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SYMBOLISME

Le mot symbolisme est né du verbe symboliser, exprimer par symboles. Le symbolisme est la représentation par des symboles des abstractions, idées, personnes ou choses qui n'ont pas une existence ou une apparence réelle. Le symbole (du latin symbolum) est « une figure ou une image employée comme signe d'une autre chose » (Littré). Il est l'aspect concret de la représentation symbolique. La parole, l'écriture, tous les arts sont des symboles de la pensée ; ils donnent un corps aux idées, ils les traduisent plastiquement pour les rendre compréhensibles et communicables à l'intelligence et aux sens. On a symbolisé ainsi la conception toute abstraite de la fidélité dans l'image du chien. De même, l'agneau est le symbole de la douceur, le lis celui de la pureté, le serpent celui de l'éternité, le lion et le soleil ceux de la force et de la souveraineté, l'épée celui de la guerre, la croix celui de la foi chrétienne, le croissant celui de la foi musulmane, le sceptre celui de la royauté, le bonnet rouge celui de la liberté, le marteau et la faucille ceux de la dictature du prolétariat, etc ... Flaubert admirait Buffon mettant des manchettes pour écrire. Il voyait là un symbole, celui de la méthode de travail de cet écrivain.

Tout est symbole dans le monde, et le domaine symbolique, aussi vaste que l'univers, n'est pas moins conventionnel, arbitraire et contradictoire suivant les interprétations, même lorsqu'elles ne sont pas seulement des images de rhétorique et sont présentées sous une forme précise et un sens généralement reconnu. Ainsi, il semble admis par tout le monde qu'un glaive est un instrument de meurtre et symbolise le combat, que la guerre est le meurtre collectif et que le but des armées est d'accomplir ce meurtre. Mais grâce à la rhétorique théologique et à son symbolisme spécial, le « Dieu des armées » qui commande à ses fidèles de massacrer, suivant les circonstances, les hérétiques, les Chinois, les Français, les Allemands, est le même Dieu qui dit d'autre part à tous les hommes sans distinction : « Tu ne tueras pas ! …. Aimez-vous les uns les autres ! .... Qui se sert de l'épée périra par l'épée ! ... etc ... ». De même il y a une « Armée du Salut » avec un état-major, des soldats, une devise : « Sang et Feu » et un emblème composé de deux épées entrecroisées. Mais il paraît que cette armée ne veut le Salut que par la paix et, lorsqu'elle chante, avec accompagnement de grosse caisse : « Debout, saintes cohortes, soldats du Roi des rois ! », ce n'est pas dans l'intention de faire couler « un sang impur », c'est seulement « pour exciter les forces spirituelles des balayeurs du monde moral voués au nettoyage des égouts de la civilisation » !.....

Pourquoi alors des épées quand il ne faut que des balais ? Et comment s'y reconnaître, si l'on n'est pas pétri de sophistications théologiques ?

C'est par le symbole, image matérielle de sa pensée, c'est par la métaphore, image littéraire de ses états de conscience, que l'homme s'exprime et se fait comprendre. Le symbole remplit le monde, il est né avec lui. L'homme en eut immédiatement besoin. Il le trouva autour de lui, répandu dans la nature, mais livré à toutes les subtilités des interprétations. Il fut clair quand la pensée fut claire ; il fut ténébreux quand la pensée fut ténébreuse. Le symbole scientifique fut précis : avec lui, trois fois un firent trois. Le symbole théologique fut absurde (Credo quia absurdum) ; avec lui, trois fois un ne firent qu'un ! Le symbole artistique et littéraire fut livré à toutes les fantaisies de l'imagination. Le réalisme l'éclaira des rayons de la vérité, l'idéalisme l'obscurcit de métaphysique. Le symbolisme shakespearien fit d'un nuage une belette, un chameau, une baleine. Le symbolisme dadaïste fit d'un tuyau de poêle une femme, un ver solitaire, un orgue de barbarie, etc ... Les symboles eurent ainsi les significations les plus diverses, et parfois les plus ahurissantes, suivant leur emploi.

Pour les anciens, qui intégraient le divin dans la nature, le symbolisme était plus familier qu'aux hommes d'aujourd'hui. Les interprétations religieuses le firent de plus en plus mystérieux et impénétrable. La préhistoire eut ses manifestations symboliques dans l'architecture, dans les matières taillées, l'écriture, le dessin, la peinture des cavernes, dans les traditions orales devenues légendaires, transmises par les générations successives. Ce sont ces légendes qui ont fourni à Frédéric Creuzer les éléments de sa Symbolique, où il a expliqué le symbolisme primitif et sa place dans l'origine des religions antiques, principalement de la mythologie grecque. L'ouvrage de Creuzer a été complété par celui de Guigniant : Religions de l"antiquité.

Tous les deux établissent que les développements du symbolisme, dans les formes scientifiques les plus précises comme dans celles les plus vagues de l'art et de la littérature, ont eu leur naissance dans l'observation et l'interprétation des phénomènes naturels. Tant qu'il se confondit avec la nature, ne recevant que d'elle ses instincts, ses forces et les aspirations de sa conscience, l'homme rechercha des symboles naturistes. En s'écartant de la nature pour découvrir et atteindre un divin de plus en plus incertain et inaccessible, il perdit la clef des symboles. Malgré leur multiplication, et peut-être à cause d'elle, l'homme devint impuissant à représenter la diversité de la nature par la leur. A. France, en faisant cette constatation, y a vu la raison du peuple juif de se faire un dieu unique au milieu des peuples polythéistes « d'une imagination plus savante et d'une pensée plus philosophique ». Déjà l'observation et l'interprétation de la nature, de plus en plus obscurcies chez l'homme, ne s'étaient retrouvées que vaguement dans la mythologie grecque à partir d'Homère et d'Hésiode. Chez les latins, elles furent complètement éteintes après Lucrèce. Le christianisme fut l'aboutissement moderne de l'impuissance humaine devant les symboles de la nature.

Les bouddhistes voulant « se perdre dans l'infini des choses » plutôt que dans un incompréhensible divin, recherchèrent la sagesse d'abord chez les animaux. Toute une représentation symbolique d'un admirable esprit et accessible à tous, résulta de la considération déférente et affectueuse de l'homme pour l'animal. Le serpent enroulé en cercle symbolisera l'éternité et l'éléphant fut le type de la sagesse. Le divin fut pour eux dans la nature sensible. Dieu était le soleil qui avait, par sa puissance, fait sortir l'homme et l'animal du limon de la terre comme il en faisait sortir les plantes. La pureté de cette naissance eut pour symbole, chez les Égyptiens, le bœuf Apis, né d'une génisse vierge fécondée par un rayon de soleil. Le même symbole fut encore plus poétiquement représenté dans la mythologie grecque par les amours de Jupiter, principe de l'air qui féconde le monde dans ses rapports naturels avec les choses. Du même principe de la nature fécondante se forma la légende de la Vénus Génitrix, déesse de la volupté et de la maternité, mère du monde, la « bonne mère » que la ferveur populaire continua d'adorer dans la Vierge Marie, sans souci de cette Immaculée Conception dont le dogme ténébreux est souillé par les odieuses mystifications du péché originel et de la nécessité de la rédemption. C'est ainsi que les « symboles sont indéfiniment extensibles ; d'abord simple fantaisie de l'esprit, puis dogmes religieux que le fidèle confesse sur le bûcher, - d'abord germes à peine perceptibles, puis végétations immenses, - ils obéissent à l'imagination qui les créa, qui les nourrit et qui peut, s'il lui plaît, leur faire envahir le ciel et la terre » (E. Reclus).

