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SYPHILIS n. f.

Les maladies vénériennes se multiplient de façon ridicule. On a raison de s'en indigner quand on songe qu'il s'agit de maladies évitables et qu'il est stupide d'être malade quand on peut faire autrement. Il suffit de savoir et d'ouvrir l'œil. Trois fléaux sociaux absorbent l'attention : l'alcoolisme, la tuberculose, la syphilis.

De l'alcoolisme, maladie évitable, on a tout dit. Il est clair que l'homme, qui absorbe de la vinasse ou de l'eau de vie n'ignore pas qu'il s'empoisonne. S'il continue, c'est qu'il est sans énergie ou qu'il a du goût pour le suicide. Voilà donc une maladie formidable qui demain doit disparaître, si on le veut.

On n'en saurait dire autant de la tuberculose. Tout le monde la respire sans s'en douter. Si l'on peut, à la rigueur, éviter les contacts des poitrinaires, il est fort difficile de résister il la contagion qui dérive des crachats pulvérulents que les cracheurs malpropres, inconscients, mais malfaisants, répandent autour d'eux.

La syphilis, enfin, comme la blennorragie, est une maladie dont l'homme peut jouir à sa guise ou qu'il peut se refuser, s'il a quelque respect de sa santé. Il suffit de ne pas s'y exposer. Elle sera plus facile à guérir même que l'alcoolisme, que soutiennent encore quelques vieux préjugés sur l'alcool-aliment, sans compter les honteux intérêts capitalistes qui le soutiennent. Rien ne justifie ni n'excuse la vérole.

D'où vient que seules parmi les maladies visiblement contagieuses, les affections vénériennes soient arrivées à un tel degré de développement ?

Malgré toute leur notoriété, elles sont pourtant encore inconnues d'une foule de gens qui s'y exposent ingénument. Car on ne saurait trop rappeler qu'il existe une syphilis des innocents.

J'entends bien que beaucoup de citoyens sont si insouciants qu'ils restent indifférents aux maux dont ils peuvent être victimes. Ces gens dangereux ne m'intéressent point.

Bien plus intéressants sont les ignorants. Et l'on en compte une foule non pas seulement parmi les gens du peuple qui sont excusables, mais dans la classe dite cultivée, ayant reçu une instruction compliquée dans les hautes écoles. Le nombre de petits collégiens qui sont syphilisés les jours où ils sortent en permission, hors des chiourmes officielles où l'on est censé en faire des citoyens modèles, est énorme. Quand, à 18 ans, j'ai quitté le lycée pour apprendre la médecine, j'étais aussi ignorant des choses de la sexualité et de la vérole que le jour où j'ai quitté ma nourrice. Que de camarades sont contaminés en arrivant à la caserne où leur naïveté est l'objet de classiques railleries !

Duclaux, dans son Hygiène sociale, écrit : « Je demande seulement qu'on me dise, quand un jeune homme ou une jeune fille s'abandonnent à une caresse dangereuse, si la société a fait ce qu'elle a pu pour les en détourner. Ses intentions étaient peut-être bonnes, mais quand il a fallu en venir au fait à préciser, une sotte pudeur l'a retenue et elle a laissé ses enfants sans viatique. »

C'est là qu'est tout le mal : une fausse pudeur qu'il ne faut pas confondre avec la vraie pudeur ni la décence, qualité sociale d'ordre esthétique et défensif, que je me garderai bien d'attaquer. Cette fausse pudeur est encore telle à l'heure présente, qu'il faut quelque courage pour placarder sur les murs d'une ville, l'annonce d'une conférence sur les maladies vénériennes. Le médecin qui s'y expose risque un lambeau de sa réputation. N'est-il point des sujets qu'on ne devrait aborder qu'en rougissant ? …

Laissons la rougeur de la honte au front des exploiteurs de la bêtise humaine à qui nous devons exclusivement l'essor toujours croissant de l'endémie vénérienne. Laissons-la aux Tartufes que la contemplation d'un atome de peau humaine fait frétiller et qui ne sauraient s'instruire sur les dangers de la syphilis sans entrer en rut.

