomplit telle action il y a dix ans et qui se dispose à partir en voyage demain. D'où la croyance à un support, à une substance qui demeure et ne disparaît pas avec chaque état, pour renaître avec l'état suivant. Ce substratum nous ne le saisissons jamais, il est vrai, comme une réalité distincte des phénomènes psychologiques, mais le raisonnement nous oblige à l'admettre ; car, seul, il parvient à rendre compte des caractères d'unité et d'identité que présente le moi profond.

Avec une belle impudence et un manque complet de logique, les spiritualistes affirment que ce support ne saurait être qu'un esprit simple et immatériel. Multiplicité et changement, ces deux caractères essentiels de la vie psychologique, seraient pourtant inexplicables si les états de conscience découlaient d'un principe indivisible, ne pouvant s'éparpiller en une poussière d'états. Wundt, philosophe bien peu révolutionnaire pourtant, reconnaît combien est faux l'argument spiritualiste qui s'appuie sur l'unité de la pensée.

« Où puise-t-on, écrit-il, la conviction que l'âme serait un être simple ? On remplace le concept d'unité par celui de simplicité Mais un être un n'est pas pour cela un être simple. L'organisme corporel est un, et cependant il se compose d'une pluralité d'organes. Dans la conscience, nous rencontrons de même, aussi bien successivement que simultanément, une multiplicité qui témoigne d'une pluralité de sa base fondamentale. » Le cerveau, organe à la fois un et complexe, rend parfaitement, compte du double caractère d'unité et de multiplicité que présente la vie mentale. Et c'est à la mémoire, aux souvenirs emmagasinés dans son encéphale, que l'homme doit de se reconnaître identique aux diverses époques de son existence. Comment expliquer les dédoublements de la personnalité, si cette dernière avait pour substratum un âme simple et spirituelle ? Ce genre de maladie s'explique très bien, au contraire, lorsqu'on a compris que la substance pensante, c'est tout simplement la substance cérébrale. 

- L. BARBEDETTE.