Les dieux eurent toutes les formes naturelles avant de prendre celle de l'homme, quand son aberration mégalomane lui fit imaginer un Dieu à son image ! Le soleil symbole universel de la vie féconde, fut réduit aux figurations locales des Osiris, Jupiter, Bouddha, et de mille autres plus ou moins monstrueux, avant d'aboutir au Christ, vulgaire thaumaturge dont la charlatanerie religieuse annonce un prochain retour pour purifier le monde en jugeant les vivants et les morts ! Plus bas encore, la sottise humaine ravala le symbole solaire au point de le réduire à un Alexandre, un Justinien, un Louis XIV !....

Tant que la théologie, théorie spirituelle de l'asservissement de l'homme par l'homme, ne s'imposa pas, le symbolisme fut le langage universel des êtres et des choses, et c'est en remontant à cette source pure que Baudelaire a écrit :

« La Nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles ; L'homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l'observent avec des regards familiers ».

Ce symbolisme naturiste a fait que dans toutes les grandes œuvres, comme celle d'Ibsen qui en est particulièrement inspirée, - l'idéal et la réalité se fondent, et que les principes et les passions se heurtent avec tant de véhémence par la transposition, dans l'humain, des forces naturelles et de leurs lois morales en lutte entre les courants arbitraires de la civilisation. Ce sont les symboles créés par les courants arbitraires qui nous font accepter, en nous les rendant familières, une foule de manières de faire et de penser que notre raison repousserait si nous les discutions. Nous sommes saturés de symboles, mais plus ou moins adultérés d'idéologie mystique, poétique, héroïque, ne correspondant plus que très relativement aux sentiments et aux sensations générales ou particulières de notre individu. C'est par les symboles que l'art exerce sa puissance, mais ce n'est qu'en dépassant la vie conventionnelle qu'il éveille en chacun de nous cette sensibilité si profondément cachée que parfois nous ne la soupçonnons pas (voir Sens esthétique).

Le symbolisme a suivi rigoureusement l'évolution humaine à travers les temps, les milieux et les mœurs. La préhistoire a eu ainsi des évolutions symboliques. Les temps historiques nous ont fait connaître des symbolismes védique, égyptien, hébraïque, hellénique, gréco-latin, scandinave, germanique, etc... Ils ont été étroitement mêlés à la formation des mythes et les ont propagés parmi les peuples. Le symbolisme est devenu anthropomorphique avec les religions qui donnèrent aux dieux la forme humaine. Il s'éloigna de plus en plus de la nature quand ces religions passèrent du polythéisme au monothéisme. L'incomparable grandeur du symbolisme grec vint de l'humanité de son polythéisme. Il libéra l'homme de la terreur des forces naturelles et de sa soumission passive à ces forces, lui faisant prendre ainsi conscience de lui-même, de sa vraie place dans la vie, non comme conquérant et dominateur de la nature et des autres hommes, mais comme individu libre, pouvant librement s'associer à eux selon son choix. « Connais-toi toi même » disait alors Socrate, et Diogène lançait son : « Ote-toi de mon soleil ! » à l'Alexandre-Soleil, maître du monde qui l'importunait de sa présence et de sa puissance. La splendeur du symbolisme grec éleva le mythe hellénique au-dessus de tous les autres. Ceux du Nord, par exemple, le scandinave et le germanique, gardèrent leur rudesse primitive et sauvage malgré ce que certains, un Goethe par exemple, voulurent leur communiquer de la sagesse grecque. Sans les Socrate, les Platon et leurs continuateurs latins, les Lucrèce et les Sénèque, le monde serait peut-être encore plongé dans la barbarie préhistorique à laquelle la brute fasciste cherche à le faire retourner.

Le mysticisme, produit de l'onanisme métaphysique, obscurcit de plus en plus le symbolisme par les mystères, les fantasmagories ésotériques, dionysiaques et orphiques qui passèrent d'Éleusis dans le christianisme par la voie du néo-platonisme. Le premier christianisme s'adapta au néo-platonisme pour se faire admettre, en attendant que sa puissance fut assise. C'était d'ailleurs une nécessité pour lui. De même que la cathédrale ne pourrait avoir, sous peine de s'écrouler, d'autre principe architectural que celui de la basilique antique, le dogmatisme chrétien, si « spiritualisé » qu'il prétendrait être, ne pourrait ne pas plagier le symbolisme païen sans demeurer indifférent à l'esprit humain. Il s'adapta, mais en truquant, en s'efforçant avec toujours plus d'audace d'extirper le naturel et la vie de ce symbolisme, de le livrer aux déchéances mortifères du mysticisme.