L'Antiquité n'a point connu ce désordre moral qu'on appelle la pudibonderie. A juste titre, les antiques, aussi admirateurs que respectueux de la Nature et de la Beauté, ont parlé et écrit sur les choses de l'Amour, sans songer à mal, parce que, s'il est une fonction dont l'homme doive être le serviteur, c'est celle de la reproduction, chargée d'assurer la perpétuité et la défense de l'espèce. Les organes sexuels n'ont aucune raison sérieuse d'être mis à l'écart des autres organes utiles à l'être vivant. L'Antiquité érigea même un culte pour les organes qui symbolisaient la reproduction. Et si elle a quelque peu dégénéré, si elle s'est livrée à la débauche tout comme nous, ce n'est pas à ce culte que ce malheur a été dû.

La décence sexuelle des Anciens n'a pas eu à résister aux exhibitions pornographiques de notre littérature et de notre imagerie, nées de notre immorale pudibonderie. L'idée d'une telle pourriture ne leur serait pas venue à I'esprit, car les choses de la sexualité ne pouvaient être pour eux l'objet d'une curiosité malsaine.

Je n'hésiterai pas à faire l'hommage de notre luxure contemporaine aux inventeurs maudits des parties dites honteuses, par suite des maladies honteuses, dont l'origine n'est pas ailleurs que dans les pratiques de l'Amour sexuel, pratiques que certaines morales religieuses ont réprouvées.

Le jour où naquit le mythe du Péché originel a vu naître les soi-disant hontes de l'Amour sexuel et la notion scandaleuse de l'impureté. La syphilis sociale était au bout. Car si, dans nos mœurs, l'Amour ne saurait être pratiqué honorablement en dehors de certains rites conventionnels et officiels ; si les inconvénients dérivant de cette pratique ne sauraient être avoués qu'en rougissant ou sans se frapper la poitrine, il devait s'ensuivre qu'il était de bon ton de tenir la jeunesse dans l'ignorance crasse des dangers qui la menacent. Cacher, refouler le malheur dont on a été victime par ignorance voulue, c'est aggraver le mal ; c'est en préparer la multiplication, c'est aboutir en fin de compte à une catastrophe sociale à laquelle il n'est que temps de remédier. Un homme averti en vaut deux ; avertissons donc.

Mais d'abord, établissons que la vérole est bien un grandissime fléau social. Que de gens, même instruits, y voient encore un petit malheur individuel, alors qu'elle nous déborde, particulièrement depuis la guerre, dont une des principales insanités a été d'aggraver la plupart des endémies, morales autant que physiques. Nous buvons comme des pourceaux depuis la guerre ; nous fumons comme des locomotives depuis la guerre, histoire d'enrichir le capital ; mais la guerre par elle-même a été pourvoyeuse de syphilitiques autant que de victimes de la sauvagerie humaine. Le directeur du service de santé de l'armée du Rhin écrit : « Du fait de la guerre, les maladies vénériennes se sont terriblement multipliées. Le danger qui menace notre jeunesse est plus grand qu'autrefois. Le seul moyen de lutter est d'instruire les jeunes gens. »

En 1922, le Dr Helme, un publiciste averti, écrivait : « Les ravages de l'avarie sont tels, qu'elle coûte chaque année au pays des centaines de millions. Maladie du cerveau et de la moelle, tabées, paralysie générale, fausses couches, enfants mal venus, enfants morts nés, demi-fous, stérilité des ménages : on ne se doute pas des maux qu'entraîne la redoutable infection. »

En 1914, le Dr Terraza écrivait : « La syphilis frappe aujourd'hui un cinquième de notre population et elle tue dans d'effrayantes proportions ceux qui en sont atteints. Comme un héritage, la syphilis se transmet à l'enfant ; elle décime notre race dès le berceau. C'est elle qui est la grande pourvoyeuse de petits dégénérés. »

D'après le Dr Leredde, spécialiste réputé, la syphilis tue chaque année, en France, 40.000 enfants avant leur naissance et 40.000 autres entre un jour et 5 ans.

