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TEMPÉRAMENTS (ET GOUTS)

Les besoins phy­siologiques se traduisent par l'avidité ou sensualité Cette avidité entraîne l'activité. La sensibilité, qui est caractéristique de la matière vivante, se différencie de l’émotivité dans la fonction cérébrale, en particulier chez l’homme. L'avidité, l'activité, la sensibilité (et plus spécialement l'émotivité) déterminent le tempérament de chaque individu.

Le tempérament est héréditaire, mais il ne se trans­met pas en bloc comme une entité distincte et réelle. Il est la résultante imprévisible de plusieurs caractéristiques héréditaires venant d'ancêtres divers. Si donc les tempéraments sont héréditaires, et s'ils sont peu modifiables sinon dans certains cas et avec un traitement endocrinien, par exemple, ils échappent pourtant à un fatalisme étroit de transmission uniforme. Leurs varia­tions sont dues au fonctionnement des glandes endo­crines et à l'interaction encore mal connue des autres organes.

Sensualité et avidité sont primitivement la consé­quence du fonctionnement des organes. Les besoins alimentaires et les besoins sexuels n'agissent pas seu­lement comme conséquence de leur fonction, c'est-à-dire comme facteurs de sensualité et d'avidité. Ils agissent sur l'organisme entier et sur le caractère. Un gros mangeur ou un individu ayant des besoins sexuels très développés n'ont pas la même morale ni la même mora­lité qu'un petit mangeur ou un individu frigide. Malgré l'éducation, la politesse et la maîtrise de soi, leur com­portement sera assez différent.

Existent aussi l'avidité de l'exercice musculaire, l'avidité de savoir, etc. Toutes ces avidités, quelles qu'elles soient, dépendent du fonctionnement de l'équi­libre des appareils digestif, sexuel, musculaire, respira­toire, circulatoire et déterminent une activité correspondante, qui est enfin influencée par le fonctionne­ment des glandes endocrines (thyroïde, surrénale, hy­pophyse, etc.).

Prenons l'exemple de la paresse (tendance à l'inactivité) considérée autrefois et souvent encore aujourd'hui comme un défaut moral, qu'on améliore avec les ser­mons et qu'on .réprime avec les châtiments. Elle peut être le résultat du surmenage musculaire ou cérébral. Elle peut être aussi la conséquence d'une insuffisance génitale : les castrats sont lents, mous et poltrons. Elle peut être la conséquence d'une insuffisance surréna­lienne (fatigabilité), d'une insuffisance hypophysaire, d'une insuffisance musculaire (faiblesse physique), d'une insuffisance respiratoire ou cardiaque, etc. On constate la paresse au moment des poussées de crois­sance, et aussi chez certains obèses, chez les diabétiques, chez nombre de tuberculeux méconnus, chez les palu­déens et les infectés de trypanosomiase, etc., chez ceux qui souffrent d'intoxication chronique, chez les arriérés mentaux, les faibles d'esprit, les déséquilibrés.

Et au point de vue moral que de nuances où l'accu­sation de paresse n'est qu'un moyen trop commode pour le pédagogue de mettre à couvert sa propre responsa­bilité. Les enfants timides ont besoin d'être encouragés. Pour les turbulents, il faut faire une part plus grande à leur activité physique et veiller à une alimentation rationnelle, d'où notamment les boissons alcoolisées et le café seront exclus. Une éducation trop sévère ou trop fantasque provoque des chocs émotifs et dépressifs répétés et amène une anxiété, une indécision, un désé­quilibre persistants. Une instruction ennuyeuse, dis­pensée par un pédagogue idiot, provoque le dégoût. Combien d'enfants, prétendus paresseux, sont simple­ment rebutés par l'enseignement qu'ils reçoivent ! Enfin la paresse des adultes vient parfois de ce qu'ils sont astreints à une besogne qu'ils n'ont pas choisie, et pour laquelle ils n'ont ni goût, ni aptitude, ni intérêt pécuniaire. Reste la paresse qui est due à l'influence du milieu, milieu de vie facile, milieu d'oisiveté et de noce, où les adolescents, et surtout les adolescentes, peuvent se laisser engluer.

Les mêmes causes physiologiques, et en particulier la thyroïde, influent également sur la sensibilité (émo­tivité) ou l'apathie, etc.

Elles déterminent donc le tempérament et par consé­quent en bonne partie le caractère, suivant l'activité fonctionnelle plus ou moins grande de chacune d'elles, et suivant leur association, entraînant ainsi les com­portements les plus divers.