On ne peut pas constater sans ironie qu'une religion appliquée avec tant de fureur à maudire et à détruire le paganisme, n'ait pu s'établir et se maintenir qu'en s'appropriant ses symboles, en les maquillant, en se livrant en somme à cette farce grossière consistant à baptiser carpe ce qui est volaille ! Les symboles que Hugues de Saint-Victor appela « la représentation allégorique d'un principe chrétien sous une forme sensible », et qu'effrontément l'Église déclara être de source et de vérité chrétiennes, ne furent que ceux du principe païen adaptés par l'industrie cléricale, avec parfois une incohérence inimaginable. La symbolique chrétienne s'est elle-même retrouvée, de l'aveu de ses auteurs, dans les légendes orphiques, dans les Métamorphoses d'Ovide, dans Virgile, dans cent autres qu'elle s'est annexés. Les dogmes et les symboles furent essentiellement platoniciens, tant que l'Église fut à la recherche de cette dogmatique qu'elle prétend lui avoir été « révélé » et sur laquelle elle disputa malgré cependant des siècles ! Ses premiers livres, Évangiles et autres, ne devinrent définitifs qu'après de multiples interpolations. Elle ne rejeta le néo-platonisme et ne brûla ce qu'elle avait adoré que lorsque, assurée de sa puissance, elle eut transformé les symboles d'indépendance de l'esprit en symboles de soumission, mais les ailes que ses anges portèrent dans le dos n'en demeurèrent pas moins à l'image de celles que l'enthousiasme platonicien donnait aux âmes pour les entraîner dans les cieux. A l'exemple des platoniciens, les Gnostiques avaient vu dans l'amour corporel et humain un symbole mystique de l'amour spirituel et divin. Ce symbole était devenu chrétien au point que les mouvements des sens et la volupté physique avaient été admis comme moyens d'épuration de l'âme et d'ascension vers le ciel ! Le Cantique des Cantiques était le symbole du mariage de Jésus avec l'Église. On n'avait pas encore fabriqué l'Immaculée Conception, et l'obscénité de la chasteté ecclésiastique, derrière laquelle Tartufe dissimulerait sa lubricité n'était pas encore un article de foi. Les cérémonies, les processions, les fêtes chrétiennes, continuaient celles de l'antiquité. Les cabiries, en l'honneur de divinités aussi nombreuses que mystérieuses, se retrouvaient dans les fêtes des « saints ». Le corybantisme, pratiqué par les païens dévots de Cybèle, survivait au point de produire aux XVIème et XVIIème siècles de véritables épidémies d'hallucinations démoniaques chez les mystiques. La procession des cierges allumés, à la Chandeleur, perpétuait celle des Romains célébrant Proserpine le même jour de février. Le Carnaval, imité des bacchanales, des lupercales, des saturnales, se déroulait dans l'Église. L'office des ténèbres, dans la Semaine Sainte, rappelait celui des païens lamentant la mort de leurs dieux. A Vénus et à Cybèle pleurant sur les corps de leurs amants Adonis et Atys, on avait substitué Marie pleurant sur celui de son fils Jésus. La Fête-Dieu renouvelait les solennités à la gloire de Jupiter et d'Isis. Les Rogations répétaient les fêtes de Cérès. La Noël était la réjouissance de la naissance du Soleil dont Jésus n'était, après tant d'autres, qu'une incarnation. « Ainsi, le christianisme allait se chargeant sur son passage de toutes les fantaisies qui avaient précédé son avènement ». (Ph. Chasles).

Pour donner le change sur tout cela, on a inventé la symbolique chrétienne. Elle est le système de la forgerie catholique afin de dénaturer le symbolisme, de faire chrétien ce qui était païen. Cette symbolique est tellement compliquée que même ses initiés, ou prétendus tels, disputent à l'infini à son sujet sans pouvoir s'entendre. Huysmans, dans sa Cathédrale, en a donné une explication qu'on peut appeler rationnelle, parce qu'il l'a vue en artiste, en homme chez qui la mystique n'avait pas obnubilé le sens véritable de l'art, et non en théologien. Et il a constaté que l'explication théologique était parfois « bien tirée par les cheveux » et « bien obscure ». Lorsqu'il a dit que l'architecture romane énonce le « repliement » de l'âme, tandis que le gothique en est le « déploiement », il a fort bien compris la contrainte des forces naturelles dans le roman, alors qu'elles débordent au contraire dans le gothique avec le flot de la vie populaire échappée à la mystique pour faire de la cathédrale la maison du peuple plus que la maison de Dieu, le symbole de la prospérité communale dans l'épanouissement d'une nouvelle vie sociale, et non celui de la foi chrétienne. C'est ainsi qu'au fronton de la cathédrale de Chartres fut sculptée la figure de la Liberté. Huysmans n'a pas vu cette figure qu'avait reconnue Michelet mais il était trop averti par tout le naturisme débordant de la cathédrale pour ne pas savoir que son symbolisme était plus populaire que religieux, plus humain que mystique, et qu'il représentait par toutes les merveilles de son « microcosme » de pierres bâties et sculptées, de clochers, de flèches et de vitraux, toutes les espérances humaines refoulées pendant mille ans.

Il n'a pas davantage échappé à Huysmans que l'art appelé « chrétien » n'eut jamais de véritable beauté que par l'inspiration naturiste et humaine, et il a été amené ainsi à dénoncer la « démence » du symbolisme chrétien. Personne n'a protesté avec plus d'indignation contre les tartufes destructeurs des images « indécentes » dans la cathédrale, contre les stupides cagots colleurs de papier sur le ventre du petit Jésus pour voiler son « obscénité », contre l'art de « bedon et de bidet », qui fit, au XVIIIème siècle, « d'un bénitier une cuvette ». Personne n'a, avec plus de verve courroucée, accusé « l'ignominie » et la « honte » de la « cohue des déicoles » appartenant à la catégorie dite « article de Munich » qui se débite dans les boutiques « d'art pieux » , et cette « mascarade la plus vile que l'on ait encore osé entreprendre des Écritures », que représente ce qu'on a appelé de nos jours le « nouveau » de l'art chrétien, avec ses Christ « montrant d'un air aimable un cœur mal cuit, saignant dans des ruisseaux de sauce jaune », et ses tableaux religieux, peints avec « de la fiente, de la sauce madère, du macadam » par des gens, « blêmes haridelles attelées à des sujets de commande pieux », qui peignent des Vierges comme ils peignent des Junons, décorant des chapelles comme ils décorent des cabarets. Il en est ainsi des arts plastiques comme de la musique (voir ce mot), dans leurs rapports avec la religion. A côté, la littérature pieuse est à l'avenant. Flaubert, qui la connaissait tout particulièrement, la trouvait « stupidifiante » par l'immensité de sa sottise, et il ajoutait : « Mes pieuses lectures rendraient impie un saint ». On comprend ce que peut être le symbolisme d'une telle « christolâtrie » ; il dégoûterait les plus arriérés Bassoutos. Aussi bien, comme l'a encore constaté Huysmans, la Renaissance a fait sombrer ensemble la symbolique et l'art religieux. Le naïf symbolisme des époques de foi n'est plus que la niaise symbolique des roublards exploiteurs de la foi, et d'une sottise aussi inesthétique qu'immorale. Les seules inspirations que la religion catholique a su apporter dans le symbolisme ont été celles des disputes théologiques sur la nature de Dieu et celle du Diable, et de la démonologie sortie, vers l'an mil, des monastères pour répandre la sorcellerie parmi les foules.

Un autre domaine où la symbolique est non moins pernicieuse que dans la religion, parce qu'elle y sert les mêmes buts et les mêmes intérêts, est celui des distinctions sociales, des castes et des classes où les individus sont parqués. Les préjugés nobiliaires y tiennent la plus grande place, tant il importait, jadis, pour chacun, de faire figure au-dessus des manants « sortis du pet d'un âne », et qu'il importe encore, aujourd'hui, de dominer les « espèces inférieures » méprisées des « gangsters » occupant les hautes sphères démocratiques. Rabelais a ri puissamment des faiseurs et des porteurs de blasons de son temps, « glorieux de cours et transporteurs de noms », avec leurs devises (symboles) qui n'étaient que des « paroles gelées ». Il leur opposait les vigoureux « mots de gueule » des « bons et joyeux pantagruélistes ». Il n'aurait pas moins ri des harnachements symboliques de tous ordres par lesquels le monde actuel s'accroche encore aux simulacres d'une dignité et d'un honneur perdus depuis longtemps, en admettant qu'ils aient jamais existé, et de la vaseuse rhétorique dont il accompagne sa fourberie.