Le Dr Mourier, directeur de l'Assistance publique, a constaté qu'en dix ans la syphilis nous a coûté un million cinq cent mille vies humaines, autant que la guerre ! Syphilis et guerre, deux abattoirs humains.

La mortalité annuelle par les maladies infectieuses dessine une courbe au sommet de laquelle trône l'avarie avec 140.000 morts, et autant par tuberculose (seul le joyeux alcool rivalise avec elle) ; puis, très loin, par derrière, on trouve la diphtérie avec 2.500 morts, la typhoïde avec 2.100 morts, la coqueluche avec 1.500 morts, la rougeole avec 1.300 morts, la scarlatine avec 600 morts. On ne meurt pas, on se tue. Si les animaux savaient parler, comme ils nous diraient qu'ils sont plus sages que l'homme !

J'indiquerai, maintenant, deux causes essentielles des dangers de la syphilis : 1° son épouvantable contagiosité ; 2° son hypocrisie.

La syphilis est presque tout de suite une maladie chronique aux manifestations les plus variées, les plus inattendues et dont le plus grand nombre, à l'âge de la plus entreprenante virilité, sont porteuses des germes de la contagion. Le syphilitique traîne sa hideuse maladie contagieuse pendant de longs mois, de longues années, sans qu'apparemment sa santé générale en souffre. C'est un promeneur de microbes dont personne ne se méfie, pas même lui; il n'abandonne pas ses occupations professionnelles ; les plus intimes font crédit et confiance à la graine qu'il sème à tous les coins. On ne se lasse point de se soigner d'une typhoïde : il faut que, rapidement, on en guérisse ou que l'on en meure. Mais de la vérole, c'est différent. On en mourra peut-être dans 15 ou 20 ans ; mais aujourd'hui le mal est tellement sournois que l'on oublie bien vite les prescriptions du médecin.

Partout la contagion nous guette. Quand, au retour de sa campagne d’Italie, au XVIème siècle, Charles VIII rapporta, comme rançon de sa victoire, la syphilis en France, cachée sous la livrée de ses soldats, ce fut comme une explosion de syphilis collective. On en connut de véritables épidémies. On en constate encore de nos jours quand un revenant du service militaire, où il a appris à tuer, réapparaît au village, porteur de la vérole, syphilise les fillettes, lesquelles syphilisent leur fiancé, leurs parents, leur époux, leurs enfants. Tout cela fait du bel ouvrage, tout comme les gaz asphyxiants.

Mais on a connu des épidémies bien plus stupéfiantes. A Brive, en 1874, on connut cent contaminations, produit d'une sage-femme, porteuse au bout du doigt d'une lésion syphilitique.

Mais, en 1862, à Bergame, on avait connu une terrible épidémie partie d'une fillette syphilitique insoupçonnée, qui servit à vacciner dix enfants dont cinq devinrent syphilitiques. Voyez maintenant les ricochets. Appelons ces cinq enfants A, B, C, D, E.

L'enfant A meurt de syphilis en 1863, après avoir infecté : 1° sa mère qui le nourrissait (chancre du sein) ; 2° sa soeur, âgée de 20 ans, par l'intermédiaire d'une cuiller ; 3° une tante qui, venant d'accoucher et ayant trop de lait, lui donna accidentellement le sein. Cette tante infecta : 1° son enfant nouveau-né qui succomba à la syphilis ; 2° un de ses neveux également nouveau-né, à qui elle donna accidentellement le sein. Ce dernier infecta sa mère. Total : 6 cas et 2 morts. L'enfant B et l'enfant C infectent leur mère qui les nourrit et celles-ci leur mari. L'enfant C meurt de syphilis en 1862. L'enfant D meurt après avoir contagionné son petit frère par l'intermédiaire d'une cuiller commune, et sa mère qui infecte le père. Enfin, l'enfant E infecte d'abord sa nourrice, puis son frère de lait par une cuiller, puis sa mère qui, venant d'accoucher, donnait le sein à son premier né pour favoriser la montée du lait ; cette mère donne à son tour la syphilis à son dernier né et à son mari. Total final : cinq contaminations vaccinales, 18 contaminations par ricochet et quatre morts du fait de ce transmetteur syphilitique.

