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SYNDICALISME n. m.


Le syndicalisme dont je vais parler ci-dessous est révolutionnaire, social et non corporatif seulement. Il est, aussi, fédéraliste et anti-étatiste.

Il prend sa source doctrinale dans Proudhon et a retenu les enseignements de Bakounine, de Kropotkine, de James Guillaume ; et Malatesta, malgré son point de vue particulier, ne l'a pas traité en indifférent. Voilà pour le passé.

Pour le présent, il s'est efforcé, par son observation des faits sociaux contemporains, de renforcer sa doctrine et de dégager les tactiques les mieux appropriées à son action et à ses buts.

J'ai déjà dit tant de choses sur ce mouvement particulier des travailleurs, notamment dans l'étude historique que j'ai consacrée à la Confédération Générale du Travail qu'il me paraît inutile de me livrer à de longs développements qui ne seraient que la répétition de mon ouvrage : Les Syndicats ouvriers et la Révolution Sociale.

La présente étude n'aura donc pour but que d'exposer certains aspects du syndicalisme, après l'avoir défini, et d'examiner quelques points actuellement controversés dans le monde anarchiste.

Définition. - Le syndicalisme est un mouvement naturel qui groupe, sous des formes diverses, des hommes qui ont des intérêts communs et des aspirations identiques ; des hommes chez lesquels la concordance des intérêts et l'identité des buts déterminent normalement et logiquement le choix de moyens d'action semblables pour atteindre le but qui est commun à leurs efforts.

On trouverait trace de telles associations, de tels groupements, quelle qu'en soit la forme, dans les temps les plus reculés de l'Histoire.

Sans doute, à ces époques lointaines, n'était-il pas question de syndicalisme. Le mot était inconnu, mais la chose existait sous des aspects divers et variés.

A mon avis, il n'est pas exagéré d'affirmer que le syndicalisme, sous des formes rudimentaires, a existé dès que la vie en société s'est imposée aux hommes comme une nécessité.

Dès ces jours reculés, qui se perdent dans la nuit des temps, la solidarité, l'entraide, l'alliance, qui constituent les bases morales fondamentales du syndicalisme moderne, sont devenues, pour les hommes appelés à vivre en commun ou en rapport, les principes vitaux dont la pratique et l'application étaient indispensables pour assurer leur sauvegarde, défendre leur vie, acquérir une tranquillité relative ; produire, échanger et consommer.

En effet, c'est en pratiquant la solidarité et l'entraide que les hommes ont pu conquérir la première place dans le règne animal. S'ils ne s'étaient pas unis, bien qu'ils fussent doués d'intelligence, ils eussent été les victimes, dans la lutte pour la vie, des races d'animaux supérieurement armés pour cette lutte, plus vigoureux et plus forts.

Or, le contraire s'est produit ; non seulement l'homme, groupé avec ses semblables, a défendu victorieusement sa vie, assuré sa subsistance, propagé son espèce, mais encore il a détruit ou domestiqué presque tous les animaux qui lui disputaient le droit à l'existence et asservi les forces naturelles.

C'est également par la vie en commun, par la pratique de l'entraide, que les inventions ont pu être réalisées, véhiculées, appliquées et que, de proche en proche, la civilisation, si contrariée qu'elle ait pu être dans son essor, a pu, néanmoins, se développer, modifier et, parfois, bouleverser les conditions de vie des hommes à des périodes déterminées.

Il est infiniment probable que le syndicalisme préhistorique n'avait pas d'autre but que d'assurer à l'homme la sécurité de la vie et les moyens d'existence.

Et si la vie avait suivi son cours normal ; si les hommes n'avaient jamais connu l'ambition, la haine, la domination, l'autorité, la propriété, la jouissance et le lucre, le syndicalisme aurait sans doute connu un développement continu et sans histoire et le but que nous poursuivons encore - que d'autres poursuivront peut-être - serait atteint depuis longtemps.

La naissance, chez les hommes, des sentiments ci-dessus indiqués, devait fatalement les séparer, les diviser, les dresser les uns contre les autres, faire naître des groupes dont les intérêts concordaient.

C'est ainsi que s'explique l'origine des classes sociales antagonistes dont il serait vain de vouloir nier l'existence.

La lutte entre les classes, dont l'une est privilégiée et l'autre déshéritée, exigea, de part et d'autre, la constitution de groupements pour défendre les intérêts et les aspirations des forces en lutte.