Mais si le symbolisme a fourni abondamment de fétiches, de drapeaux, de déguisements, de catéchismes, de codes, le carnaval et la farce des turpitudes conventionnelles, s'il a alimenté de sophistications rhétoriciennes les entreprises de mensonge et d'exploitation humaine, il a aussi donné ses armes de défense à l'Esprit par les moyens de l'apologue, de la parabole, de l'allégorie, sous lesquels se sont couvertes toutes les ingéniosités et les audaces de la satire ou du simple bon sens en éveil contre les maléfiques influences. L'apologue a fleuri dès les premiers balbutiements humains. Tous les prophètes ont parlé par paraboles, tous les philosophes par maximes. Les paraboles des Évangiles sont bien connues. Les Maximes d'un Pythagore sont éternellement vivantes et actuelles ; notre prétendue civilisation a encore à apprendre d'elles à « ne pas attirer le feu avec une épée », à « ne pas mettre la lampe sous le boisseau », et à « s'abstenir des fèves », c'est-à-dire des suffrages des majorités qui font régner la démagogie. De même, depuis 2.000 ans, les insanités accumulées par les théologiens sur la divinité ont été d'avance balayées par cette image de Timée de Locre, identifiant Dieu avec l'univers tout entier : « Un cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part ». Comme l'a remarqué Voltaire : « En métaphysique, en morale (c'est-à-dire dans le domaine symbolique), les anciens ont tout dit ».

L'allégorie abonde dans la multiplicité des symboles dont l'antiquité grecque a pourvu l'humanité en répandant la sagesse de sa philosophie. La littérature du moyen âge a été en grande partie allégorique. Les symboles étaient alors nécessaires pour rendre claire l'expression d'un langage encore trop imparfait, mais l'allégorie l'était davantage pour faire entendre la pensée considérée comme subversive. Il l'a fallu à Érasme, à Rabelais, à Descartes, à tous ceux que l'Inquisition menaçait. Érasme trouvait ses symboles dans le monde des animaux et dans celui des fous pour attaquer les puissants, les rois qu'il comparait à « des aigles carnassiers, pillards, destructeurs, batailleurs, haïs de tous », et à des fous de carnaval qui, « dépouillés de leur couronne, apparaissent des faquins ». L'œuvre de Rabelais est d'une richesse allégorique inépuisable. Sa science comme sa conscience seront toujours bons à consulter tant que les hommes seront des moutons de Panurge.

Il serait intéressant d'examiner dans les arts et la littérature, plus que dans la religion, la place et le rôle du symbolisme. Si, dans la religion, son emploi a été régressif et funeste, il a été, en art et en littérature, progressif et bienfaisant. C'est par lui que le néo-platonisme est demeuré dans la littérature quand il a été rejeté par l'Église. Chez les poètes provençaux, puis chez les Italiens du moyen âge, ce néo-platonisme a été l'élément défensif de l'Esprit, le principe de la liberté de la pensée dressé contre les dogmatismes menaçants. C'est lui qui a inspiré le symbolisme de Dante sur lequel les scoliastes discutent toujours dans l'intention obstinée de concilier son esprit de vérité, de justice et de liberté, avec l'imposture papaline et l'Inquisition. Les symboles du néo-platonisme s'opposèrent de plus en plus à ceux du catholicisme médiéval grâce à la Renaissance. Celle-ci les fit passer dans Shakespeare et chez tous les esprits indépendants qui résistèrent au classicisme subordonné au pouvoir absolu. Ils sont dans le pré-romantisme. Ils se sont dressés contre le néo-catholicisme durant tout le XIXème siècle, et nous les retrouvons dans cette période appelée du Symbolisme qui a occupé les vingt dernières années de ce siècle et qui est née de la faillite romantique.



LE SYMBOLISME ET SON ÉCOLE. (Fin du XIXème siècle). - Nous n'en parlerons que d'une façon très sommaire, mais en les situant aussi exactement que possible.

De ce qui précède, on peut déduire que le mouvement symboliste, d'où est sortie l'école de ce nom, n'a nullement été le produit d'une fantaisie artistique et littéraire. Obéissant à de lointaines et constantes affinités, il a été une nécessité de l'esprit, une réaction contre l'enlisement romantique dans un conformisme de plus en plus asservi aux grossièretés des appétits bourgeois. Ce mouvement avait commencé avec le décadentisme, dans lequel on a affecté de ne voir que « la perversion de la sensibilité dans des raffinements morbides ». Certes, il y a eu beaucoup de cela dans le cas d'une foule de décadents, depuis Alfred de Musset qui :

« Chante la Syphilis sous les feuilles d'un saule ! »

(L. Bouilhet.)

jusqu'aux plus actuels futuristes, dadaïstes et surréalistes dont les manifestations ont conduit le décadentisme à la déliquescence, sans autre effet que « d'épater » les primates du snobisme. Mais le décadentisme a été, dans son principe, tout autre chose, et en particulier chez Baudelaire qui en a été promu le « théoricien » par l'hypocrisie académique et bourgeoise.

Le décadentisme a été la protestation d'une aristocratie véritable et légitime de l'esprit contre l'avilissement où il était entraîné sous prétexte de démocratisation. Il a été l'expression de la plus généreuse conception individualiste dans des rapports vraiment supérieurs entre les hommes, et d'une volonté d'opposition idéaliste, intellectuelle et morale, à l'encanaillement général aboutissant au muflisme. Avant Baudelaire, il avait été dans l'indignation de Michelet contre les « laideurs », la « brutalité grossière », l' « emportement voulu de matérialité stérile » introduits dans l'art et la littérature, en même temps que dans les mœurs après 1830, lorsqu'eut été signée l'entente fraternelle de la religion catholique et de la religion de la banque. (Voir Romantisme.) Il avait été aussi dans les ripostes de Th. Gautier à l'hypocrisie des cafards moralistes, dans celles de Stendhal dénonçant le « bégueulisme » de ces mêmes cafards. Le décadentisme a été le labarum de tous les « poètes maudits » par la tartuferie bourgeoise contre les « poètes vendus » à cette tartuferie. Il a été dans Bouilhet, flétrissant chez A. de Musset :

« ..... l'homme grec dont les strophes serviles ont encensé Xerxès le soir des Thermopyles. »

Il a été dans Gérard de Nerval, dans Barbey d'Aurevilly, dans Villiers de l'Isle-Adam, dans tous ceux qui furent de véritables artistes, malgré des conceptions d'art différentes. Il a été dans Flaubert, définissant le bourgeois « celui qui pense bassement », faisant retentir les échos de sa véhémence contre le muflisme, troisième évolution de l'humanité après le paganisme et le christianisme, et contre la bassesse des boutiquiers des lettres qui faisaient de leur plume « un alambic à ordures pour gagner de l'argent ».

