Accueil


TARTUFE n. m.

L'origine de ce mot est assez confuse. Selon Littré, Molière, qui écrivait Tartuffe, l'aurait emprunté à l'italien tartufio (de tartufolo, truffe), lequel avait, dans cette langue, le sens d' « homme à l'esprit méchant ». Du simulateur de piété - artificieux gredin - qu'incarnait Tartufe dans l'œuvre de Mo1ière, sa qualité s'est étendue à toutes les manifestations de l'hypocrisie ; et le sens de ce mot, devenu nom commun, s'est généralisé. Il embrasse aujourd'hui toute affecta­tion intéressée, toute dissimulation qui vise à circonve­nir son semblable, et la flétrissure qu'il comporte con­vient à tous ceux qui font de la morale et de la vertu le bouclier d'approche de leurs canailleries.

Tartufe (ou l'Imposteur) est le titre et le nom du prin­cipal personnage d'une des plus vigoureuses et des plus pénétrantes - et la plus sociale et, sans doute, la plus durable - des comédies de Molière. La pièce date de 1667. Dans ce milieu de bourgeois vaniteux, à la fois crédules et infatués de beau langage, et si portés à contrefaire les manières de l'aristocratie, Molière a mis à la scène le faux dévot, l'intrigant enveloppé d'astucieu­se componction qui, sous le manteau d'une exigeante et rigoureuse religion, abrite d'entreprenantes gredine­ries. Au théâtre et à l'époque, il pouvait difficilement - et Michelet le regrette - mettre en action sa prodi­gieuse ascension : « le manège préparatoire, les longs circuits par lesquels il arrive, la patience dans la ruse, la lente fascination », Mais, avec un art consommé, en deux actes qui sont un chef-d'œuvre d'exposition, Moliè­re, avant que ne paraisse son héros, dévoile ses tortueu­ses approches et l'étendue de son empire. Au troisiè­me acte, lorsque Tartufe se présente, il est au faîte de son prestige et possède, sur Orgon et une partie de son entourage, cette influence qui met la famille à la merci de ses convoitises et déjà lui livre Marianne et bientôt les biens de son admirateur. Hors des atteintes de Tar­tufe, par delà la réserve d'Elmire, il ne reste, là enco­re, dernier carré de la mesure et du bon sens, que le frère et la servante, la sagesse lucide de Cléanthe et le rire cinglant de Dorine. En ce cadre aux situations fami­lières où le comique poursuit l'intrigue ,et ne laisse rien fuir des vérités éternelles, le génie de Molière a situé, en traits alertes et cruels, les vivantes péripéties d'une satire impérissable. Sans doute, il s'attaque en propre au parangon de fausse humilité (« Laurent, serrez ma haire avec discipline ! »), au contrefacteur de vertu (« Cachez ... cachez ce sein que je ne saurais voir! »), mais le caractère et les agissements du fourbe qu'est Tartufe dépassent ici le terrain de la dévotion sur lequel son siège s'organise, et l'imposteur est demeuré le type de l'hypocrite de tous les temps et de toutes les situa­tions, comme de toutes les classes sociales.

De toutes ces gens - médecins, cocus, marquis, pré­cieuses ... - dont Poquelin a joué si audacieusement le ridicule, les travers et les vices, il n'en est pas qui aient eu, de son temps, de réactions aussi violentes que ceux dont Tartufe est à jamais le symbole. Puissants à un point que Molière n'avait soupçonné, et perfides ainsi qu'il les avait - en un seul - fidèlement montrés, ils ne manquèrent point d'appeler contre lui l'arme même de leur nature et prétendirent que c'était la piété, non leurs mômeries, qu'avait raillée l'insolent. Dans sa préface, Molière se plaint amèrement de leurs cabales et de la « fureur épouvantable » que toute la cagoterie déchaînée met à pourchasser une œuvre « pleine d'abo­mination » et dont il n'est quelque ligne « qui ne mérite le feu »... Ces campagnes eurent pour effet d'en faire suspendre la représentation, et l'auteur adressa au roi deux placets pour sa défense. Avec adresse, il y plaide l'exactitude des manoeuvres rapportées, des caractères mis en relief, la vraisemblance du sujet. Il appuie sur « les desseins moralisateurs » qu'il avait cru réaliser en écrivant « une comédie qui décriât les hypocrites et mit en vue, comme il faut, toutes les grimaces étudiées de ces gens de bien à outrance, toutes les friponneries couvertes de ces faux-monnayeurs en dévotion qui veu­lent attraper les hommes avec un zèle contrefait et une charité sophistique ». A la fin, sa bonne foi et sa persé­vérance eurent raison pourtant des philistins acharnés à la perte de Tartufe et, en 1669, la pièce revit la rampe ... et le succès !