Là-dessus s'ajoutent les sentiments acquis au cours des âges, grâce à la vie sociale et transmis par héré­dité. Je ne vois que le sentiment maternel qui paraisse primitif, en ce sens qu'il apparaît déjà assez tôt dans la série animale. A cause de la longueur de l'enfance, où les « petits d'homme» ont besoin de protection, il s'est développé davantage que dans les autres espèces animales. La douceur, le souvenir, la reconnaissance de cet amour et de cette protection se sont enracinés au cœur des enfants, même devenus grands. Point de départ d'une affectivité plus étendue, et qui s'est dé­veloppée avec l'entraide sociale. Protection des adultes, et plus tard des pères, sur les petits. Amitié fraternelle entre camarades de la même génération. D'autre part, l'émotivité a été développée par les heurts de la vie en société, par la répression brutale exercée par la collectivité en cas de défaillance. La crainte et l'humilia­tion ont donné naissance à la honte, à la timidité, à la pudeur, l'approbation d'autrui à l'orgueil et à l'esprit de domination, qu'entretient la servilité craintive des faibles et que favorise l'inégalité sociale grandissante. Ces divers sentiments ont créé l'amour-propre, sorte de sensibilisation aux chocs moraux.

La conscience morale, qui est l'amour-propre vis-à­-vis de soi-même, est venue plus tard. Elle a fini peu à peu par constituer le fondement de la nouvelle morale, La toquade de Socrate était d'apprendre à chacun à se juger soi-même. Les stoïciens surtout ont érigé en prin­cipe le perfectionnement de la personnalité. Pendant ce temps, les religions elles-mêmes évoluèrent. A la place des anciennes religions de clan, de tribu ou de cité qui « poursuivaient un intérêt collectif de caractère temporel » (Loisy) et qui ont vécu tant que le clan, la tribu ou la cité ont eu une vie indépendante, les reli­gions nouvelles d'Attis, d'Isis ou de Mithra, et celle qui devait triompher, celle du Christ, ne s'occupaient plus que du bien spirituel des individus et de leur bonheur dans l'immortalité. Ainsi elles ont habitué leurs fidèles à l'examen personnel de conscience.

Mais la conscience morale ne s'oppose pas toujours à l'esprit de domination, et, prenant la forme de purita­nisme, elle donne l'orgueil aux purs avec le droit de mépriser et de dominer ceux qui ne sont pas purs com­me eux.

Les sentiments affectifs, ainsi créés, sont tellement implantés en nous que les philosophes les considèrent comme innés. En réalité, ce sont là réflexes coordonnés, acquis peut-être depuis des centaines de milliers d'an­nées, et transmis. Cependant on rencontre encore aujourd’hui des gens chez qui les sentiments affectifs sont restés à des stades de développement fort différents. L'amour-propre, par exemple, n'est pas le même chez tout le monde. Les uns ne montrent qu'une réaction obtuse et qui frise l'indifférence, tandis que beaucoup d'autres ne sont sensibles qu'à l'opinion d'autrui, et que d'autres enfin, qui ne sont encore qu'une minorité, sont surtout sensibles à leur propre et silencieux exa­men de conscience. Dans le milieu même où nous som­mes actuellement, nous vivons avec des gens dont les uns sont des infantiles ou des primitifs, d'autres à dif­férents âges de l'adolescence, d'autres enfin des adultes ou des civilisés. Et chez le même individu les réactions affectives ne font pas toujours un tout harmonieux.

L'éducation n'agit pas directement sur les tempéra­ments. Elle agit indirectement sur les caractères dans le domaine affectif. Elle aura surtout de l'influence sur les enfants pourvus d'une affectivité déjà développée (sur les émotifs). Elle s'efforcera de favoriser chez les autres, par la confiance et l'amour, une affectivité plus grande. Elle n'aura presque pas d'influence ou pas du tout chez ceux qui en sont dépourvus et qu'on dénomme les pervers (mental insanity), et qui ne sont qu'en petit nombre.