Ainsi naquirent successivement l'Etat, puis les syndicats ouvriers et patronaux, dont l'opposition demeurera constante, sur tous les plans, aussi longtemps que les causes et raisons de cette opposition : propriété, privilèges, autorité, subsisteront.

En ce moment, deux grands mouvements de classe : le syndicalisme patronal et le syndicalisme ouvrier sont face à face.

Chaque jour, l'un et l'autre englobent de nouveaux éléments de vie et d'action, agrandissent le champ de leur activité et se substituent, en fait, aux partis politiques qui, de plus en plus, perdent leur caractère originel et deviennent, dans des Parlements condamnés, les exécuteurs des volontés des grands groupements qui s'affrontent sur tous les terrains. Lorsque les Congrégations économiques imposent leur volonté au Parlement et aux Parlementaires, c'est le syndicalisme patronal qui parle et agit ; lorsque le Cartel des fonctionnaires et la C.G.T. obligent les socialistes à renverser, malgré leur désir, un gouvernement, puis plusieurs, c'est, indiscutablement, le syndicalisme ouvrier qui se manifeste contre l'Etat-patron. Bien que cette action indirecte, par pression, n'ait, à mes yeux, qu'une valeur relative, il n'est pas douteux que les éléments révolutionnaires ne sauraient, en la circonstance, la condamner.

Qu'il soit patronal ou ouvrier, le syndicalisme a toujours essayé et, en général, réussi à grouper toutes les forces vives et actions encore éparses. Cette idée de synthèse s'est ancrée avec toujours plus de force, mais elle a pris des formes diverses dans les deux camps.

Elle eut, en effet - et elle a encore - des partisans convaincus et acharnés ici et là.

Tandis que, de part et d'autre, certains hommes sont partisans d'une synthèse générale, qui permettrait de réunir tous les individus sur le plan d'un grand intérêt général, d'autres, moins ambitieux sans doute, mais plus pratiques et actuels désirent seulement réunir, sur un même plan, les individus dont les intérêts sont réellement concordants.

De ces idées de synthèse sont issues : la collaboration des classes et la lutte de classes, sous leur forme moderne.

La première a pour but de développer et de défendre, par voie d'ententes entre les classes antagonistes, l'intérêt général - ou plutôt ce qu'on qualifie de tel ; l'autre vise à défendre l'intérêt de classe, à le faire triompher, à donner naissance ensuite au véritable intérêt général dont elle nie actuellement l'existence.

De toute évidence, parce que la logique le veut ainsi, c'est la seconde conception qui finira par s'imposer et nous reviendrons ainsi à la source du syndicalisme ... après la disparition des classes.

Après avoir réalisé sa mission de libération humaine et la construction sociale, le syndicalisme n'aura plus pour but que de permettre à l'homme de lutter contre les éléments hostiles, de les vaincre, de les asservir pour le bien et le bonheur collectifs ; de poursuivre les recherches incessantes qui refouleront l'Inconnaissable et développeront la Connaissance ; d'appliquer, pour le plus grand bien de tous, les découvertes scientifiques aux œuvres pacifiques et laborieuses.

Ce rôle est assez noble et assez vaste pour attirer tous les hommes et les retenir à la tâche jusqu'à ce que celle-ci soit complètement accomplie.

Il est pourtant discuté et, précisément, par certains de ceux qui devraient l'accepter et le remplir les premiers. Et ici se pose cette question : les syndicats doivent-ils subsister après la révolution?


L'existence des Syndicats après la Révolution. - Si, chez les anarchistes révolutionnaires, nul ne conteste la nécessité de l'existence des syndicats avant la révolution - il en est, très peu nombreux il est vrai, qui nient volontiers et avec force - plus de force que d'arguments - que les syndicats soient nécessaires après la Révolution.

Pour ma part, je ne déclare pas seulement qu'ils sont nécessaires, mais je ne crains pas d'affirmer qu'ils seront indispensables.

Que proposent donc, pour les remplacer, les anarchistes, adversaires des syndicats après la révolution?

De vagues groupements de producteurs, essaimés, sans liens véritables entre eux, échangeant quelques statistiques ; produisant à la diable, sans savoir pourquoi ni comment, n'ayant aucune idée des besoins collectifs dans tous les domaines.

Si ces hommes croient vraiment que c'est avec une telle organisation qu'on peut assurer la vie économique et sociale d'une collectivité quelconque, ils commettent une erreur grave.