Le décadentisme a été dans le dégoût profond soulevé chez tous les esprits généreux par la carence révolutionnaire qui laissait établir par la bourgeoisie un état social aussi arbitraire et corrompu que celui de l'ancien régime. En 1848, il a participé aux barricades. Durant les trente années de digestion bourgeoise qui ont suivi l'écrasement de la Révolution dans toute l'Europe, il a été dans la propagation des idées et des œuvres des Stirner, Darwin, Buchner, Hoeckel , Herbert Spencer, Marx, Bakounine, Proudhon, Nietzsche, Wagner, Dostoïevski, Ibsen, Tolstoï, E. Reclus, Kropotkine, qui entretinrent l'esprit révolutionnaire dans la pensée universelle, et en renouvelèrent et transformèrent les conceptions. Il en est sorti cet état d'anarchisme individualiste, philosophique et artistique qui commença, après 1880, la période dite du Symbolisme, période féconde en manifestations audacieuses et originales, mais trop intellectuelle, trop spéciale, qui ne pénétra pas suffisamment la masse sociale et fut emportée dans la débâcle des consciences lors de l'affaire Dreyfus. C'est alors que sévit le décadentisme pervers avec toutes les loufoqueries dont s'engoua un snobisme imbécile à l'instigation du muflisme déchaîné.

Dans le décadentisme, le « réprouvé » Baudelaire a apporté, non des « théories », mais, ce qui valait mieux, l'œuvre poétique la plus neuve, la plus riche de symboles, la plus émouvante par son humanité et la plus parfaitement belle par son art. Il a été l'esprit le plus ouvert, le plus compréhensif, le plus clairvoyant lorsque, presque seul, il a osé affronter « la Bêtise au front de taureau », déclarer la guerre à la sottise bourgeoise, à sa haine de l'intelligence, à sa xénophobie mesquine et sauvage. Sa critique d'art et de littérature a été la plus libre et la plus lucide contre tous les poncifs des écoles et les admirations serviles. Presque seul, il a défendu Wagner qu'on sifflait à Paris, en 1860, comme on avait sifflé Shakespeare et Shéridan en 1822, uniquement au nom de « l'honneur national » !.... Il a soutenu Delacroix encore contesté par un public qui était, « relativement au génie, une horloge qui retarde ». Il a compris Daumier, alors que si peu le comprenaient, et il a vu en lui : « Un des hommes les plus importants, non seulement de la caricature, mais de l'art moderne. » Il a traduit Edgar Poe, autre « réprouvé » comme lui, déterminant un courant de curiosité de la pensée étrangère novatrice et indépendante des asservissements académiques. Baudelaire a été de toutes les écoles et il les a dépassées toutes. Il a été non seulement une voix nouvelle, mais aussi un monde nouveau par son étendue et sa complexité. Aussi, n'est-il pas un poète français, fût-ce Ronsard ou Hugo, dont l'œuvre ait, aujourd'hui, le rayonnement de la sienne dans le monde entier. Cela seul peut dispenser de répondre aux derniers cuistres qui crachent bourgeoisement sur lui et lui reprochent, à la suite de M. Lanson, son insensibilité et sa « volonté d'être malsain » !... Il est, comme a dit Paul Valéry, « au comble de la gloire ». Baudelaire, ironique et désespéré, implacable, est descendu dans la bassesse des âmes comme son Don Juan « vers l'onde souterraine ». Il a prospecté la charogne humaine qui ne lui pardonne pas de lui avoir arraché les oripeaux de ses sordides convenances et jeté sur ses vertueuses grimaces la plus profonde malédiction de la douleur humaine. Ce « maudit » a réhabilité Caïn, ce que ne fit jamais la bénignité infinie d'aucun « élu », en montrant dans l' « abélisme » l'ange descendu au-dessous de la bête.

« Race de Caïn, au ciel monte Et sur la terre jette Dieu ! »

a-t-il crié dans sa révolte.

Baudelaire a été à la fois classique et romantique, il a été l'inspirateur du Symbolisme qu'il a détourné de « l'art pour l'art », et il a été encore plus que cela. Nul mieux que lui n'a réalisé cette « haute poésie » que composent, d'après Maeterlinck, ces trois éléments principaux : « D'abord la beauté verbale, ensuite la contemplation et la peinture passionnées de ce qui existe réellement autour de nous et en nous-mêmes, c'est-à-dire la nature et nos sentiments, et enfin, enveloppant l'œuvre entière et créant son atmosphère propre, l'idée que le poète se fait de l'inconnu dans lequel flottent les êtres et les choses qu'il évoque, du mystère qui les domine et les juge et qui préside à leurs destinées ».

En donnant au décadentisme sa plus exacte expression esthétique et éthique, Baudelaire a engendré le Symbolisme. Celui-ci a groupé, dans ce qu'on peut appeler son unité de pensée et d'action, les hommes les plus divers de caractère, de tempérament, de conceptions philosophiques et sociales et de talent, cela parce qu'il n'a pas été une formule conventionnelle propre à certains, mais qu'il les a tous incités à rechercher profondément, en eux et autour d'eux, l'âme de toute chose. Aussi, rencontre-t-on dans les pages de l'anthologie symboliste, athées et croyants, hérétiques et orthodoxes, aristocrates et démocrates, autoritaires et libertaires, individualistes et communistes, ascètes et épicuriens, mais tous cherchant l'homme dans sa conscience et son destin, la vie dans son mystère ou dans ses certitudes, l'âme dans ses contemplations ou ses prurits d'activité. Maeterlinck a exactement montré, dans un parallèle entre la Puissance des Ténèbres de Tolstoï, et les Revenants d'Ibsen, la complexité symboliste devant « l'angoisse de l'inintelligible », et l'intervention des « puissances supérieures » pesant sur l'impuissance humaine : action d'un Dieu, comme dans la pièce de Tolstoï, ou loi de l'hérédité, comme dans celle d'Ibsen. Du caractère aristocratique de la réaction décadentiste, le Symbolisme hérita un détachement complet de la foule, voire de la nature, pour ne voir que l'individu évoluant dans des « paysages d'âmes ». Huysmans faisait dire à son Des Esseintes : « A n'en pas douter, cette sempiternelle radoteuse (la nature) a maintenant usé la débonnaire admiration des vrais artistes, et le moment est venu où il s'agit de la remplacer, autant que faire se pourra, par l'artifice ». Le Symbolisme n'épousa pas cette formule exagérée et stérile, mais il fit rentrer l'individu en lui-même pour rechercher et exprimer ses attractions mystérieuses, et cela, sans vouloir « la gloire ni la moindre consécration, mais simplement la joie divine d'avoir accompli strictement ce qu'il voulait accomplir » (Stuart Merrill). Flaubert et Baudelaire lui avaient transmis cette indifférence totale du public qui leur avait fait composer leur œuvre comme elle devait être, sans aucun souci de plaire à qui que ce fût, d'épouser la querelle de quelque parti ou de quelque école que ce fût. Flaubert s'était pour cela renfermé dans l'impersonnalité la plus complète, disant : « L'auteur, dans son œuvre, doit être comme Dieu dans l'univers, présent partout et visible nulle part ».

