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TOLSTOISME

Le Tolstoïsme (doctrine enseignée, propagée et vécue par L. Tolstoï) a des adeptes un peu partout. Le comte Léon Tolstoï, romancier, sociologue, philosophe et moraliste, a laissé une œuvre littéraire considérable. Longtemps il fut - et par beaucoup il est encore - considéré comme fortement anarchisant et même anarchiste. A ce titre, l'Encyclopédie Anarchiste se devait d'exposer le Tolstoïsme, ne fût-ce que pour ne pas passer sous silence un des aspects de la pensée libertaire.

Négateur de l'autorité, volontaire de la révolte, l'anarchiste est l'homme doué d'intelligence logique, animé de la haine du mensonge, astreint à la plus grande sincérité, possédé par l'amour du peuple, voué à la bonté. Tolstoï fut-il cet homme-là ?

Nul pamphlétaire n'asséna sur les diverses formes de gouvernement et leurs titulaires respectifs d'aussi terribles coups et aussi efficaces. S'il est possible de discuter l'originalité des idées, car « tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent », en retour, il faut s'incliner devant la clarté, la force, la beauté de l'expression. Pareille ampleur dans l'élaboration équivaut à un renouvellement de la matière. Et souvenons- nous que le premier ouvrage de pure critique sociale « Que devons-nous faire? » parut en 1884. Beaucoup des conceptions de l'auteur, devenues banales aujourd'hui, paraissaient neuves à ce moment. Combien de théoriciens et propagandistes ultérieurs lui en empruntèrent sans le dire?

Surpris de voir les paysans et ouvriers entièrement dépossédés de leurs moyens et instruments de travail, curieux de s'expliquer ce phénomène paradoxal, le propriétaire d’Isnaïa Poliana médita la question avec sa bonne foi habituelle et arriva à la seule conclusion honnête : les producteurs de la terre et de l'usine sont dépouillés de la matière et du fruit de leur labeur, au profit d'une minorité d'oisifs et de parasites, par le stratagème d'une entité : l'Etat. « Cette superstition... consiste à affirmer que l'homme n'a pas seulement des devoirs envers l'homme, mais qu'il en a de plus importants envers un être imaginaire. Pour la théologie, cet être imaginaire c'est Dieu ; pour la science politique, cet être imaginaire c'est l'Etat » (Que devons-nous faire? Stock, p. 807). Sous le fallacieux prétexte d'assurer l'ordre, la justice et la paix, en réalité pour maintenir une société inharmonique, fondée sur l'iniquité, déchirée de luttes intestines, l'Etat recourt aux vieilles armes du brigandage primitif : le mensonge et la violence. Cette pure abstraction a cependant des appétits formidables, exige des peuples réduits en esclavage le tribut de leur argent et de leur sang sous la forme des impôts et du service militaire.

C'est que les prêtres du culte politique entendent vivre dans l'opulence et satisfaire des besoins multipliés par l'oisiveté, génératrice de vices et turpitudes. « Un homme d'Etat vertueux est une contradiction aussi flagrante qu'une prostituée chaste, un ivrogne sobre, ou un brigand pacifique » (Guerre et Révolution, Casuelle, pp. 31 et 44). « Les gouvernants sont toujours les plus mauvais, les plus insignifiants, cruels, immoraux et par dessus tout les plus hypocrites des hommes. Et ce n'est point là le fait du hasard, mais bien une règle générale, la condition absolue de l'existence du gouvernement » (Guerre et Révolution, Casuelle, pp. 31 et 44). Tolstoï les connaissait bien, lui qui par sa situation familiale et sociale fut appelé à vivre longtemps dans l'intimité de la classe dirigeante russe. Il ne croyait pas davantage à leur compétence : « Les hommes faillibles ne peuvent pas devenir infaillibles par ce seul fait qu'ils se réunissent en une assemblée à laquelle ils donnent le nom de Sénat ou quelqu'autre analogue » (Le Salut est en vous, pp. 205, 327). Les constitutions monarchiques, libérales ou démocratiques renforcent encore le despotisme d’antan par l'extrême dilution de la responsabilité et l'assurance d'une quasi impunité. « Dans l'ancien temps on accusait les tyrans des crimes commis ; tandis qu'aujourd'hui des forfaits impossibles sous les Nérons se commettent sans qu'on puisse en accuser personne » (Le Salut est en vous, pp. 205, 207).

