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SUSPECT

Adjectif employé pour qualifier tout ce qui est ou mérite d'être l'objet de quelque soupçon évidemment défavorable : un homme suspect ; un document suspect ; une intervention suspecte. On dit également d'une chose qu'elle est suspecte, lorsqu'on la soupçonne d'être fausse, de ne pas exister, ou encore d'une chose dont les qualités sont plus ou moins douteuses : une boisson suspecte.

Ce vocable fut employé comme substantif une fois dans l'histoire. Il s'agissait de la Loi des suspects, loi que promulgua la Convention, le 17 septembre 1793. En vertu de cette loi, tous les suspects, c'est-à-dire tous ceux qui ne manifestaient pas assez ouvertement, ou avec un enthousiasme jugé suffisant, leur attachement à la Révolution, pouvaient être arrêtés. Les comités révolutionnaires chargés d'arrêter les suspects étaient soumis à un Comité de Sûreté générale à qui ils envoyaient « leurs motifs », ainsi que tous les papiers et documents saisis. Les suspects étaient enfermés dans les prisons nationales et devaient supporter tous les frais de leur détention. Le 9 thermidor, la liberté était rendue à tous les suspects et, abolis, le 4 octobre 1795, la loi ainsi que les divers décrets qui s'y rapportaient.

Les « suspects » n'ont point disparu de notre planète. Il n'est même pas exagéré de dire que, à la faveur du régime capitaliste dont la grande vertu est de corrompre les individus et d'adultérer les consciences, à la faveur aussi de l'après-guerre qui a rendu les « situations » de plus en plus difficiles, le genre n'a fait que se développer !

Les suspects ? Mais ils sont légion ceux qui véritablement le sont, en tous cas devraient l'être. Suspect, l'homme d'Etat (qu'il soit blanc, noir, brun, rouge ou tricolore, peu importe) qui, à toute occasion, proteste solennellement et avec des gestes calculés, de la pureté et de la sincérité de ses intentions qui le portent à tout sacrifier, même son propre bien-être, à la grandeur et à la prospérité du pays dont il a la délicate et noble tâche, l'insigne honneur de diriger les destinées ... alors qu'il est tout simplement, ou le pantin dont on tire adroitement les ficelles, ou, le plus souvent, si pas toujours, le valet, d'ailleurs grassement rémunéré, des oligarchies financières ou industrielles qui, en fait, sont les véritables maîtres des Etats.

Suspect, le prêtre - le prêtre de toutes les Religions - qui, pour justifier sa raison d'être, c'est-à-dire son parasitisme, et perpétuer le maintien des privilèges dont il vit et s'engraisse, va partout clamant, et la légitimité des biens honnêtement acquis (s'abstenant bien de préciser la limite des richesses honnêtes !), et la sainteté de la résignation, ce qui permet à tous les exploiteurs de ne rien restituer de leurs exactions, tout en confirmant les exploités dans cette idée qu'ils feraient œuvre sacrilège en songeant à la reprise des biens dont on les a dépossédés !

Suspect, le franc-maçon, le rationaliste, le libre-penseur, en un mot le citoyen affranchi qui pousse l'inconséquence, l'impudeur, l'inconscience jusqu'à livrer ce qu'il a de plus cher : ses enfants, aux abrutisseurs des religions, soucieux qu'il est, paraît­il, de ne point déplaire à Madame son épouse qui se souvient, en certaines circonstances de sa vie, d'avoir jadis été plus ou moins pratiquante, épouse dont il sait pourtant bien, en d'autres occasions, transgresser les lois!

Suspect, le gouvernement dit prolétarien, qui entretient de cordiales relations avec les Etats fascistes, mais qui, traîtreusement, abandonne ses « frères en communisme » aux pires violences des tortionnaires hitlériens ou mussoliniens !

Suspect, le politicien - ce caméléon de toujours et de partout - qui, partisan farouche, quoique en principe seulement, d'une transformation sociale, de la destruction de l'ordre établi, de la libération de l'individu, toutes choses qui ne se conçoivent même pas sans le préalable accomplissement d'une révolution totale et profonde, rêve, en même temps, « d'aller porter la lutte de classes ... dans les ministères bourgeois » où, - ses emportements factices subitement évanouis - il n'aura cure que de collaborer fraternellement avec les défenseurs du Régime tant exécré ... en principe !

Suspects également, et au degré le plus élevé, le catholique libéral, le prêtre moderniste, le démocrate­chrétien, le socialiste-chrétien, le syndicaliste-chrétien, tous vocables jurant d'être accouplés, qui n'expriment que des antinomies, des incompatibilités, tout homme avisé sachant pertinemment que voila bien longtemps que le Christianisme, en général, et l'Eglise catholique, en particulier, ont impitoyablement condamné Libéralisme, Modernisme, Démocratie, Socialisme, Syndicalisme, qu'ils considèrent comme de « funestes erreurs », des « pestes mortelles » !

Et enfin, suspect le militant, le propagandiste qui apporte, dans « ses fonctions », dans ce qu'il ose appeler « son apostolat », un zèle par trop ardent. Qui ne saurait souffrir qu'une action soit engagée sans lui, qui est de tous les groupements, de toutes les associations et généralement aux postes de commande, qui se dépense sans compter, qui crie très fort et estime que l'action n'est jamais assez révolutionnaire, mais qui serait, par contre, fortement embarrassé si on l'obligeait - ce qui serait prudent et salutaire - à prouver l'origine de ses « moyens » d'existence !... ­ 

- A. BLICQ.