Nous ne pouvons, ici, que parler très brièvement de l'école symboliste et de ceux, venus de tous les côtés de la pensée, qui l'ont représentée avec une variété extrême. Après Baudelaire et ces deux grands visionnaires, Gérard de Nerval et Villiers de l'Isle-Adam, ses inspirateurs principaux furent Mallarmé, Rimbaud et Lautréamont. Tous trois, sans se connaître, lui apportèrent des tendances lointaines et dispersées qui allaient des solitaires lakistes anglais aux légendes d'où Wagner faisait jaillir tant de symboles humains, et au farouche idéalisme de l'individualisme ibsénien. Une autre influence fut celle de Verlaine, poussé par son impulsivité et sa nature à la fois subtile et naïve hors du cadre parnassien, et de la froideur impassible de « l'art pour l'art ». Concentration intérieure et expression ésotérique chez Mallarmé. Virtuosité et éclat évocateur des images chez Rimbaud. Héritage du mysticisme swedenborgien et hostilité à toute règle hors celle de l'intuition individuelle, chez Lautréamont qui a fait le pont entre le symbolisme libertaire de William Blake et le symbolisme mystiquement religieux, artistique et social de 1885. Langage libre de l'âme et de l'instinct chez Verlaine.

Sous ces influences plus ou moins directes et non nettement définies, se formèrent, après 1880, des groupements littéraires et se fondèrent une infinité de petites revues. A côté de Villiers de l'Isle-Adam, de Mallarmé et de Verlaine, s'y révélèrent et s'affirmèrent tous ceux qui apporteraient une illustration quelconque au Symbolisme. Dès 1881, le mouvement avait commencé avec le groupe de la Jeune Belgique, dont faisaient partie Max Waller, A. Giraud, Ivan Gilkin, C. Lemonnier, G. Eckhoud. Les écrivains belges devaient tenir une belle place dans le Symbolisme avec G. Rodenbach, Maeterlinck, A. Mockel, A. Fontainas, Van Lerberghe et d'autres. Leurs revues seraient : la Jeune Belgique, la Wallonie d'A. Mockel, la Revue wallone de Wilmotte, le Coq rouge de Demolder, l'Art moderne, d'E. Picard, le Réveil, etc ….

En France, ce mouvement se forma des individualités les plus diverses, mais toutes évoluant dans le décadentisme qui répondait au besoin d'échapper au milieu ambiant où l'art était souillé « par le vomissement de la « Bêtise » (Fontainas), de sortir de ce que Flaubert avait appelé « les fanges bourgeoises et démocratiques ». Il serait beaucoup plus que du « dandysme intellectuel » puisqu'il rassemblerait « les mainteneurs de la civilisation » (J.-R. Bloch). Un cénacle de l'impasse du Doyenné fit la Nouvelle Rive Gauche, revue que dirigea Léo Trezenick, où débuta Moréas en 1882, et qui devint, en 1885, Lutèce, où Tailhade, H. de Régnier, Vielé-Griffin, publièrent leurs premiers vers. Les dîners de Lutèce inaugurèrent sous le nom de « Dîner des Têtes de pipe », ces soirées littéraires bruyantes et pittoresques qui furent aussi celles de la « Rose-Croix », des « Hydropathes », des « Hirsutes », du « Chat Noir », de « La Plume », et d'autres où se réunissait cette bohème mélangée et curieuse, sinon toujours sympathique, dépeinte par C. Mendès dans la Maison de la Vieille, et par Ch. Merki et J. Court dans l'Éléphant. En 1885, Ed. Dujardin fonda la Revue wagnérienne, qui fut l'organe du symbolisme musical, puis, avec Fénéon, la Revue indépendante qui eut pour principaux rédacteurs : Villiers de l'Isle-Adam, Mallarmé et Huysmans, ce dernier détaché du Naturalisme après la publication d'A. Rebours. « L'école décadente » prit le titre de « symboliste » à la suite d'un manifeste de Moréas, paru au Figaro, le 18 septembre 1886. Elle réunit E. Mikhaël , Fontainas, Darzens, Vanor, Lefèvre, Guillaumet, Bonnin, etc ... Son but précis fut de réagir, comme l'avait proposé Moréas, contre les Parnassiens et l'école de Zola. Des revues nombreuses parurent successivement : les deux Vogue, celle d'Orfer puis celle de G. Kahn, le Symboliste de Kahn et Moréas, les Taches d'encre de M. Barrès, le Chat Noir de Salis, la Pléiade de Mikhaël, Saint-Pol Roux et P. Quillard, l'Ermitage de Mazel et de Ducoté, le Décadent de l'instituteur Baju qui l'imprimait lui-même et avait comme collaborateurs : Tailhade, M. du Plessys, J. Renard, E. Reynaud, les Entretiens politiques et littéraires de Vielé-Griffin, P. Adam et Bernard Lazare, la Revue septentrionale de Roinard, l'Humanité nouvelle et Psyché de V. E. Michelet. Toutes ces revues, que nous citons sans ordre chronologique, et bien d'autres, eurent une existence plus ou moins éphémère. Les plus importantes furent La Plume, fondée par L. Deschamps (1889-1904), la Revue Blanche de Natanson (1889-1903), et le Mercure de France, ressuscité par A. Vallette, en 1890, et qui paraît toujours.

Verlaine donna, en 1884, au Symbolisme un Art poétique qui serait surtout l'art des synesthésies (voir ce mot). Mais le genre trouva son sens et sa forme définitifs dans Mallarmé qui réalisa cette gageure de faire un art de l'obscurité en la rendant lumineuse et vivante. Beaucoup ont voulu imiter sa recherche de l'image à la fois précise et splendide et sa forme elliptique, s'approprier sa faculté de transmutation de toutes choses en symboles magnifiques, dans la préoccupation farouche de ne jamais laisser ternir l'intimité et la pureté de son rêve par une intervention extérieure ; ils ne sont arrivés qu'à ne pas se faire comprendre en ne se comprenant plus eux-mêmes. Ils ont alors tenu cela pour la fin suprême de l'art ! Seul un Mallarmé aussi profondément artiste, aussi complètement désintéressé, hostile à tout bruit et indifférent à toute gloire, pouvait, comme un César Franck en musique, réaliser une telle œuvre. Son meilleur continuateur a été Paul Valéry qui, à vingt ans de distance, a apporté dans la poésie, depuis 1917, un symbolisme mûri de toutes les expériences et de toutes les observations de la pensée contemporaine.

La préoccupation du rythme plus que du nombre conduisit les poètes symbolistes à l'emploi du vers libre. G. Kahn paraît en avoir été le novateur dans La Vogue, en 1886. Il en a été le théoricien. Il fut suivi par J. Laforgue, Moréas, Mockel, Vielé-Griffin, R. de Souza, etc ...