Le parlementarisme moderne donne ainsi une apparence de légitimité aux fictions spoliatrices issues de la fourberie des oppresseurs coalisés. « L'esclavage contemporain est dû évidemment aux lois humaines sur la terre, sur les impôts, sur la propriété » (Les Rayons de l'aube, Stock, pp. 341, 357). « Les lois sont les règles instituées par les hommes qui dirigent la violence organisée » (Idem). « L'affranchissement des hommes n'est donc possible que par la destruction des gouvernements » (Idem). Mais, disent les défenseurs de l'Etat, si les gouvernements disparaissaient, la société serait bouleversée de fond en comble, détruite par le déchaînement des haines, des convoitises, des passions. « Le méchant dominerait le bon », affirment les tartufes de la politique et répète après eux la cohorte innombrable des naïfs. Or « ce ne sont pas les meilleurs mais les pires qui ont toujours été au pouvoir et qui y sont encore » (Le Salut est en vous, p. 255). Le renversement des institutions politiques et la suppression des lois avec tout l'appareil de leurs sanctions iniques et cruelles non seulement n'aggraveront pas le mal, mais le diminueront, puisqu'ils briseront entre les mains des méchants leurs armes les plus puissantes, le parlement et l'armée.

Sans conteste, une orthodoxie libertaire n'existe pas, ne peut pas exister. Cependant, au cours du XIXème siècle surtout, le classement de notions bien définies précisa un ensemble doctrinal appelé anarchisme. Les citations précédentes permettent d'y rattacher d'une manière catégorique la pensée tolstoïenne.

L'impuissance des gouvernements à faire régner l'ordre et la paix entre les individus comme entre les nations, la faillite de leur mission pour ainsi dire historique, l'énorme accumulation de leurs crimes et de leurs violences les condamnent sans appel, imposent la destruction des formes actuelles de la société établies sur et pour l'Etat. Un changement aussi radical dans l'organisation traditionnelle constitue une révolution. Le prophète des temps nouveaux l'annonça prochaine, terrible, sans la souhaiter telle ni la maudire.

Dès 1893, il écrivait : « Est-ce que nous pouvons, nous, à la veille de la guerre sociale effrayante et meurtrière, auprès de laquelle, comme disent ceux qui la préparent, les horreurs de 93 seront des enfantillages, est-ce que nous pouvons parler du danger hypothétique inventé par les gouvernants pour maintenir et augmenter leurs arguments? Il est douteux que n'importe quelle révolution puisse être plus funeste pour la grande masse du peuple que l'ordre, ou plutôt le désordre actuel, avec ses victimes habituelles du travail surhumain, de la misère, de l'ivrognerie, de la débauche, et avec toutes les horreurs de la guerre prochaine qui engloutira en une année plus de victimes que toutes les révolutions du siècle présent » (Le Salut est en vous, Perrin, pp. 273 et 368).

Malgré sa conviction de la révolte nécessaire, malgré sa sympathie avouée pour les révolutionnaires, Tolstoï n'approuvait pas l’activité des partisans de la rébellion armée, blâmait leur méthode regardée par lui comme illogique, impuissante et nuisible. Le mal profond dont souffre l'humanité provient de la violence organisée, systématisée, gouvernementale. Il ne peut être combattu par une identique violence révolutionnaire. L'axiome marxiste, « la force accoucheuse des sociétés », s’applique à la marche historique des groupes sociaux jusqu'à ce jour et pendant l'ère ancienne et longue de la domination brutale, autocratique, constitutionnelle ou républicaine. Il est périmé, inadéquat, inopérant pour l’avènement d'une ère nouvelle et prochaine de délivrance individuelle, d'association volontaire, d'assistance fraternelle, d'organisation libertaire.

Sans aucun doute, une révolution politique n'apporterait aucun changement dans le régime d'oppression impitoyable. « Si les prédictions de Marx s’accomplissaient, il n'en résulterait qu’un déplacement du despotisme. Actuellement ce sont les capitalistes qui dominent, mais, alors viendrait le tour des ouvriers et de leurs représentants... Marx se trompe lorsqu'il suppose que les capitaux privés passeront au gouvernement, et que ce gouvernement, qui représentera le peuple, les passera aux ouvriers. Le gouvernement ne représente pas le peuple, il est composé la plupart du temps d'éléments qui diffèrent peu des capitalistes... Aussi le gouvernement n'abandonnera-t-il jamais les capitaux aux ouvriers. Que le gouvernement prétende représenter le peuple, c'est une fiction, une imposture » (Journal intime des quinze dernières années de sa vie. Ed. Agence générale de librairie, pp. 277 et ss.). Les enseignements donnés par la révolution et l'Etat bolcheviste offrent à chacun la possibilité de décider qui, de Marx ou de Tolstoï avait raison.