On a remarqué le rôle étrange de la cuiller. Ce petit instrument est vraiment le symbole de la contagiosité. Tout est bon au microbe pour se multiplier : la pipe, le porte-cigarette, la sucette, le biberon, le simple baiser innocent ou sensuel, qui met en contact deux muqueuses. En vérité, c'est plus varié que pour la tuberculose, dont cependant la syphilis partage aussi la. contagiosité par l'air, grâce à l'infernal tabac. Celui-ci produit des lésions et des irritations buccales qui deviennent un parfait bouillon de culture pour le microbe de la syphilis qui se promène autour de nous tout aussi bien que le bacille de Koch. Syphilis et tabac vont aussi bien ensemble que syphilis et alcool.


Mais j'en viens à l'hypocrisie de la vérole. C'est bien à elle que devrait s'appliquer l'épithète de honteuse. L'hypocrisie est l'arme des faibles et des lâches. On connaît, socialement, cette arme dont font un si bel usage tant de citoyens éduqués dans les officines de la tartuferie, officielle ou privée, où l'on acquiert la phobie des choses si respectables de l'amour normal.

La première manifestation de l'hypocrisie pour la syphilis, forme particulièrement redoutable, est d'être une maladie indolente (sans douleur). L'homme a peur de la douleur et ne croit qu'à la douleur. Voyez-le pris d'une rage de dent et voyez sa course chez le dentiste. Le syphilisé ne souffre pas ; s'il ne souffre pas, il ne peut se croire malade. J'ai entendu de nombreux syphilisés cette terrifiante déclaration : « Comment croire qu'on est mortellement atteint et qu'on est un danger public quand on a l'illusion de se bien porter ? »

Sauf en de rares complications, la syphilis ne fait pas de bruit. Quelle belle leçon de l'infiniment petit à l'homme qui se croit infiniment fort ! Le petit microbe en forme de vrille (son nom médical est tréponème) semble raisonner ainsi : j'ai besoin de la chair humaine pour vivre ; si je me démasque, c'en est fait de moi ; l'homme est plus malin, mieux outillé, procédons à l'aveuglette ! Dévorons en silence. Tel cet autre microbe malfaisant qui dévore le sucre du raisin pour en faire de l'alcool et déverse à l'homme l'unique déchet de sa vie, le poison adoré que nous mettons en bouteille. Nous en mourrons, mais sans nous douter de la cause de notre mort. Tous les microbes de la création font un peu comme cela, mais c'est à celui de la syphilis que revient la palme.

La porte d'entrée de la syphilis est toujours un petit bobo insignifiant que l'on porte à la peau ou surtout à une muqueuse, cette fine peau satinée et fragile qui recouvre les organes internes ou les orifices (bouche, nez, organes sexuels, ce qu'on appelle les parties secrètes, car nous sommes toujours au sein du mystère redoutable).

Une peau intacte, une muqueuse intacte se défendent assez bien. Mais à la moindre éraflure, voilà le microbe tout à son aise. Il s'installe et vite se met à pulluler comme les sables de la mer. Il lui faut trois semaines environ pour déposer sur notre malencontreuse éraflure toute une colonie d'enfants. Il y en a des millions (car le tréponème est un être microscopique).

Mais que l'on songe à ce qui se passe pendant ces trois semaines où l'on attend le chancre en formation, c'est-à-dire la première manifestation visible de la maladie. On est, hélas, déjà contagieux ! Et ils sont bien penauds les pauvres amoureux qui, dans ce laps de temps, se risquent aux amours vénales des maisons de prostitution avec de tristes professionnelles du trottoir, sous le vain prétexte que les femmes à plaisir (pauvres esclaves !) sont visitées régulièrement par des médecins et mises à l'index quand elles sont trouvées malades ! Quelle erreur, quelle duperie, quelle sinistre plaisanterie que ces mesures de soi-disant précautions publiques que l'on baptise d'un nom : la prostitution réglementée ! On traque la femme et on laisse l'homme errer en liberté, semer sa graine où il lui semble bon. Mais on ne traque pas le microbe qui voyage de sujet à sujet, tout comme les totos célèbres des tranchées. En attendant son chancre, que peut-être même il ignore, le syphilisé offre son microbe, et même une heure après la visite médicale, à supposer qu'à cette visite, l'infâme chancre trouve le moyen de se cacher dans un tout petit pli de la muqueuse d'où personne n'ira le déloger. La contagion syphilitique est un exemple de grande perfidie. Et quand on pense que la Police en est encore la complice, répandant dans la foule la fausse notion de la sécurité!