La virtuosité plus ou moins excentrique, qui vient d'un besoin de pensée et d'expression neuves particulières à des formes spéciales de l'esprit, et qui demande des dons au-dessus de la moyenne pour ne pas tomber dans les procédés du banquisme, avait commencé dans le Symbolisme avec Rimbaud. Presque tous les symbolistes en usèrent, mais avec des réussites inégales. Parmi les plus originaux furent Rollinat qui semble hanté de Poe et de Lautréamont, Laforgue, froid railleur d'une vie trop « quotidienne », Tailhade, contempteur du « mufle » et cravacheur des « groins ». D'autres furent des humoristes plus ou moins macabres auprès de qui, comme dit Verlaine, « le seul rire encore logique est celui des têtes de morts ». La fantaisie symboliste prit avec le « surmâle » A. Jarry et son Ubu-Roi le ton de la satire la plus funambulesque. Virtuosité et fantaisie tombèrent dans la mystification et le maboulisme avec les futuristes et les dadaïstes, les Marinetti, Apollinaire, Max Jacob, Cendrars, Tzara. Ce dernier voulut « tuer l'art » après qu'on eut tué les hommes. Le surréalisme, qui participe d'un « freudisme » avalé de travers, est le dernier aspect de ces loufoqueries devenues académiques au pays du fascisme.

Le symbolisme produisit, avec René Ghil, la « poésie scientifique » basée sur des synesthésies de couleurs et de musique. Il fut grandiloquent avec deux provençaux, le marseillais Paul Roux, qui prit le nom de Saint-Pol-Roux-le-Magnifique, et répandit des métaphores plus pétaradantes que précises, et le lançonnais Emmanuel Signoret qu'une exubérante admiration de son propre génie consola de son impécuniosité. Enfin, le comte de Montesquiou-Fezensac fut le prototype du Des Esseintes d'A Rebours de Huysmans. Ce gentilhomme, quelque peu « piqué », promena, dans les salons aristocratiques, le « décadentisme pervers », ce qui, malgré le ridicule, fut plus honorable pour lui que s'il avait traîné sa noblesse, comme tant de ses congénères à particules, dans les conseils d'administration des sociétés Oustric et Stavisky.

L'occultisme, les sciences magiques devaient inévitablement avoir leur place dans le Symbolisme. Ils eurent leur représentant le plus tapageur dans Péladan, le Sâr de la Rose-Croix. D'autres furent plus réservés, tels Stanislas de Guaita, dont l'influence fut plus profonde, A. Jounet, E. Schuré, J. Bois et V. E. Michelet. Dans Là-Bas, Huysmans a écrit le roman de l'occultisme de ce temps. Un mystique plus humble fut Germain Nouveau qui se fit mendiant pour imiter saint Labre. Péladan, artiste véritablement supérieur malgré ses excentricités, et l'un des prosateurs les plus remarquables de la période symboliste, avait conçu une mystique de l'art qui, dépouillée de ses hallucinations, aurait ravi Flaubert. Il disait, dans son Appel du Grœaal : « Artiste ... sais-tu que l'art descend du ciel, comme la vie nous coule du soleil ? Qu'il n'est pas de chef-d'œuvre qui ne soit le reflet d'une idée éternelle ? ... Apprends que si tu crées une forme parfaite, une âme viendra l'habiter ... Apprends encore ceci : au croulement du monde, Dieu sauvera l'âme des œuvres, comme l'âme des justes. Le ciel aura son Louvre et le cœur des chefs-d'œœuvre adorera pendant l'éternité son Créateur, l'artiste comme nous-mêmes, Dieu ... Prends garde ... si tu aimes le laid, tu n'as droit qu'à l'enfer ».

A côté de cette mystique de l'art, il appartenait au Symbolisme de produire celle de l'anarchisme. Elle découla tout naturellement de l'idéalisme individualiste, elle inspira de nobles esprits et des actes héroïques. L'esprit et la cause libertaires eurent de véritables militants parmi les symbolistes et, à côté d'eux, des artistes et des poètes que leurs conceptions sociales influencèrent. Laurent Tailhade fut le plus ardent et le plus constant dans la bataille libertaire. Son œuvre, même poétique, fut toute de polémique, tant sociale qu'artistique, et elle lui valut la prison avec toutes les malédictions bien pensantes et bourgeoises. Adolphe Retté fut aussi un libertaire fougueux mais inconstant. Poète, il débuta dans le symbolisme le plus hermétique, puis il passa au naturisme le plus agressif contre Mallarmé et ses disciples. Polémiste, il fut l'anticlérical le plus farouche, jusqu'au jour où ayant rencontré la « grâce » il se fit moine et passa, suivant son expression, « du Diable à Dieu ». Paul-Napoléon Roinard collabora assez longtemps aux journaux anarchistes. Il avait de la société future une conception pleine de jovialité, disant :

« Je voudrais que, sans peur, sans fatigue et sans trêve, On s'aimât d'un amour toujours renouvelé, Si j'avais créé le Rêve. »

D'autres, sympathisants, donnèrent à l'anarchisme des collaborations moins soutenues et plus timides. Les « lois scélérates » de 1893-94 leur firent abandonner une cause qui n'apportait pas assez vite les résultats espérés et devenait trop dangereuse pour leur tranquillité. Ils restèrent estimables lorsque, après avoir fait l'apologie de Ravachol, ils n'embouchèrent pas le clairon de Déroulède, ne devinrent pas patriotes avec la peau des autres, et ne firent pas des magistrats déclarant que « le passage à tabac est une nécessité sociale » !....

Parmi les écrivains favorables à l'anarchisme, Rémy de Gourmont, révoqué de son emploi de fonctionnaire pour antipatriotisme manifesté lors d'une enquête du Mercure de France sur l'idée de patrie, occupa dans le Symbolisme une place particulière et supérieure comme critique. Ses Livres des Masques et ses Promenades littéraires réunissent les études les plus remarquables qui ont été écrites sur le mouvement symboliste et ses protagonistes.

Dans l'époque symboliste, Verhaeren a été à part, prolongeant à la fois le romantisme et le naturalisme. Il fut, avec Zola, l'un des maîtres choisis par le falot Saint Georges de Bouhélier et son éphémère « école naturiste ». Verhaeren a apporté dans l'art symboliste, fait surtout de mystère, de nuances, d'imprécisions, la vigueur réaliste de sa vision des choses et sa puissance lyrique. A côté des êtres irréels, glissant comme des ombres silencieuses dans la forêt enchantée du rêve, il a été le Nibelung farouche forgeant la nouvelle humanité dans le tumulte des villes modernes.