En somme, tempérament et affectivité déterminent des caractères extrêmement différents les uns des autres et dont les comportements varient en conséquence. C'est ainsi que l'avidité (tempérament) et l'orgueil (senti­ment) engendrent l'esprit de domination, tandis que l'apathie (tempérament) et la timidité (sentiment) don­nent l'esprit de soumission. L'activité, en s'associant à l'orgueil, développera l'ambition. L'égoïsme et l'avidité, en s'associant à la peur, donneront l'avarice, tandis que l'exubérance et la vanité pousseront à la prodiga­lité. L'égoïsme et l'orgueil s'opposent au développe­ment de la sensibilité affective et, en s'associant à la sensualité, peuvent donner lieu à la cruauté, qu'il ne faut pas confondre avec la brutalité. L'émotivité pré­dispose à la pitié et, avec l'appui de l'exubérance, à la générosité. Toutes ces associations peuvent se présen­ter avec des dosages variés et différents. Il n'y a pas que la timidité craintive, ou humilité. L'émotivité et l'orgueil peuvent donner une timidité fière, variable avec les autres composants et allant de l'amour jus­qu'au mépris d'autrui et à l'esprit de dénigrement. Il ne suffit pas de l'avidité, de l'activité et de l'orgueil pour faire un arriviste et un ambitieux, il faut aussi des qualités intellectuelles. Sinon ces tendances, asso­ciées à une intelligence médiocre ou débile, feront ou bien un autoritaire insupportable à ses subordonnés (par compensation de son infériorité) lorsque celui-ci se sera haussé par la ruse, la flatterie, la protection à un poste d'autorité, ou bien un paranoïaque.

D'autres causes encore interviennent sur les formes du caractère, à savoir la différence et la multiplicité des aptitudes, des goûts, des curiosités. Les aptitudes sont moins faciles à percevoir que les sentiments. Ceux­ ci, qui sont de création sociale et qui s'ajoutent au tempérament et aux tendances de chacun, déterminent la vie morale ; et chacun est obligé de faire attention au caractère de ceux qu'il approche. Les aptitudes n'intéressent pas directement autrui ; et quelquefois ni les parents, ni les maîtres, ni personne n'en veu­lent tenir compte. Elles peuvent passer complètement inaperçues. Au surplus, il est plus facile de voir grosso modo, au point de vue moral, si un enfant est plus ou moins actif que de distinguer à quel genre d'acti­vité il est le plus apte, d'autant que ses capacités n'éclo­sent parfois qu'avec lenteur.

Les aptitudes sont, d'ailleurs, assez rarement déter­minées dans un sens précis et invariable. Il arrive pour­tant que des adolescents se montrent orientés de bonne heure d'une façon nette vers telle ou telle aptitude. Les musiciens de vocation, les mathématiciens, et je parle non seulement des calculateurs comme Inaudi, mais de ceux qui occupent le premier rang dans la science ma­thématique, montrent déjà des facilités dès leur enfance. Certains dessinateurs aussi (Gustave Doré). Ces qua­lités dénotent une orientation héréditaire, sans que cette hérédité puisse être fatalement décelée à l'avance dans les aptitudes des parents, chez qui les coordinations ne sont pas toujours assemblées et disposées de façon à produire une sorte d'ébauche ou d'annonciation. Dans la grande majorité des enfants les orientations profes­sionnelles proviennent d'aptitudes plus diffuses, qui se précisent grâce à l'éducation donnée par la famille, grâce à l'influence des lectures, grâce à celle de certains maîtres, grâce encore au spectacle d'un voisin travail­lant à la forge ou à l'établi, etc ... L'enfant s'habitue à la pensée d'entrer dans telle ou telle profession, il y prend goût. Le penchant se développe par la pratique même du métier, surtout s'il est encouragé par le maî­tre. Les aptitudes ont souvent besoin elles-mêmes d'être encouragées. Ainsi, l'apprenti ou l'élève travaille avec plus de cœur. Le travail fait avec goût est un travail d'art (Linert).

L'intelligence joue donc un grand rôle dans cet affi­nement. Par ses coordinations de plus en plus affinées et différenciées, le cerveau commande le travail ma­nuel. Et l'individu est d'autant plus habile qu'il est plus intelligent.

En résumé, l'intelligence intervient en partie dans la genèse des aptitudes sous forme de goût intellectuel, c'est-à-dire de curiosité. Ensuite, elle participe à l'affi­nement de l'habileté technique ou artistique.

Le goût intellectuel est souvent lui-même sous la dé­pendance du goût moral. Les sentiments sont les consé­quences de la vie des hommes en société. Les goûts moraux (ou sentimentaux) comportent tout le domaine des sympathies non seulement individuelles, mais socia­les. Notre façon de concevoir la vie et le monde dépend beaucoup de l'éducation et des traditions familiales. Ces sortes de goûts rendent chacun de nous plus ou moins sensible à telle ou telle façon d'agir, influent sur nos sympathies et nos antipathies, sur le jugement que nous portons sur les actions d'autrui, sur nos idées sociales et morales.