Ils ne se rendent certainement pas compte :

1° Que l'économie et l'administration de la production, son échange, sa répartition doivent être organisées ;

2° Que cette organisation, reposant sur des bases libertaires, doit donner, sous peine de faillite et de catastrophe, des résultats supérieurs à ceux qui étaient obtenus auparavant par une organisation autoritaire et despotique.

Comment peuvent-ils croire que la société communiste libertaire ne sera pas

organisée ?

Est-ce que, du fait même qu'on indique qu'elle sera : d'une part, communiste et, d'autre part, libertaire, cela ne suffit pas à faire comprendre qu'elle sera organisée, comme le veut le communisme, et selon les principes de la plus grande liberté possible comme l'implique le mot libertaire qui signifie littéralement : tendance à être libre.

Il y aura donc, après la révolution, une société organisée sur des bases communistes libertaires, et cela aussi longtemps que l'anarchie ne sera pas totalement réalisée.

Et cette organisation, pour porter ses fruits, devra être homogène, c'est-à-dire fonctionner aussi identiquement que possible sur les trois plans suivants : économique, administratif et social.

De toute évidence, cette organisation devra être conçue de façon telle que les rouages correspondants, sur les trois plans, agissent de concert, en accord.

En effet l'économique sera la base, l'administratif l'expression et le social la conséquence. S'il n'y a pas homogénéité et concordance ce sera le chaos et quel chaos : celui que les détracteurs bourgeois appellent l'anarchie, c'est-à-dire le désordre !

Nous prétendons, nous, que c'est le capitalisme qui est le désordre et nous voulons que l'anarchie soit l'ordre, l'ordre sans autorité ni contrainte, mais l'ordre tout de même, l'ordre qui découlera des actes conscients et réfléchis de tous.

Cette conscience éclairée devra être collective et le premier terrain sur lequel elle devra se manifester sera le plan économique.

Il ne suffira pas de substituer la notion du besoin à celle du profit ; il faudra connaître réellement l'étendue et la diversité de ce besoin, le chiffrer, par conséquent.

Et ceci fait, il faudra examiner l'autre face du problème : rechercher, apprécier, connaître aussi exactement que possible les possibilités de satisfaire tous les besoins.

En un mot, il faudra établir le rapport convenable entre la somme des besoins et celle des possibilités.

Et ce rapport devra être tel que les moyens de production permettent aussi largement que possible la satisfaction des besoins.

Les uns et les autres devront donc être connus et chiffrés au préalable et, si les moyens apparaissent insuffisants au début, il faudra les augmenter et, bon gré, mal gré, en attendant qu'ils soient suffisants, restreindre la consommation.

Cette constatation suffit à elle seule à indiquer parmi les trois grands facteurs économiques : production, échange, consommation quel est celui qui est essentiel et à classer les deux autres dans leur ordre.

CONSOMMER, c'est-à-dire assurer la continuité de la vie physique de l'être, est certainement l'acte le plus important, l'acte vital qui permet, à la fois, de produire et d'échanger. Mais PRODUIRE et ÉCHANGER, c'est donner aux hommes la possibilité de consommer, donc de vivre,

Dans ces conditions, il apparaît clairement que la tâche essentielle consiste d'abord à produire, à produire pour satisfaire les besoins de la consommation.

Et qui, mieux que les syndicats, sera qualifié pour extraire, transformer et mettre à la disposition du consommateur tout ce qui est nécessaire à la vie ?

Est-ce que, en régime capitaliste, ce ne sont pas, déjà, les producteurs, par leur force-travail, mal utilisée, mal rétribuée, qui assurent, en fait, cette tâche ?

Qui oserait soutenir que les banquiers, les détenteurs de l'argent et des instruments de travail y sont pour quelque chose ?

Qui nierait que les producteurs, groupés dans leurs syndicats, représentent la force essentielle de lutte et de construction révolutionnaire ?

Quel organisme peut-on, en vérité, essayer de substituer aux syndicats qui luttent et se préparent, chaque jour, à cette tâche constructive ?

Poser toutes ces questions, c'est les résoudre.

Lorsque, dans sa charte fameuse, toujours confirmée sur ce point précis, le syndicalisme en même temps qu'il exprimait à Amiens, en 1906, sa volonté d'exproprier le capitalisme et de transformer la société, proclamait que : « le Syndicat, aujourd'hui groupement de résistance serait, demain, le groupement de production base de la réorganisation sociale », il énonçait une vérité profonde.