Pas davantage, une révolution économique ne procurerait au prolétariat sa libération même par la suppression du patronat et du salariat. Les modes présents de la fabrication industrielle emprisonnent les ouvriers dans les usines, les rivent à la machine, les condamnent à la production intensive. Et cela continuerait après le triomphe de la « doctrine socialiste, qui considère la multiplication des besoins comme un indice de civilisation » (Conseils aux dirigés, Casuelle, pp. 6, 11, 13). En décrétant bienfaisante la fameuse « loi de la division du travail », l'économie politique officielle et aussi la dissidente consacrent l'incapacité de l'homme à se suffire par son propre labeur, suppriment l'artisan, enchaînent les esclaves volontaires ou inconscients du même métier à la barre commune de la grande manufacture. Or, « seul l'affranchissement de la terre peut améliorer le sort des ouvriers... (Conseils aux dirigés, Casuelle, pp. 6, 11, 13) et la possibilité de vivre sur la terre, de s'en nourrir par son travail, a été et restera toujours une des principales conditions de la vie indépendante et heureuse » (Idem). « L'affranchissement, le peuple russe ne peut l'atteindre que par l'abolition de la propriété foncière et par la reconnaissance de la terre comme bien national » (Le Grand Crime, Casuelle, pp. 44, 196).

Devant l'inanité du socialisme marxiste, il ne reste plus au chercheur affamé de vérité qu'à scruter la doctrine anarchiste pour en déterminer la valeur pratique.

En principe, Tolstoï se trouve en communauté d'idées avec Godwin, Proudhon, Bakounine, Kropotkine, Tucker et Stirner : « Tous les anarchistes, comme on nomme les propagateurs de cette doctrine, s'accordent pour répondre à la première question : pour détruire réellement l'autorité, il ne faut point recourir à la force, mais reconnaître tout d'abord son caractère inutile et nocif. A la deuxième question : - comment pourrait-on organiser une société sans gouvernement? - les anarchistes répondent diversement » (Le Grand Crime, Casuelle, pp. 44, 196). Les uns font appel à la raison, à un idéalisme supérieur ; croient, après la disparition de l'Etat établi par l'usurpation et maintenu par le mensonge, au triomphe de la vérité et des notions du bien commun, de la justice, du progrès. Les autres, nourris de conceptions matérialistes, laissent à l'intérêt individuel, délivré des contraintes extérieures, le soin de s'épanouir harmonieusement et de s'unir à d'autres suivant certaines affinités, pour fonder des groupements où le bonheur de tous serait fait du bonheur de chacun.

Tolstoï se croyait moins naïf et n'attribuait pas à des entités imaginaires le pouvoir de maintenir parmi les peuples la paix et la félicité sans l'intermédiaire d'une règle précise, inéluctable. « Tous les théoriciens anarchistes, hommes érudits et intelligents, depuis Bakounine et Proudhon jusqu'à Reclus, Max Stirner et Kropotkine, démontrent irréfutablement l’illogisme et la nocivité de l'Etat ; et cependant, dès qu'ils se mettent à parler de l'organisation sociale en dehors des lois humaines qu'ils nient, ils tombent dans le vague, la loquacité, l'éloquence, se lancent dans les conjectures les plus fantaisistes. Cela provient de ce que tous ces théoriciens anarchistes méconnaissent la loi divine commune à tous les hommes, puisqu'en dehors de la soumission à une seule et même loi, humaine ou divine, aucune société ne saurait exister. Il n'est possible de se libérer de la loi humaine que sous condition de la reconnaissance de la loi divine commune à tous » (La révolution. russe, Casuelle, 1907, pp. 89, 90).

Mais dans l'hypothèse où ce « Dieu » n’oserait pas une entité imaginaire dans le genre du « bien public », de la « justice », de « l'intérêt général », nous savons comment son apôtre lui refusait toute méchanceté ; lui déniait l'esprit de vengeance ; lui attribuait la suprême indulgence, qui interdit les jugements, les condamnations, les obligations, les sanctions et ne promulgue aucune loi, puisqu'une loi est par définition une violence. Par mégarde peut-être, en recréant Dieu à son image, Tolstoï le dépouilla de l'autorité, en fit un pur libertaire. Lui-même, à son corps défendant et à l'instar de Christ, de Bakounine, d'Elisée Reclus, de Kropotkine, fut un pauvre homme, un simple anarchiste.

Partisan de la révolte, convaincu de la nécessité et de l'imminence d'une révolution, comment Tolstoï remplit-il la mission pour laquelle il se sentait désigné?