Il n'est pas toujours nécessaire que nous ayons les sentiments correspondant à nos goûts. On peut avoir peu d'audace et admirer les audacieux, on peut être timide et effacé et avoir des goûts révolutionnaires, violents et indépendants et réclamer un dictateur, etc... Dans ce cas, le goût moral représente les aspirations cons­cientes ou inconscientes de l'individu. Parfois aussi les intérêts, au lieu d'agir directement sur les décisions à prendre, orientent les sympathies ou les antipathies, de telle sorte que les jugements sont subjectifs au lieu d'être objectifs. Les besoins agissent sur les sentiments d'abord, et ceux-ci, sur les opinions. Cette influence est loin d’être générale, sans quoi beaucoup d'opinions seraient incompréhensibles, et on ne s'expliquerait pas pourquoi tant d'ouvriers votent pour les partis conser­vateurs. La tradition qu'ils ont reçue pendant l'enfance continue à déterminer leurs opinions. D'où la variété des opinions parmi les hommes. En définitive, les opi­nions doivent être rangées dans la catégorie des goûts plutôt que dans celle des idées. La plupart des gens courbent les idées à la convenance de leurs goûts. Même nos tendances philosophiques sont certainement influen­cées par nos goûts sentimentaux.

Les goûts moraux, ce sont nos orientations dans le domaine affectif, y compris nos sympathies, nos aspira­tions, notre idéalisme. Ils ont donc une très grande importance sur le comportement des hommes et ont souvent plus d'importance que les intérêts.

En essayant d'analyser les caractères, nous avons passé en revue le tempérament avec les besoins et les impulsions, la sensibilité avec l'affectivité et les senti­ments, enfin les aptitudes, tout cela formant une innéité variable avec chaque individu, et nous sommes arri­vés dans le domaine des goûts, domaine qui s'ajoute au caractère, mais qui paraît échapper en grande par­tie à l'hérédité. Celle-ci peut tout au plus frayer une tendance de coordination à tels ou tels gestes, à tels penchants, à tels ou tels goûts. Mais la plupart des goûts semblent entièrement dépendre d'habitudes, dues au milieu et à l'éducation.

Les besoins et leurs impulsions, venus des organes divers de l'organisme et plus ou moins réglés par leur fonctionnement, en particulier par celui des glandes endocrines, ont leur centre dans ces régions du cerveau, encore mal explorées, tronc cérébral, mésencéphale, diencéphale, où s'étagent les réflexes permanents et innés, tandis que les réflexes temporaires, variables, acquis au cours de la vie individuelle, et que Pavlof a étudiés sous le nom de réflexes conditionnés, se situent dans l'écorce cérébrale.

Les goûts se conduisent comme des réflexes condi­tionnés qui s'établiraient dans le champ du désir. Ils orientent les désirs, ils les différencient, ils les affir­ment. Ils deviennent des habitudes.

Le besoin crée la faim, la curiosité, etc..., par consé­quent le désir de manger ou celui de savoir. Pour un être indifférent ou pour un être affamé tout est bon pour assouvir le désir. Il n'est pas difficile pour la cuisine. Les clients des maisons de tolérance sont de cette même catégorie.

Le goût est indifférencié chez les tout jeunes enfants ; le nourrisson avalera de l'huile de foie de morue sans répulsion. De même la curiosité diffuse du jeune enfant n'est pas un goût ; elle ne le devient que lorsqu'elle commence à se spécialiser. Mais, de bonne heure, les goûts se précisent. Bientôt, les enfants acceptent diffi­cilement tout aliment qui n'est pas de leur menu habi­tuel. Comme les primitifs, ils ont de la répugnance pour tout ce qui leur est nouveau. Dans un autre domaine, ils ne se lassent pas de se faire raconter les mêmes his­toires, mais ils n'acceptent pas les variantes, etc...

Plus tard encore, avec l'expérience, avec la possibi­lité de comparaisons plus étendues, les goûts prennent une extension plus grande et plus variée. De nouveaux réflexes naissent, c'est-à-dire de nouvelles coordinations. L’entraînement sportif amène un adolescent de faible complexion et qui n'avait aucun enthousiasme pour les exercices physiques à prendre goût à l'activité muscu­laire. L'entraînement amène l'accoutumance et même le besoin. Un enfant, après avoir fait la grimace devant du vin pur ou du fromage fort, en reprendra sans doute pour faire comme les grandes personnes. Même remar­que pour le gamin qui se met à fumer malgré son dégoût, afin d'être « un homme ».