En marge de l'école symboliste, on vit « l'école romane », fondée en 1891 par Moréas, lorsqu'il désavoua le Symbolisme. M. du Plessys, R. de la Tailhède, E. Raynaud et Ch. Maurras en firent partie. Moréas ne fut pas seulement en marge du Symbolisme par son art, il le fut par sa personnalité. Bien loin de posséder ce superbe détachement du public et du succès qui fut celui des symbolistes, il fut au contraire constamment à la recherche de la gloire, et cela explique peut-être ses variations. Il a dit son amertume dans des vers des Stances :

« Les morts m'écoutent seuls, j'habite les tombeaux. Jusqu'au bout je serai l'ennemi de moi-même. Ma gloire est aux ingrats, mon grain est aux corbeaux ; Sans récolter jamais je laboure et je sème. »

Par sa recherche des synesthésies, le Symbolisme a fait de l'art non plus une chose verbale et plastique, trop souvent isolée de la vie ou figée dans des formes conventionnelles, mais il a révélé les rapports étroits et complémentaires de tous les arts et de toutes les sensations, il a composé une harmonieuse synthèse de tout ce qui est intuition plus que raison, il a donné sa place au rêve qui murmure silencieusement au fond des êtres ses « romances sans paroles » (Verlaine). C'est ainsi qu'en particulier le Symbolisme a trouvé son âme dans la musique, dans le rythme de la poésie et celui des sons, et qu'il en a répandu et développé le goût. Les romantiques avaient à peu près ignoré la musique, en dehors des gargouillades mélodramatiques des Donizetti, Meyerbeer, Gounod, et de leurs disciples. Les symbolistes ont fait connaître la communion qu'elle établit entre le moi profond et l'univers, entre l'individu et le social. Ils ont, par exemple, initié le public au symbolisme si puissamment révolutionnaire de la Tétralogie conçue par Wagner dans le bouillonnement de 1848. A côté de Wotan, l'homme du présent conservateur de la société actuelle dont l'image est dans le Walhall, c'est Siegfried, « le rédempteur socialiste venu sur terre pour abolir le règne du capital », a écrit Wagner lui-même. Il est « l'homme attendu, voulu par nous, l'homme de l'avenir, qui ne peut être fait par nous, qui doit se faire lui-même par notre anéantissement ». Siegfried est « l'incarnation héroïque de l'homme libre et sain, de l'homme primitif, sorti directement de la Nature ». (R. Rolland). Siegfried et Brunehild sont « l' humanité future, les temps nouveaux qui s'accompliront quand la terre sera délivrée du joug de l'or », et le Crépuscule des Dieux, c'est « le Walhall qui s'écroule avec la société présente pour faire place à l'humanité régénérée ». (R. R.). Dans la pensée de Wagner l'ensemble de la Tétralogie devait être un spectacle d' « après la grande Révolution » ! En faisant comprendre Wagner les symbolistes ont fait comprendre aussi Beethoven, Schuman et Schubert. Par leurs musiciens et leurs œuvres, de Debussy à Stravinski, de l'hiératique Pelléas à la tourbillonnante Pétrouchka, ils ont préparé la compréhension de la pure musique, jaillissement direct de l'âme, de Mozart et de Berlioz.

L'œuvre qu'on peut appeler de vulgarisation supérieure accomplie par le Symbolisme pour la musique fut aussi la sienne pour les autres arts. Le courant symboliste avait fait le succès des grands concerts ; il fit aussi celui des récitations poétiques organisées un peu partout à l'exemple de celles de l'Odéon dont G. Kahn fut le promoteur, et il soutint d'autre part, s'il ne les fit naître, les expositions d'art hors-cadres officiels comme celle des Indépendants, dont on vient de célébrer le cinquantenaire. Il aida à la création de « théâtres d'art », à l'organisation de spectacles de pensée. (Voir Théâtre). Enfin, ses principes philosophiques et sociaux eurent une application militante à l'occasion de l'affaire Dreyfus, dans le mouvement des Universités populaires, dans la compréhension mutuelle de ces « intellectuels » et de ces « manuels » accordés, un moment, pour défendre une vérité et une justice supérieures.

En résumé, nous devons être reconnaissants au Symbolisme et à son école du développement général de la pensée qu'ils ont déterminé beaucoup plus que le Naturalisme, et de leur influence sociale et artistique. S'ils ont trop souvent favorisé les outrances d'un snobisme ridicule et méprisable, ils ont éveillé dans les esprits sérieux et délicats, quelles que fussent leurs origines bourgeoises ou prolétariennes, une préoccupation de recherche intellectuelle, un souci de dignité personnelle, un sentiment de la véritable liberté de l'individu par la conduite de soi-même, et un profond dégoût des formes collectives d'abrutissement. Ils ont semé l'esprit de révolte, ils ont aidé les « hommes de bonne volonté » à sortir des basses-fosses de la sottise générale. S'ils ont constaté avec Ibsen que « l'homme le plus fort est celui qui est le plus seul », et avec Flaubert que « le nombre domine l'esprit » et que « la masse est toujours idiote », ils ont reconnu aussi, avec le même Flaubert, que cette masse « si inepte soit-elle, contient des germes d'une fécondité incalculable », et ils ont cherché à faire produire ces germes. Pour ceux qui les portaient, ils ont dit avec Beethoven : « 0 homme ! aide-toi toi-même ! », et avec Tolstoï : « Le salut est en vous ! ». Ils n'ont pas fait la Révolution, mais ils ont montré la voie de la seule Révolution qui ne sera pas illusoire, lorsque « l'esprit » ne sera plus dominé par le « nombre », lorsque la masse n'acceptera plus d'être soumise à des dictatures.

C'est dans cette période d'affirmation individualiste révolutionnaire, celle du Symbolisme, que l'anarchisme a été le plus fécond en manifestations diverses. Si cet anarchisme est enlisé aujourd'hui, d'une part dans le marécage du syndicalisme ouvriériste et politicien qui l'a happé, sous prétexte d'action révolutionnaire, pour le vider de ses consciences et de ses énergies, d'autre part dans un individualisme étroit et sordide dont le non conformisme ne vaut pas mieux que le conformisme bourgeois : il a gardé encore quelques belles attitudes du temps où Tailhade proférait :

« 0 Anarchie, porteuse de flambeaux ! Chasse la nuit ! Écrase la vermine ! Et dresse au ciel, fût-ce avec nos tombeaux, La claire Tour qui sur les flots domine. »

Les flambeaux ne sont pas tous éteints. Sur les tombeaux des Sacco, des Vanzetti et de mille autres martyrs, sur ceux de nos frères d'Italie, d'Espagne, d'Allemagne et du monde entier, tués dans les insurrections de la Liberté, sur les prisons de tous les pays où, plus que jamais, les objecteurs de conscience multiplient ce « grain de blé » du refus d'obéissance au crime de la guerre que des Goutaudier semèrent il y a trente-cinq ans : toujours, la claire Tour domine, celle qui dresse la volonté des hommes vers la Justice, vers la Liberté, vers la Fraternité universelle.

- Édouard ROTHEN.