Qui s'y frotte s'y pique ! ne l'oublions pas. Et alors on voit apparaître la première lésion, le chancre primitif, dans le lieu même du contact malheureux : l'œil, si l'on a promené ses lèvres syphilisées sur l'œil de l'aimée, les lèvres si le baiser sur la bouche, si fréquent, a été empoisonné ; ailleurs enfin si les imprudentes caresses n'ont pas suffi à l'agresseur.

Et tout cela, sans douleur, ne l'oublions pas. « J'ai un bouton, j'ai une écorchure », dit le contaminé, si même il le dit car le syphilisé au début s'ignore lui-même un grand nombre de fois. Que l'on juge alors les cas si fréquents de gens qui n'ont aucun souci de leur toilette intime (car les organes sexuels sont dangereux à regarder !), de braves paysans ignorants les éléments de l'hygiène et de la propreté. Ah ! les microbes s'en donnent à cœur joie ! Combien la douleur serait précieuse ici pour obliger le malade à se soigner !

A partir de ce temps, l'affaire devient grave, car le chancre qui mettra plusieurs semaines à guérir n'est que la première lettre d'un long alphabet morbide dont les lettres vont s'égrener au fil des années.

Voici déjà, au bout de quelques semaines, l'apparition des accidents dénommés secondaires, les seconds en date ; nous abordons alors la période la plus redoutable au point de vue de la contagion. Habile colon, le tréponème parti du chancre est allé installer ses comptoirs de tous côtés, mais tout particulièrement au niveau des muqueuses : parties sexuelles, bouche, langue, anus. Dans ces lieux, le tréponème multiplie à foison, formant de petites plaques dites muqueuses, hélas ! encore indolores, mais qui, pourtant, constituent une assez grande gêne pour attirer l'attention.

Mais aussi, gare les contacts! Nous sommes à l'ère de la syphilis des innocents. Syphilisés, vous déposez votre venin sur le bord de votre verre, sur la cuiller ou la fourchette dont vous vous servez, sur le bout de votre doigt que vous humectez de votre salive. Et dame, à moins que vous n'y preniez garde constamment (il faut de la patience, car la plaque muqueuse dure des mois et se reproduit sur place), il y a bien quelque mauvaise chance pour que votre femme, votre bébé, votre maîtresse reçoive de vous, sans s'en douter, un triste cadeau ! Que de misères, que de drames sont contenus dans cette petite plaquette légèrement blanche que j’aperçois sur vos lèvres, au bout de votre langue, sur les parois de votre bouche, dans le fond de votre gorge. Gardez-vous de prêter votre pipe à un copain, si vous êtes assez imprudent pour fumer. Car le résultat ne saurait manquer.

Maintenant, un temps de repos apparent. Encore une duperie, Encore une hypocrisie. La période secondaire est terminée, il n'y paraît plus, à moins que vous n'ayez laissé tout ou partie de vos cheveux, par plaques, sur le champ de bataille.

Le mal semble disparaître, il ne fait que couver et préparer la plus redoutable des offensives, celle qu'on appellera la période tertiaire. Le tréponème a fait le plongeon. De la surface du corps, il va gagner les profondeurs ; ce sont les organes essentiels de la vie qui vont payer leur tribut. Votre contagiosité va diminuer, mais vos chances d'infirmités ou de mort vont augmenter.