Des critiques timorés - tel La Bruyère - ont cru découvrir de l'outrance dans Tartufe et cependant rien n'y est forcé. Mais, ainsi mise en lumière, tant de noir­ceur déconcerte et paraît excessive. D'autres, comme Bourdaloue, ont redouté que la démarcation entre la vraie et la fausse dévotion ne fût insuffisante et que la religion ne pâtit de ces révélations publiques. Chamfort répond à ces appréhensions qui, voyant en Tartufe une sorte d'apogée où l'auteur « rassemble ses forces » loue, en outre, « la manière dont il sépare l'hypocrisie de la vraie piété ».

Sainte-Beuve estime que Molière, en fouaillant l'hypo­crisie, a donné de l'air à la liberté et il voit une confir­mation de son jugement dans la vogue qui, de 1794 à 1800, porta au triomphe, avec la verve libre de Beau­marchais, le rire salubre de Molière. Quant à Napoléon, sans doute sentait-il passer dans le Tartufe un souffle inquiétant de purification ; car, tout en reconnaissant la maîtrise de l'ouvrage, il y voyait aussi la dévotion mal­ menée et accusait d'indécence une scène capitale et déclarait que « si la pièce eût été faite de son temps, il n'en eût pas permis la représentation ». Et le Roi­ Soleil, à son aurore, apparaissait ainsi, rapproché du Corse soupçonneux, comme un champion du libéralis­me !...

La religion est le domaine premier de Tartufe. Dans cette Eglise - syndicat d"exploitation du sentiment reli­gieux - le monstre au masque séculaire a trouvé son champ de prédilection. Et s'y épanouit son esprit, s'y développent ses objectifs. Qu'il s'agisse de la solidarité avec les humbles, du mépris des richesses (hier encore les catholiques possédaient la moitié de l'Espagne !), du pardon des injures et de la charité, de la tolérance ou de la simplicité dans les mœurs, de l'humilité et du renon­cement (l' Eglise est âprement tendue vers la puissance et ses chefs orgueilleux n'ont cessé de poursuivre la maî­trise du monde), des injustices sociales (qu'elle homologue !), de l'amour entre les hommes et de la paix entre les peuples (une haine souriante, onctueuse et tenace l'habite et elle fait s'entr'égorger, au nom des patries, ses adeptes fratricides), c'est du haut en bas de la hié­rarchie ecclésiastique et jusqu'au fondement même de l'institution, la contradiction entre les prêches et l'ac­tion, la transgression des lignes proclamées, la souve­raine hypocrisie. Et l'épithète et le jugement ne vont pas seulement - pour leur souple duplicité - aux porteurs de houlette, ils s'appliquent au troupeau des fidèles qui prodiguent les grimaces de la foi et en répudient l'inspi­ration, qui se réclament d'une tradition impérieuse du Christ et piétinent ses enseignements avec sérénité. A part ceux qui, dans l'inconscience d'une piété grossière, s'imaginent encore accorder leur sincérité sommaire avec les règles menteuses de l'Eglise, il n'est pas de vrais cro­yants qui puissent trouver place dans le cadre des orga­nismes religieux où s'épanouissent toutes les passions, les appétits et les cruautés qui déshonorent l'humanité. (Voir Eglise, jésuites, papes, religion, etc).

Dans l'ordre de Tartufe, nous avons - à tout seigneur, tout honneur ! - assigné aux travestis du temple le rang qui leur convient. Mais la tartuferie mondiale ne se limi­te pas aux Eglises. Dans une société où presque person­ne ne se montre avec son vrai visage, elle altère pour ainsi dire tous les rapports humains. Plus méprisable chez les maîtres, dont elle secourt les ambitions et la rapacité, la hantise du règne et l'hypertrophie de la puissance, elle corrompt jusqu'à cette droiture foncière si longtemps réfugiée dans l'âme encore saine du peuple. Certes, tartuferie du capitalisme, de la loi, du travail, du philanthrope fabricant de produits toxiques, des mar­chands de canons pacifistes, des politiciens pots-de-vi­niers, de la presse « éducatrice et véridique », de la jus­tice égale pour tous, des formules creuses de la démago­gie, des gouvernements patriotes, des moralistes rongés de stupre et de luxure !... Mais tartuferie aussi de l'ou­vrier qui n'est anti-patronal que par jalousie de posi­tion, qui trahit, pour monter, la cause de ses compa­gnons de chaîne, qui sert sans scrupule les institutions qui l'écrasent et sourit à ceux qui le pillent et l'assassinent, quémande les faveurs des politiciens qu'il dénonce, s'enrôle, contre lui-même et contre ses frères, dans les troupes mêmes du régime ... tartuferie de la vie sociale, économique, familiale, intérieure !...

Tartufe est partout dans la société et aussi dans l'hom­me, là où se dérobe la vraie nature des choses et des êtres, où la vérité languit et saigne, où triomphe le car­naval - hélas tout puissant ! - de la suprématie, du lucre, de l'intérêt et de l'envie.

Stephen MAC SAY.