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SYNESTHESIE

Ce mot est une création du Symbolisme. Antérieurement, la langue française possédait l'adjectif synesthétique, néologisme admis par Littré comme terme de physiologie applicable à un organe « qui éprouve une sensation simultanément avec un autre organe ». Les symbolistes ont appelé synesthésie la double sensation éprouvée pour une impression unique portant sur une région sensible définie. C'est l'explication que donne le Nouveau Larousse de la synesthésie en disant que ce mot désigne un « trouble dans la perception des sensations ». Nous croyons que, dans la synesthésie, il y a une faculté complémentaire de sentir plutôt qu'un trouble, et qu'elle est, comme l'a dit Victor Ségalen, symptôme de progrès plutôt que de dégénérescence. Tout cela est en marge du Dictionnaire de l'Académie Française qui ne connaît ni l'adjectif synesthétique, ni le substantif synesthésie.

La sensation unique éprouvée à la fois par les deux yeux ou les deux oreilles est synesthétique. Les sensations doubles, appelées aussi « sensations associées », éprouvées par une région sensible définie, celle de l'ouïe dans le cas de « l'audition colorée », sont des synesthésies. Mais, en fait, la double sensation de la synesthésie est un fait synesthétique, car elle affecte également deux organes. Dans « l'audition colorée », si l'impression porte directement sur la région sensible définie de l'ouïe, elle atteint indirectement, par communication intérieure, celle de la vue.

Bien que les bases scientifiques du phénomène synesthétique et de la synesthésie soient assez vagues, on les a observés depuis longtemps et ils ont souvent donné lieu à des essais de théories, surtout en art et en littérature. On a souvent comparé une belle ligne à de la musique et parlé de l'architecture et de la couleur musicales. Une œuvre d'art n'est parfaite que lorsqu'elle atteint tous les sens à la fois. L'admirable harmonie de l'art grec n'est faite que de synesthésies, c'est-à-dire d'associations des sensations produites par les rythmes divers des lignes, des formes, des couleurs, des pensées, de l'atmosphère dans laquelle cet art a été réalisé, et de l'accord parfait de tous ces éléments. Les effets sensoriels de l'art, en particulier de la musique, sont extrêmement variés et non moins complexes.

Les poètes védiques usaient des synesthésies. L'ésotérisme hébraïque donnait une couleur aux sons. La théorie de « l'audition colorée » a été souvent appliquée et l'on a imaginé en parallèle la « vision sonore ». Au XVIIIème siècle, un jésuite, le P. Castel, entreprit de construire un « clavecin oculaire » sur lequel les sons seraient représentés par des verres de couleurs, et qui permettrait aux sourds d'entendre la musique. On a eu, avec certains, comme Hoffmann, « l'olfaction sonore », et la lecture que permet aux aveugles l'invention de Braille peut être appelée de la « vision tactile ».

L'imprécision scientifique des synesthésies, qui sont surtout objets de sensations personnelles, a laissé le champ libre à toutes les fantaisies. Il n'y a que virtuosité dans Rimbaud composant son fameux sonnet des Voyelles :

« A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles, Je dirai quelque jour vos naissances latentes ... »

Mais il y a pas mal de divagations par ailleurs. Il en est pour qui les vibrations d'une corde de guitare s'accompagne d'une image coloriée. Pour d'autres, les jours ont tous une couleur appropriée, ce qui doit faire une polychromie curieusement variée suivant les individus. Les locataires sans pécune, pour qui le jour du terme est si noir, ne se doutent pas qu'ils font de la synesthésie... Il y a des synesthésies mystico-mobilières comme les « prières en forme de canapé », à l'usage, sans doute, des dévots fatigués. D'autres sont géographiques ou géométriques. Huysmans a écrit des pages d'un lyrisme débordant sur les synesthésies du goût par lesquelles son Des Esseintes, jouant de « l'orgue à bouche » et faisant de « l'harmonie et du contrepoint gustatifs », agrémentait de musique les sensations préliminaires du « mal aux cheveux » et de la « gueule de bois » familières aux esthètes de « l'artificiel ». Des synesthésies de même sorte, musicales, colorées, avec des visions voluptueuses, sont aussi produites par l'usage de l'opium, du hachisch et autres drogues qui créent les « paradis artificiels ». Le noble comte Robert de Montesquiou-Fezensac a gagné le titre de « chef des odeurs suaves » par les synesthésies olfactives dont il a parfumé ses œuvres. Elles ont inspiré à des humoristes l'idée de quintessencier la suavité odorante dans le « gendarmure de potassium », et la conjonction harmonieuse de la couleur, du goût et de l'odeur dans la « symphonie des fromages » !.... Un esthéticien, M. Paul Roux, devenu par la grâce symboliste Saint-Pol-Roux-le-Magnifique, qui a vu des anges « vidant leurs joues de neige en des trompettes de soleil », a résumé ainsi ce matagrabolisme à la fois transcendant et chatnoiresque : « Le maximum d'art en littérature ne peut être acquis que par un contingent relevant de tous les sens fédérés et finalement contrôlés par ce que je dénommais jadis le « Vatican des sensations » ! ... Évidemment, il ne faut pas moins qu'un pape pour éclaircir et diriger une telle affaire.