A cette période, nous allons faire une ample moisson de maladies sur lesquelles on met les noms les plus variés sans qu'on se doute encore de leur origine syphilitique. Dernière hypocrisie. La science médicale a dû attendre longtemps avant de reconnaître la nature syphilitique d'une foule de maladies, telles que l'ataxie, la paralysie générale, l'idiotie, l'épilepsie, etc.

La statistique du professeur Fournier va porter sur 5 749 cas et il va noter 1 451 lésions de la peau (je ne citerai que les gros chiffres) ; les lésions tertiaires des organes génitaux, 271 cas, celles de la langue, 272 ; les lésions des os, 519 ; celles du palais et du nez, 229 ; celles des testicules 245 ; la syphilis du cerveau, 758 cas; celle de la moelle (tabès, ataxie locomotrice), 766 ; paralysie générale, 83 ; paralysie des yeux, 110.

Remarquez dans quelle proportion énorme le système nerveux, le cerveau, cet organe noble dont nous sommes si fiers, paie son tribut à la syphilis : infirmités, déchéance intellectuelle, folie, paralysies, infirmités incurables, etc.

Le professeur Fournier a pu suivre 354 cas de syphilis cérébrale. Voici quel en fut le sort : 79 ont guéri ; 66 sont morts : 209 ont survécu mais avec des infirmités équivalant à une mort partielle (surdité, cécité, impuissance, crises épileptiques, incontinence d'urine, etc.). C'est payer bien cher une fantaisie de rencontre.

Nous ne sommes pas au bout de l'infernal calvaire. Le syphilisé a tort de se croire guéri ; sa confiance est engourdie et empoisonnée. Le microbe toujours aux aguets n'attend qu'une de nos faiblesses pour se rappeler à notre souvenir.

Un jour, je reçus dans mon hôpital un pauvre médecin, dont l'histoire lamentable se reproduit chaque jour. Etudiant, il avait contracté la vérole (on devrait montrer à la foire les étudiants en médecine assez sots pour se laisser contaminer !) Trois ans de suite il s'était soigné consciencieusement. Devenu médecin et sur le point de s'installer, il songea au mariage, vint trouver le professeur Fournier pour avoir son conseil. Tout se présentait dans un ordre parfait. Le professeur donna l'autorisation du mariage. Et, ce qui prouve qu'il n'avait pas tout à fait tort, c'est que deux beaux enfants, parfaitement sains, naquirent de cette union. Comment ne pas se croire guéri ?

Or, voici que, le temps des 28 jours arrivé, notre homme s'en acquitte. Mais cette période est aussi période de bombance. On reprend un peu sa vie de garçon, Pour servir la Patrie, ne faut-il pas soutenir son principal serviteur, le Bistro? Et notre homme n’y manqua pas. En 28 jours on absorbe d'innombrables bouteilles de vin, des apéritifs; on se fatigue, on gaspille ses forces.

Ce fut le cas du pauvre médecin. Mal lui en prit, car, de retour au bercail, ne soupçonnant point que le microbe, ami de l'alcool, avait, pu se réveiller, il offre à sa femme un troisième enfant, son cadeau de retour qui, neuf mois après, vint au monde idiot, hydrocéphale, marqué au coin de la syphilis héréditaire. Et pendant ce temps le pauvre père, saisi à son tour de syphilis tertiaire ranimée, venait mourir dans mon service de paralysie générale. Je n'ai jamais vu effondrement plus poignant que celui de la sympathique veuve.


La vérole, installée au foyer, mettant sa griffe sur la future famille, telle est bien la plus affreuse rançon d'un mal contre lequel la société pudibonde n'a ni voulu ni su nous

armer ! On finit par avoir quelque rancœur contre la vertu de convention, quand on voit de tels désastres.