Qu'il revête un caractère nettement coopérateur, c'est incontestable. C'est même évident. Mais il est nécessaire aussi qu'il conserve son caractère originel afin d'être apte, le cas échéant, à s'opposer à certaines entreprises qui pourraient être tentées contre la Révolution elle-même.

Maîtres de l'appareil de production et d'échange, les syndicats de producteurs seraient tout qualifiés, s'il le fallait, pour réduire rapidement à néant les prétentions d'une coterie ou d'un clan qui pourrait menacer à un moment quelconque les conquêtes et l'ordre social révolutionnaires, en dépit de toutes les précautions prises sur le plan administratif.

S'il y a péril, les syndicats seront là pour le vaincre. Ce n'est pas à dédaigner.

Ils sont donc indispensables avant, pendant et, surtout, après la Révolution.

Avant, pour préparer les cadres de lutte et de réalisation ; pour lutter contre le capitalisme et réduire sa puissance dès maintenant.

Pendant, pour abattre définitivement le capitalisme, s'emparer des moyens de production et d'échange et les remettre en marche au profit de la collectivité et pour son compte.

Après, pour assurer la vie économique collective, en accord avec les offices d'échange et de répartition locaux, régionaux, nationaux et internationaux qui indiqueront les besoins à satisfaire.

Contrairement à ce que pensent et déclarent certains hommes, qui n'examinent la question que sous l'angle politique et non sous son jour véritable, c'est-à-dire social, les syndicats de producteurs ne seront jamais ni une gêne ni un danger pour l'ordre nouveau issu de la révolution sociale.

Partie intégrante de celle-ci, ils entendent, certes, en défendre l'intégrité, mais ils ne visent ni ne prétendent à aucune dictature.

Adversaires de la dictature et de l'Etat, sous toutes leurs formes, composés d'éléments qui discutent, exécutent et contrôlent, par leurs divers organes, tout ce qui se réfère à la vie économique, ils limitent à ce domaine leur effort et leur activité.

Ils laissent aux individus le soin d'administrer la chose collective, par le jeu normal des organismes de tous ordres qu'ils se donneront.

Ils n'entendent être que la base - parce que c'est l'évidence même - de la Société nouvelle, une base solide sur laquelle cette société s'appuiera avec sûreté. Ils n'entendent pas davantage accaparer la vie tout entière. Ils demandent seulement que la vie économique, administrative et sociale repose sur des bases solides, que le système social soit homogène dans toutes ses parties ; que chacun, sur son plan, accomplisse sa tâche, toute sa tâche. Ils ne veulent ni subordination, ni préséance. Ils entendent que l'égalité sociale devienne une réalité, pour les hommes et les groupements.

Leur ambition, leur unique ambition consiste à vouloir être les fondements solides de l'ordre social nouveau ; à évoluer techniquement et socialement avec cet ordre, pacifiquement; à développer sans cesse leurs connaissances pour intensifier le bien-être de tous ; à réduire au minimum la peine des hommes, tout en satisfaisant aux besoins de tous.

Qui peut s'élever contre une ambition aussi raisonnable, aussi légitime ?

Aux communes libres, fédérées et confédérées d'administrer les choses et de donner aux hommes les institutions sociales correspondantes et susceptibles de traduire dans la vie de chaque jour les désirs et les aspirations des individus.

À chacun sa tâche. Celle du syndicalisme est assez vaste pour qu'il n'ambitionne que de la remplir tout entière, sans vouloir en accaparer d'autres qui ne lui reviennent pas.


Substitution de la notion de classe à la notion de parti. - Ayant proclamé la nocivité et l'inutilité de l'Etat et démontré la faillite irrémédiable de tous les partis politiques, le syndicalisme se doit d'en tirer la conséquence logique.

Il affirme donc la nécessité, pour les travailleurs, en raison de la concordance permanente de leurs intérêts, de substituer la notion de classe à la notion de parti.

Il est, en effet, prouvé que les partis ne sont que des groupements artificiels, dont les éléments s'opposent les uns aux autres, en raison de la discordance de leurs intérêts.

Qu'attendre d'un parti qui contient dans son sein des patrons et des travailleurs, des exploiteurs et des exploités?