En dehors de toutes les loufoqueries qu'elles ont favorisées, les synesthésies, nous devons le constater, sont des phénomènes naturels qui ont trouvé un vaste emploi dans l'art et la littérature, en attendant d'être appuyées de théories sérieuses. Leur subjectivité quelque peu occulte et essentiellement personnelle devait séduire tout particulièrement les symbolistes. Avant eux, elles avaient déjà attiré l'attention des poètes, entre autres de Goethe. La poésie de Th. Gautier abonde en tableaux symboliques où l'on relève des synesthésies comme celles de ces titres : Les yeux bleus de la montagne, Symphonie en blanc majeur, etc …. V. Hugo a écrit dans Booz endormi :

« L'ombre était nuptiale, auguste et solennelle ».

Mais autrement sensible aux communications d'émouvantes synesthésies, devait être Baudelaire dont l'œuvre est pleine de ces Correspondances qu'il révéla au Symbolisme dans les magnifiques vers suivants :

La Nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles ; L'homme y passe, à travers des forêts de symboles Qui l'observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent En une ténébreuse et profonde unité, Vaste comme la nuit et comme la clarté, Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants, Doux comme le hautbois, verts comme les prairies, - Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l'expansion des choses infinies Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens, Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.

On ne pouvait faire un emploi plus admirable des synesthésies et les faire mieux comprendre. Et c'est à un tel poète que les académiciens, ceux qui, a dit Tailhade :

« ... riment à soixante ans leurs pucelages »,

reprochent d'être « insensible » et « volontairement malsain » !....

Tailhade a écrit :

« Si tu veux, prenons un fiacre Vert comme un chant de hautbois. »

Le « vert » du hautbois nous paraît bien acide auprès de la douceur baudelairienne.

Maupassant a dit : « Je ne sais vraiment si je respirais de la musique, ou si j'entendais des parfums ou si je dormais dans les étoiles ».

L'œuvre de Verlaine abonde en synesthésies. Elles sont l'élément essentiel de son Art poétique où il a demandé

« De la musique avant toute chose »,

préconisant le rythme de l'Impair

« Plus vague et plus soluble dans l'air »,

et

« ... la chanson grise, Où l'Indécis au précis se joint. »

Il ajoutait :

« Car nous voulons la Nuance encor, Pas la Couleur, rien que la nuance ! Oh ! la nuance seule fiance Le rêve au rêve et la flûte au cor. »

Ce sont aussi des images comme celles-ci que l'on rencontre dans Verlaine : « Votre âme est un paysage choisi » - sanglots d'extase des jets d'eau - pourpre des âmes - vagues langueurs des pins et des arbousiers - « Ta voix, étrange vision » - « l'arôme insigne de ta pâleur de cygne » - « la candeur de ton odeur » - et enfin :

« ... le feuillage jaune De mon cœur mirant son tronc plié d'aune Au tain violet de l'eau des Regrets. »

Toute l'œuvre des symbolistes abonde en synesthésies plus ou moins hardies. Elles correspondent aux sensations profondes de l'être et elles en sont le commentaire plus ou moins lucide et précis, calme ou tumultueux.

Victor Ségalen a écrit sur Les Synesthésies et l'école symboliste, dans le Mercure de France (avril 1902), un article très intéressant qu'on peut utilement consulter.

- Édouard ROTHEN.