On a bien le droit de porter des regards de compassion vers celle qui, la plupart du temps, est la dolente victime de notre mal de jeunesse. La pauvre femme, amie ou épouse, paie bien cher la faute commise par notre mère Ève en mangeant le fruit défendu, ce que l'Eglise lui reprochera de toute éternité, si les hommes de raison ne viennent pas à son secours. Ce n’est pas seulement une question de justice et de réparation, c'est une question de sentiment et de sécurité pour tous. Car la femme, innocemment porteuse de germe, deviendra la transmetteuse d'un mal qui tuera ses enfants aussi innocents qu'elle-même et ruinera la paix du foyer, la tendresse et l'affection légitimes, qui sont la garantie du bonheur domestique. Il n'y pense guère, l'Homme, dont « il faut que jeunesse se passe ». Il n'y pense guère quand, dans la rue, il s'accointe à quelque pauvre femme que la misère aura acculée à toutes les hontes. Il ne pense point que cette esclave moderne n’existe qu'à cause de ses besoins physiques, auxquels il se croira tenu de satisfaire à tous les coins de rue, sans penser que la Femme pourrait tenir le même langage que lui et lui crier : « Moi aussi, j'ai une jeunesse avec des besoins, et toi, Homme, tu réclames de moi la chasteté. Je ne serai pas bonne pour I'égout, si tu découvres, le jour de nos noces, que j'ai déjà aimé et donné mon corps, alors que je n'aurai pas fait autre chose que ce que tu as fait toi-même. »

Ah ! si le microbe de la syphilis pouvait rendre l'homme sage et plus juste, parce que plus prudent, je sais pas mal d'innocentes victimes qui pardonneraient encore, pour prix du bonheur récupéré, à tous les vilains microbes du passé !

Que l'on ne voie point dans ces propos rapides quelque fantaisie de moraliste sévère ! C'est un vrai ami du peuple qui parle et qui écrit. Car la question capitale en l'espèce est que, suivant la déclaration célèbre de Fournier, « la femme mariée est souvent contaminée dans le mariage ». Fournier en a trouvé 20% des femmes syphilitiques qu'il a traitées. Vingt femmes syphilisées par leur mari ! Quelle moyenne inattendue ! Le terrible mal ne sera donc point l'apanage des coureurs, des viveurs, des libertins, des filles dites de joie. Faire du mal sans le vouloir, sans le savoir, tel est le lot réservé à nombre de braves camarades qui paieront bien cher une erreur de jeunesse.

Le divorce, suite de syphilis communiquée, n'est pas rare de nos jours, sans compter toutes les dislocations de ménages qui se passent hors la loi. Il faut savoir que, sur 5 767 accidents tertiaires, Fournier en a trouvé 2 814 qui n'ont fait leur apparition qu'à dater de la 10ème année. De sorte que, suivant l'expression pittoresque de ce maître « c'est l'homme mûr qui expie les péchés du jeune homme, c'est le mari qui paie la dette du garçon », c'est la femme, ajouterai-je, qui paiera la dette du mari ; c'est l'enfant qui paiera la dette du ménage. Dernière et inexcusable lâcheté.

Ce sera la fin de mon réquisitoire. La syphilis tue les petits le plus souvent dès les premiers mois de la conception. L'avortement syphilitique à répétition fait le désespoir de nombre de ménages qui n'y comprennent rien. Puis, un peu plus tard, ce sont les accouchements prématurés ; enfin, c'est le meurtre à la naissance. L'enfant naît pour ne vivre que quelques heures. Chiffre officiel : 458 enfants morts sur 996 naissances issues de femmes syphilitiques, venues pour accoucher dans les hôpitaux de Paris, de 1880 à 1885 (40 %).

Puis il y a la syphilis héréditaire tardive dans la première et la seconde enfance. « C'est par milliers qu'on dénombre les cas où la syphilis a tué deux, trois, quatre, cinq enfants dans une même famille, parfois tous les enfants, remède héroïque employé par la nature elle-même pour arracher un rameau pourri d'un arbre malade. N'oublions pas cette vérité sociale : la multimortalité des jeunes est un signe usuel de l'hérédo-syphilis. Voulez-vous un chiffre écrasant ? Je l'emprunte encore au vieux maître Fournier : « J'ai vu, dit­il, de mes yeux, ceci : 90 femmes contagionnées par leur mari sont devenues enceintes dans la première année de leur syphilis. Or, voici le résultat : 50 des grossesses se sont terminées par avortement ou mort à la naissance, 38 par mort rapide après la naissance et 2 seulement ont survécu » !