Qu'y a-t-il de commun entre l'intérêt d'un patron socialiste ou communiste - et même anarchiste - et celui de son ouvrier ?

D'accord au siège de la section - théoriquement s'entend - leur opposition deviendra irréductible dès qu'ils se trouveront face à face à l'atelier, au chantier, au bureau, etc., c'est-à-dire pratiquement.

Et quelle que soit, de part et d'autre, leur bonne volonté, ils ne pourront jamais résoudre ce différend qui restera, entre eux, permanent.

Ceci implique naturellement que le patron et l'ouvrier socialistes, communistes ou anarchistes n'ont, entre eux, rien de commun ; que leur intérêt de patron et d'ouvrier s'oppose fondamentalement et les empêche d'agir pour un but qui ne leur est commun que par l'esprit. L'impuissance des partis, de tous les partis, n'a pas d'autre raison.

Et cette raison suffit à condamner la notion de parti et à lui substituer la notion de classe.

Là, sur le plan de classe, la délimitation est nette. Pas d'éléments hétérogènes aux intérêts divergents.

Au contraire, et en dépit de certaines différences habilement exploitées et maintenues par le capitalisme, les intérêts sont concordants, les aspirations sont identiques, les buts sont communs.

Rien ne s'oppose donc à ce que de tels éléments s'unissent et agissent de concert.

L'expérience renouvelée a, d'ailleurs, démontré que seuls les groupements de classe, par leur caractère homogène, pouvaient mener des luttes fécondes, qu'il s'agisse de forces ouvrières ou de forces patronales.

Je demande donc, sans hésitation, aux travailleurs, de substituer la notion de classe à celle de parti et, en conséquence, d'abandonner les partis et de rallier les syndicats révolutionnaires.

Le syndicalisme ne peut être neutre. - Le fait de proclamer la faillite des partis et de leur substituer les groupements naturels de classe que sont les syndicats, implique la nécessité absolue, pour le syndicalisme, de combattre tous les partis politiques sans exception.

La neutralité des syndicats proclamée à Amiens en 1906, a été dénoncée, en novembre 1926, par le congrès constitutif de la C. G. T. S. R.

Cette décision, très controversée à l'époque, même dans nos milieux, n'était pourtant que la conséquence logique de la substitution de la notion de classe à la notion de parti.

Il est à peine besoin d'affirmer que les événements actuels, qui démontrent avec une force accrue la carence totale des partis, nous font une obligation indiscutable, non seulement de rompre la neutralité à l'égard des partis, mais encore d'engager ouvertement la lutte contre eux.

S'il en était autrement, il serait inutile d'avoir prononcé la condamnation de l'Etat, démontré l'incapacité des partis à résoudre les problèmes dont le salut de notre espèce dépend. La neutralité a donc vécu. On ne manquera pas, certes, d'affirmer encore que c'est une erreur de l'avoir dénoncée.

Il se trouvera encore, même dans nos rangs anarchistes, des camarades pour prétendre que cette attitude nous contraint à n'être jamais qu'un mouvement de secte.

J'ose leur dire que c'est le contraire qui est vrai.

Ce ne sont pas des chrétiens, des radicaux, des socialistes, des communistes qu'il s'agit de réunir dans un mouvement de classe, mais des travailleurs en tant que tels.

Nous leur demandons donc de cesser d'être des chrétiens, des radicaux, des socialistes, des communistes, réunis dans un groupement voué d'avance à l'impuissance, en raison de la diversité des idées de ses composants - ce qui est bien le cas actuellement - pour devenir des travailleurs, exclusivement des travailleurs aux intérêts concordants.

Nous les prions, en somme, d'abandonner les luttes politiques stériles pour les luttes sociales pratiques et fécondes ; de passer de la constatation de fait à l'action nécessaire ; de s'unir, sur un terrain solide au lieu de se diviser pour des fictions.

Pour ma part, je considère qu'une telle union, dont la fécondité est certaine, est une chose beaucoup plus facile à réaliser que de choisir le « bon parti », le vrai parti prolétarien, parmi tant d'autres.

Si les travailleurs avaient abandonné les partis à leur sort, s'ils les avaient combattus, ils ne seraient plus les esclaves du capitalisme.

Depuis longtemps, ils seraient libres et s'ils veulent réellement le devenir, il importe qu'ils cessent de croire aux vertus des partis dits « prolétariens » qui comptent tant de bons et solides bourgeois dans leur sein et n'aspirent qu'à étrangler une révolution qu'ils n'appellent que dans la mesure où ils la savent inévitable.