Donc les goûts ont assez souvent l'imitation pour point de départ. C'est pourquoi l'imitation a une grande importance, elle peut orienter l'individu dans des habi­tudes dont il pourra difficilement se déprendre.

La culture tend à l'affinement des réflexes conditionnés .et, en même temps, à leur différenciation, qu'il s'agisse de goût sexuel, de goût esthétique, de goût intellectuel ou de goût moral. Dans le domaine artis­tique, la masse du public portera une admiration unanime à un tableau dont tout l'intérêt est anecdotique, et Diderot ne semble pas avoir dépassé ce stade. Avec un peu plus de raffinement, beaucoup de gens seront sensi­bles à la beauté des corps ; mais ne faut-il pas faire intervenir ici simplement le goût sexuel, d'où l'attrait d'une femme nue sur une chromo-lithographie ? Enfin quelques-uns seront sensibles à la ligne, au volume, au mouvement et surtout au jeu des couleurs.

Dans le goût sexuel, au fur et à mesure que la femme gagne indépendance et importance, qu'elle n'avait pas dans l'antiquité et qu'elle ne commence à conquérir qu'à partir du XIème ou du XIIème siècle, à mesure aussi que le substratum sentimental se développe lentement par apports héréditaires dans le cerveau humain, l'amour s'enrichit d'une plus grande complexité. A l'attrait phy­sique s'ajoute l'attrait sentimental, et dans la beauté d'une femme interviennent la distinction et l'intelli­gence.

Ainsi, au cours de l'évolution de l'homme et de l'hu­manité, le goût tend à s'affiner. Sauf en période de privation où l'affamé accepte n'importe quoi, le goût devient plus exigeant et prétend choisir. On n'a pas le temps de s'occuper de choisir quand la vie est très dure. Au point de vue moral on n'a pas le temps non plus, ni le souci de s'apitoyer sur son prochain. On s'habitue au spectacle de la souffrance, trop commun pour émou­voir. Il faut se défendre et défendre le groupe. D'abord vivre. C'est le régime de la brutalité, ce qui n'empêche pas l'amitié, surtout entre les compagnons du même âge, entre les compagnons d'armes, sorte d'égoïsme à deux, où l'homosexualité a quelquefois eu son influence.

Les arts ne sont nés, ainsi que la philosophie, la pitié et l'amour que lorsque la sécurité sociale a été tant soit peu assurée. Alors on commence à compatir aux souffrances et mêmes aux émotions intimes ou supposées d'autrui. L'ouvrier a le temps de soigner son travail, de se consacrer tout entier à sa besogne, d'y trouver la joie. On ne fait bien que ce qu'on fait avec goût. Un travail fait avec goût est un travail d'art. Ainsi nous arrivons à la définition de l'art donnée par Linert. L'art est l'effort de l'artisan, c'est un effort créateur, un tra­vail fait avec amour, avec enthousiasme, avec émotion. D'où parfois la répugnance de l'artiste à se défaire de ses œuvres. Celles-ci n'ont de charme que pour ceux qui partagent, qui acceptent ou qui comprennent le plaisir et l'effort de l'ouvrier. C'est ce qui explique la pluralité des jugements sur les œuvres les plus sincères. C'est ce qui explique aussi que les profanes se laissent parfois séduire par un truquage qu'ils prennent pour un effort prestigieux, accompli avec amour.

Le goût donne l'affinement du plaisir, il donne toute sa plénitude à la vie, disons plus simplement aux fonc­tions vitales. Déjà on ne digère bien que ce qu'on digère avec goût (Pavlof). Avec le goût, la puissance génitale est augmentée ou réveillée. Avec lui, comme je viens de le dire, augmente l'habileté de l'ouvrier, et le travail d'artisan devient un travail d'art. Le goût est une véritable « activation » de la fonction cérébrale qui retentit sur tout l'organisme. A plus forte raison, dans le domaine intellectuel, le goût donne au travail de la pensée une force et une pénétration que ne saurait avoir la besogne faite sur commande.

Etant donné la multitude des ancêtres de chaque individu et la diversité des tendances parfois contra­dictoires dont il a hérité, étant donné la facilité du passage de l'une à l'autre des coordinations cérébrales au moindre excitant, ce sera l'influence de l'éducation et du milieu qui favorisera telle ou telle tendance héri­tée. Mais cette influence est souvent diverse et contra­dictoire, elle aussi ; et les réflexes conditionnés, acquis au cours de la vie individuelle, autrement dit les goûts, se greffent sur le tempérament, les instincts et les ten­dances, au hasard des circonstances.