Mais ce n'est pas fini. Le microbe malin ne lâche pas sa proie volontiers. C'est un gros mangeur d'hommes !

Quelle effroyable collection d'infirmes et de dégénérés parmi les survivants ! Voici le groupe des éclopés partiels : on y trouve des déformations des dents, du squelette de la face (le bec de lièvre), du crâne (grosse tête bosselée), l'hydrocéphalie, la microcéphalie avec l'imbécillité en partage. On y voit des déformations du nez, des oreilles, des yeux. On y voit des membres géants ou des membres nains, des doigts supplémentaires, des pieds bots, la surdimutité, des testicules frappés de stérilité, des ovaires incapables de reproduire.

Dans un autre groupe mettons le petit avorton syphilitique, pauvre être rabougri, décrépi avant le temps qui, s'il ne meurt pas, est voué à toutes les maladies, graine d'hôpital toute sa vie. Le rachitisme est étroitement lié à l'hérédo-syphilis. La plupart des monstruosités congénitales ont cette origine.

Et puis, quand par malheur ces pauvres êtres procréent, c'est pour reproduire des déchets humains comme eux-mêmes.

Les grosses poussées de contamination syphilitique se produisent : pour l'homme, entre 20 et 26 ans ; pour la femme, entre 18 et 21 ans, périodes de la floraison amoureuse. Telles sont les années néfastes de la contagion. Allons, les amateurs, qui en veut ?

Personne, entends-je dire ! D'accord. Alors, défendons-nous. Et pour nous défendre, allons à l'école. Ouvrons nos oreilles et apprenons à voir ! Garantissons notre santé : morale et physique. Il n'a pas tout à fait tort le député paralytique et incapable quand il nous répond :

« Le public réclame des lois, des règlements pour le protéger contre la syphilis, mais qu'il commence par se protéger lui-même. La syphilis ne tombe pas du ciel. Celui qui la contracte sait fort bien qu'il s'y est exposé. »

Alors, c'est la fin de l'amour ! dira-t-on. Quelle erreur ! C'est la fin des amours malpropres, mais au profit de la pureté morale et physique. C'est la fin de la bestialité, de la chiennerie. C'est la fin des galvaudages des coins de rue, des flirts animaux dans le métro, dans tous les lieux de débauche, où toutes les séductions sont si fortement intensifiées par l'alcool et le tabac abrutissants. C'est la fin des devantures excitantes et corruptrices des libraires vivant de la débauche, devant lesquelles défile, avide des choses « secrètes et honteuses » qu'on lui cache, toute notre jeunesse, mâle et femelle.

C'est la fin du mercantilisme de l'amour, au profit d'un peu plus de dignité et du respect de la femme, notre égale depuis les Droits de I'Homme. C'est la fin des éducations ratées qui font le malheur public et privé. C'est le renouveau de la belle responsabilité du citoyen conscient de sa vraie valeur, de la beauté, de la grandeur d'âme, de tout ce qui élève et fait de l'Homme quelque chose d'un peu mieux que la bête. C'est enfin la naissance de la vraie liberté, celle qui affranchit l'homme de ses passions matérielles au profit de sa culture, celle qui lui fait prendre en mépris sa servitude vis-à-vis des entraves légales. L'homme qui a une conscience et veut vivre une vie épanouie n'a pas besoin d'autre loi. La terreur du gendarme et de l'oppression avilit. L'homme qui sait s'affranchir tout seul est vraiment seul digne de vivre.

La syphilis, les maladies vénériennes, la prostitution, toutes les lèpres sociales sont le plus éloquent des réquisitoires contre le passé d'obscurantisme où la société artificielle a laissé croupir l'individu, contre les régimes humiliants et les hypocrisies, contre les fétidités de l'Argent égoïste.

Quel soupir d'aise poussera l'Homme qui aura dû à lui-même sa libération et purifié la vie de tous en commençant par sa propre purification !

C'est une noblesse que de s’affirmer libre. Et noblesse oblige !

- Docteur LEGRAIN.