Tels sont les quelques points, importants à mon avis, qu'il m'a paru nécessaire de traiter dans cette étude volontairement restreinte.

Je n'ai abordé ni les bases ni les principes du fédéralisme, ni le rôle des syndicats pendant la lutte violente, dans la défense de la révolution, ni les problèmes des échanges et du moyen d'échange, ni celui de la synthèse de classe, ni la question agraire.

Toutes ces questions ont déjà été traitées dans L' « Encyclopédie Anarchiste » par d'autres collaborateurs. Je n'y reviendrai donc pas et je borne là cet exposé.

- Pierre BESNARD.


SYNDICALISME ET ANARCHISME

­ Au Congrès anarchiste d'Amsterdam (1907), Malatesta, examinant dans leurs rapports le syndicalisme et l'anarchisme, prononça un discours dont voici le fidèle résumé :

Le syndicalisme, ou plus exactement le mouvement ouvrier (le mouvement ouvrier est un fait que personne ne peut ignorer, tandis que le syndicalisme est une doctrine, un système, et nous devons éviter de les confondre) le mouvement ouvrier, dis-je, a toujours trouvé en moi un défenseur résolu, mais non aveugle. C'est que je voyais en lui un terrain particulièrement propice à notre propagande révolutionnaire, en même temps qu'un point de contact entre les masses et nous. Je n'ai pas besoin d'insister là-dessus. On me doit cette justice que je n'ai jamais été de ces anarchistes intellectuels qui, lorsque la vieille Internationale a été dissoute, se sont bénévolement enfermés dans la tour d'ivoire de la pure spéculation ; que je n'ai cessé de combattre, partout où je la rencontrais, en Italie, en France, en Angleterre et ailleurs, cette attitude d'isolement hautain, ni de pousser de nouveau les compagnons dans cette voie que les syndicalistes, oubliant un passé glorieux, appellent nouvelle, mais qu'avaient déjà entrevue et suivie, dans l'Internationale, les premiers anarchistes.

Je veux, aujourd'hui comme hier, que les anarchistes entrent dans le mouvement ouvrier. Je suis, aujourd'hui comme hier, un syndicaliste, en ce sens que je suis partisan des syndicats. Je ne demande pas des syndicats anarchistes qui légitimeraient, tout aussitôt des syndicats sociaux-démocratiques, républicains, royalistes ou autres et seraient, tout au plus, bons à diviser plus que jamais la classe ouvrière contre elle-même. Je ne veux pas même de syndicats dits rouges, parce que je ne veux pas de syndicats dits jaunes. Je veux, au contraire, des syndicats largement ouverts à tous les travailleurs sans distinction d'opinions, des syndicats absolument neutres.

Donc je suis pour la participation la plus active possible au mouvement ouvrier. Mais je le suis avant tout dans l'intérêt de notre propagande, dont le champ se trouverait ainsi considérablement élargi. Seulement cette participation ne peut équivaloir en rien à une renonciation à nos plus chères idées. Au syndicat, nous devons rester des anarchistes, dans toute la force et toute l'ampleur de ce terme. Le mouvement ouvrier n'est pour moi qu'un moyen - le meilleur évidemment de tous les moyens qui nous sont offerts. Ce moyen, je me refuse à le prendre pour un but, et même je n'en voudrais plus s'il devait nous faire perdre de vue l'ensemble de nos conceptions anarchistes ou, plus simplement, nos autres moyens de propagande et d'agitation.

Les syndicalistes, au rebours, tendent à faire du moyen une fin, à prendre la partie pour le tout. Et c'est ainsi que, dans l'esprit de quelques-uns de nos camarades, le syndicalisme est en train de devenir une doctrine nouvelle et de menacer l'anarchisme dans son existence même.