Tout d'abord par la propagande acharnée contre l'emploi de la force matérielle envers l'adversaire, la diffusion verbale et écrite de la thèse de la non-résistance au mal : « Au lieu de comprendre qu'il est dit : ne t'oppose pas au mal ou à la violence par le mal ou la violence ; on comprend (et je crois même à dessein) : ne t'oppose pas au mal, c'est-à-dire sois-y indifférent. Or, lutter contre le mal est le seul but extérieur du christianisme, et le commandement sur la non-résistance au mal par le mal est donné comme le moyen le plus efficace de le combattre avec succès » (Conseils aux dirigés, Casuelle, p. 118). « C'est pourquoi, autant pour garantir plus sûrement la vie, la propriété, la liberté et le bonheur des hommes... nous acceptons de tout cœur le principe fondamental de la non-résistance » (Le Salut est en vous, Perrin, p. 8). Car « la pire des pertes c'est celle de vies humaines, douloureuse, inutile, irréparable » (Guerre et révolution, Casuelle, pp. 84, 92). Pourquoi vouloir réaliser l'idéal du bonheur humain par le meurtre? « La grande Révolution française a été l'enfant terrible qui, au milieu de l’enthousiasme de tout un peuple, devant la proclamation des grandes vérités révélées et devant l'impuissance de la violence, a exprimé, sous une forme candide, toute l’ineptie de la contradiction dans laquelle se débattait alors et se débat encore l'humanité : liberté, égalité, fraternité, ou la mort » (Guerre ou révolution, Casuelle, pp. 84, 92).

La façon la plus simple, la plus facile, la plus efficace d'anéantir le despotisme et l'Etat réside dans la non-participation à son fonctionnement. « Tout gouvernement sait comment, avec quoi se défendre contre les révolutionnaires ; aussi ne craint-il pas ses ennemis extérieurs. Mais que peut-il faire contre les hommes qui démontrent l’inutilité et même la nocivité de toute autorité, qui ne combattent pas le gouvernement, mais simplement l'ignorent, peuvent s'en passer et, par conséquent, refusent d'y participer » (Le Salut est en vous, Perrin, p. 224). Les véritables destructeurs de la tyrannie monarchique ou parlementaire seront ceux qui refuseront l'impôt et le service militaire, ne voteront pas, ne prêteront pas serment, n'iront pas en justice, Tolstoï fut officier d'artillerie, juge de paix, mais à cinquante-cinq ans, après sa conversion, refuse d'être juré. Sa femme paie les impôts à sa place.

Il serait vain de songer à bâtir un nouvel édifice social avant la transformation de la vie morale et matérielle de chacun, sans renoncer individuellement aux vanités de la gloire ct aux privilèges de la fortune. Qui prétend renouveler la face du monde doit commencer par réformer sa propre existence. Eternel précurseur, Rousseau fournit à son disciple russe le modèle d'une révolution domestique. Cet ancien apprenti graveur, au début de ses succès littéraires, sur le point d’être présenté au Roy de France et d'en recevoir une pension, fuit la Cour, vend ses habits brodés, choisit pour compagne une humble et ignorante servante d'auberge, prend le métier de copiste de musique, vit et meurt dans une médiocrité dédorée. Parti de plus haut, le boyard moscovite n'alla pas si loin. Cependant, tandis que le fier républicain genevois fréquentait exclusivement les palais des grands, l'anarchiste d'Isnaïa, vêtu en moujik, partageait la peine des paysans, labourait, moissonnait, fauchait et fanait en leur compagnie. Il voyait dans le travail manuel et le retour à la terre deux conditions indispensables de la rénovation humaine.

« Tout ce que je viens de dire peut être ramené à cette vérité simple, indiscutable et accessible à tous : pour que la bonne vie se généralise, il faut que les hommes soient bons. Quant au moyen de réaliser ce but, il n'en est qu'un : c'est que chacun de nous s'efforce à être bon » (Le Grand Crime, Casuelle, p. 225).

L’amour et la bonté : la théorie et la pratique de l'enseignement tolstoïen. Aimer même son ennemi, c'est-à-dire ne pas avoir d'ennemis, ne se connaître que des frères : heureux ou malheureux, sages ou égarés, ignorants ou éclairés. Etre bon, c'est-à-dire faire aux autres ce que vous voudriez qu'ils vous fissent, partager leurs joies, soulager leurs peines, les aider et les secourir.

Les écrits de Tolstoï respirent la bonté, l'amour, cette solidarité profonde qui unit les hommes sous les divergences apparentes. Son activité pédagogique en est imprégnée, et les documents publiés (Sur l'Instruction du Peuple et Articles pédagogiques, Tomes XIII et XIV des Œuvres complètes, Stock) sur l'école d'Isnaïa-Po­liana livrent de délicieux cantiques à la gloire de l'enfance. Pour bien instruire les jeunes, il faut les connaître, les laisser libres et surtout les aimer. Et l'instituteur improvisé appliquait la bonne méthode puisque durant la classe, les élèves s'accrochaient au dossier de sa chaise et, pendant les promenades, se disputaient sa main.

L'étude de la vie et de l'œuvre de Tolstoï laisse à celui qui l'entreprit un sentiment émouvant : celui d'avoir rencontré et aimé un grand écrivain, un puissant analyste, un apôtre inspiré, un sincère anarchiste, un homme.


- F. ELOSU