La personnalité humaine est multiple, variable et incohérente. Il y a donc une très grande différence des hommes aux abeilles et aux fourmis, qui sont, elles aussi, des animaux sociétaires, mais qui forment des sociétés simples, à habitudes enracinées, à instincts fixés, sans grande complexité, où les actions sociales ont un caractère presque fataliste. Dans toutes les espèces animales, l'individu n'a relativement à l'hom­me qu'un cerveau très simple, très réduit, et qui, par le développement rapide de l'animal, est tout de suite fixé dans les instincts. Dans l'espèce humaine, la lon­gueur de l'enfance pendant laquelle s'emmagasinent des réflexes conditionnés (acquis), multiples et variés, permet aux individus d'échapper en partie à l'emprise des habitudes héréditaires (instincts), qui sont elles­ mêmes beaucoup plus diverses que dans les autres espèces.

Déjà, pour les chiens, Pavlof n'en a pas trouvé deux qui réagissent de la même façon au même excitant. Les différences sont encore plus marquées entre les hom­mes, car ils sont encore plus sensibles à la complexité des phénomènes et sont davantage soumis aux hésita­tions.

Ce sont les hésitations et même les incohérences qui sont le fondement de notre liberté, à condition que les incohérences soient floues et variables et non pas fixées dans des marottes, ce qui nous permet d’échapper au déterminisme rigoureux d'un caractère où la dominante serait trop fortement accusée.

Le raisonnement intervient pour régulariser les inco­hérences dans la mesure du possible, dans la mesure de l'adaptation au milieu. La culture donne au raison­nement des facilités d'investigation et de critique et prépare un meilleur choix. L'affinement des goûts, et spécialement des goûts moraux, nous soustrait à la domination brutale des impulsions.

Le refoulement des impulsions est une nécessité créée par la vie en commun. C'est l'origine tout à fait loin­taine de la morale.

La doctrine épicurienne, fondée sur la recherche du plaisir, peut aboutir à un individualisme anti-social, car la recherche du plaisir brut laisse l'homme soumis aux impulsions égoïstes de ses désirs. Mais une morale sociale, morale spontanée et sans contrainte, peut très bien être fondée sur les goûts. Le summum du plaisir n'est atteint qu'avec la participation de l'être entier. Le plaisir de la table, par exemple, demande, pour être complet, non seulement l'excellence de la cuisine, mais aussi qu'on soit assis commodément, dans une salle chauffée ou rafraîchie suivant la saison, qu'on soit en bonne disposition d'esprit, sans soucis, sans préoccu­pations morales à l'égard de soi ou d'autrui, et qu'on se trouve en compagnie de joyeux convives et amis. La partie affective devient encore plus grande et souvent prépondérante dans le plaisir sexuel. En général, le plein épanouissement du plaisir ne peut se faire chez l’immense majorité des humains, sauf les pervers, qu’avec la participation des goûts moraux.

Si la prédominance des goûts moraux s’établit peu à peu, c’est d’abord et avant tout parce que l’affinement moral s’ajoute aux autres plaisirs pour les exalter, donc pour augmenter la volupté. L’affinement des goûts moraux consiste essentiellement dans l’affinement de l’affectivité.

L’affinement moral n’entraîne pas la faiblesse du caractère. Au contraire. Un être affiné ne se laissera pas entraîner à passer outre à la répugnance des goûts moraux. Il y a des choses qu’il ne pourra pas faire. L’affinement moral va avec la fermeté du caractère et une certaine estime de soi.

En résumé, la masse des réflexes hérités et acquis forme une personnalité plus ou moins bien équilibré, plus ou moins influençable, ayant une conscience morale plus ou moins différente de celle des autres humains, donc ayant un jugement et un comportement différents. Personnalité d’autant plus tenace dans son jugement et dans son comportement que ces goûts moraux sont plus affinés. L’harmonie sociale ne saurait se réaliser que dans la liberté et grâce au développement des goûts affectifs. Un dictateur peut entraîne temporairement une foule amorphe et aux réflexes indifférenciés et établir son pouvoir à la faveur d’une crise sentimentale collective. Il ne pourra tenir dans la suite qu’avec des mesures de terreur policière. L’opposition grandira d’autant plus vite qu’il y a, dans la masse, plus d’individus évolués et avec des goûts moraux plus affinés. L’homme aspire à la liberté.

− M. PIERROT