Or, même s'il se corse de l'épithète bien inutile de révolutionnaire, le syndicalisme n'est et ne sera jamais qu'un mouvement légalitaire et conservateur, sans autre but accessible - et encore ! - que l'amélioration des conditions de travail. Je n'en chercherai d'autre preuve que celle qui nous est offerte par les grandes unions nord-américaines. Après s'être montrées d'un révolutionnarisme radical, aux temps où elles étaient encore faibles, ces unions sont devenues, à mesure qu'elles croissaient en force et en richesse, des organisations nettement conservatrices, uniquement préoccupées à faire de leurs membres des privilégiés dans l'usine, l'atelier ou la mine et beaucoup moins hostiles au capitalisme patronal qu'aux ouvriers non organisés, à ce prolétariat en haillons flétri par la social­démocratie ! Or ce prolétariat toujours croissant de sans-travail, qui ne compte pas pour le syndicalisme, ou plutôt qui ne compte pour lui que comme obstacle, nous ne pouvons pas l'oublier, nous autres anarchistes, et nous devons le défendre parce qu'il est le pire des souffrants.

Je le répète : il faut que les anarchistes aillent dans les unions ouvrières. D'abord pour y faire de la propagande anarchiste ; ensuite parce que c'est le seul moyen pour nous d'avoir à notre disposition, le jour voulu, des groupes capables de prendre en main la direction de la production ; nous devons y aller enfin pour réagir énergiquement contre cet état d'esprit détestable qui incline les syndicats à ne défendre que des intérêts particuliers.

L'erreur fondamentale de tous les syndicalistes révolutionnaires provient, selon moi, d'une conception beaucoup trop simpliste de la lutte de classe. C'est la conception selon laquelle les intérêts économiques de tous les ouvriers - de la classe ouvrière - seraient solidaires, la conception selon laquelle il suffit que des travailleurs prennent en main la défense de leurs intérêts propres pour défendre du même coup les intérêts de tout le prolétariat contre le patronat.

La réalité est, selon moi, bien différente. Les ouvriers comme les bourgeois, comme tout le monde, subissent cette loi de concurrence universelle qui dérive du régime de la propriété privée et qui ne s'éteindra qu'avec celui-ci. Il n'y a donc pas de classes, au sens propre du mot, puisqu'il n'y a pas d'intérêt de classes. Au sein de la « classe » ouvrière elle-même, existent, comme chez les bourgeois, la compétition et la lutte. Les intérêts économiques de telle catégorie ouvrière sont irréductiblement en opposition avec ceux d'une autre catégorie. Et l'on voit parfois qu'économiquement et moralement certains ouvriers sont beaucoup plus près de la bourgeoisie que du prolétariat. Cornélissen nous a fourni des exemples de ce fait pris en Hollande même. Il y en a d'autres. Je n'ai pas besoin de vous rappeler que, très souvent, dans les grèves, les ouvriers emploient la violence, non contre la police ou les patrons, mais contre les kroumirs qui, pourtant, sont des exploités comme eux et même plus disgraciés encore, tandis que les véritables ennemis de l'ouvrier, les seuls obstacles à l'égalité sociale, ce sont les policiers et les patrons.

Cependant, parmi les prolétaires, la solidarité morale est possible, à défaut de la solidarité économique. Les ouvriers qui se cantonnent dans la défense de leurs intérêts corporatifs ne la connaîtront pas, mais elle naîtra du jour où une volonté commune de transformation sociale aura fait d'eux des hommes nouveaux. La solidarité, dans la société actuelle, ne peut être que le résultat de la communion au sein d'un même idéal. Or, c'est le rôle des anarchistes d'éveiller les syndicats à l'idéal, en les orientant peu à peu vers la révolution sociale ­ au risque de nuire à ces « avantages immédiats » dont nous les voyons aujourd'hui si friands.

Que l'action syndicale comporte des dangers, c'est ce qu'il ne faut pas songer à nier. Le plus grand de ces dangers est certainement dans l'acceptation, par le militant, de fonctions syndicales, surtout quand celles-ci sont rémunérées. Règle générale : l'anarchiste qui accepte d'être le fonctionnaire permanent et salarié d'un syndicat est perdu pour la propagande, perdu pour l'anarchisme ! Il devient désormais l'obligé de ceux qui le rétribuent et, comme ceux-ci ne sont pas anarchistes, le fonctionnaire salarié, placé désormais entre sa conscience et son intérêt, ou bien suivra sa conscience et perdra son poste, ou bien suivra son intérêt et alors, adieu I'anarchisme !

Le fonctionnaire est dans le mouvement ouvrier un danger qui n'est comparable qu'au parlementarisme : l'un et l'autre mènent à la corruption et de la corruption à la mort, il n'y a pas loin !

Et maintenant, passons à la grève générale. Pour moi, j'en accepte le principe, que je propage tant depuis des années. La grève générale m'a toujours paru un excellent moyen pour ouvrir la révolution sociale. Toutefois, gardons-nous bien de tomber dans l'illusion néfaste qu'avec la grève générale, l'insurrection armée devient une superfétation.

On prétend qu'en arrêtant brutalement la production, les ouvriers, en quelques jours, affameront la bourgeoisie, qui, crevant de faim, sera bien obligée de capituler. Je ne puis concevoir absurdité plus grande. Les premiers à crever de faim, en temps de grève générale, ce ne seraient pas les bourgeois qui disposent de tous les produits accumulés, mais les ouvriers qui n'ont que leur travail pour vivre.

La grève générale telle qu'on nous la décrit d'avance, est une pure utopie. Ou bien l'ouvrier, crevant de faim après trois jours de grève, rentrera à l'atelier, la tête basse, et nous compterons une défaite de plus. Ou bien il voudra s'emparer des produits de vive force. Qui trouvera-t-il devant lui pour l'en empêcher ? Des soldats, des gendarmes, sinon des bourgeois eux-mêmes et alors il faudra bien que la question se résolve à coups de fusils et de bombes. Ce sera l'insurrection, et la victoire restera au plus fort.

Préparons-nous donc à cette insurrection inévitable, au lieu de nous borner à préconiser la grève générale comme une panacée s'appliquant à tous les maux. Qu'on n'objecte pas que le gouvernement est armé jusqu'aux dents et sera toujours plus fort que les révoltés. À Barcelone, en 1902, la troupe n'était pas nombreuse. Mais on n'était pas préparé à la lutte armée et les ouvriers ne comprenant pas que le pouvoir politique était le véritable adversaire, envoyaient des délégués au gouverneur pour lui demander de faire céder les patrons.

D'ailleurs, la grève générale, même réduite à ce qu'elle est réellement, est encore une de ces armes à double tranchant qu'il ne faut employer qu'avec beaucoup de prudence. Le service des subsistances ne saurait admettre de suspension prolongée. Il faudra donc s'emparer par la force des moyens d'approvisionnement, et cela tout de suite, sans attendre que la grève se soit développée en insurrection.

Ce n'est donc pas tant à cesser le travail qu'il faut inviter les ouvriers ; c'est bien plutôt à le continuer pour leur propre compte. Faute de quoi, la grève générale se transformerait vite en famine générale, même si l'on avait été assez énergique pour s'emparer dès l'abord de tous les produits accumulés dans les magasins. Au fond, l'idée de grève générale a sa source dans une croyance entre toutes erronée : c'est la croyance qu'avec les produits accumulés par la bourgeoisie, l'humanité pourrait consommer sans produire, pendant je ne sais combien de mois ou d'années. Cette croyance a inspiré les auteurs de deux brochures de propagande publiées il y a une vingtaine d'années : Les Produits de la Terre et les Produits de l'Industrie, et ces brochures ont fait, à mon avis, plus de mal que de bien. La société actuelle n'est pas aussi riche qu'on le croit. Kropotkine a montré quelque part qu'à supposer un brusque arrêt de production, l'Angleterre n'aurait que pour un mois de vivres ; Londres n'en aurait que pour trois jours. Je sais bien qu'il y a le phénomène bien connu de surproduction. Mais toute surproduction a son correctif immédiat dans la crise qui ramène bientôt l'ordre dans l'industrie ; la surproduction n'est jamais que temporaire et relative.

Il faut maintenant conclure. Je déplorais jadis que les compagnons s'isolassent du mouvement ouvrier. Aujourd'hui je déplore que beaucoup d'entre nous, tombant dans l'excès contraire, se laissent absorber par ce même mouvement. Encore une fois, l'organisation ouvrière, la grève, la grève générale, l'action directe, le boycottage, le sabotage et l'insurrection armée elle-même, ce ne sont là que des moyens. L'anarchie est le but. La révolution anarchiste que nous voulons dépasse de beaucoup les intérêts d'une classe : elle se propose la libération complète de l'humanité actuellement asservie, au triple point de vue économique, politique et moral. Gardons-nous donc de tout moyen d'action unilatéral et simpliste ; le syndicalisme, moyen d'action excellent en raison des forces ouvrières qu'il met à notre disposition, ne peut pas être notre unique moyen. Encore moins doit-il nous faire perdre de vue le seul but qui vaille un effort : l'Anarchie.


- E. MALATESTA.