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TOTEM, TOTEMISME n. m.

Ce mot quelque peu barbare est, de nos jours, presque tombé en désuétude. Il n'éveille, en nous, que de très vagues idées et de vieilles images. Le visiteur d'une Exposition Coloniale jette, en passant, un regard amusé sur des poteaux naïvement sculptés où les têtes grimaçantes se superposent à des pyramides d'animaux. D'une polychromie brutale, ils se dressent, plantés de travers dans l'herbe, devant les portes des cases. Sait-on que ce sont là les emblèmes de la plus vieille religion que l'humanité ait conçue et pratiquée?

Le grand sociologue Freud a publié récemment une étude (Totem und Tabu) où il traite avec l'autorité qu'on lui reconnaît de la question du « Totémisme ».

Depuis quelque temps, en effet, les démopsychologues s'occupent beaucoup des origines du Totémisme. Il faut d'abord le définir.

Le Totémisme est une institution religieuse adoptée par les peuplades sauvages ou à demi sauvages de l'Australie, de la Polynésie et de l'Amérique du Nord, sans compter l'Inde et l'Afrique. Le mot « Totem » a été rapporté par Longsin en 1791, qui le trouva chez les Peaux-Rouges. Pourquoi les savants, aujourd'hui, s'intéressent-ils tant aux institutions sauvages du Totem? C'est assurément parce qu'ils espèrent en tirer profit pour l'étude de l'essence et de l'histoire de l'esprit humain. Mais voyons.

Les tribus des sauvages se divisent en clans dont chacun est nommé par son « Totem », qui est généralement un animal, comme l'éléphant, l'hippopotame, rarement par une force de la nature, comme l'eau, la pluie, le vent, etc...

Le Totem est considéré comme le progéniteur et le génie tutélaire de tous les hommes du clan ; c'est lui qui transmet les oracles. Quiconque tue ou détruit un Totem, ou mange de sa chair, reçoit une punition, mais automatiquement.

Mais, de temps en temps, dans certaines fêtes, les hommes du clan se livrent à des danses qui imitent les mouvements caractéristiques du Totem. Ces fêtes se terminent par l'immolation du Totem, dont tous les membres du clan mangent crus la chair, le sang et les os. Le crime collectif est ensuite réparé par des regrets et des pleurs publics. A ce deuil collectif succède une période de joie effrénée et d'orgies pendant laquelle tous les individus se croient sanctifiés par l'ingestion même de la chair du Totem, et autorisés à se permettre toute licence et à satisfaire tous leurs instincts.

Puis la vie reprend, normale, les instincts des sauvages étant contenus par l'habitude et par une discipline parfois sévère.

Le nouveau Totem redevient sacré : défense de le tuer ; défense aussi aux hommes du clan d'épouser une femme du même clan, car hommes et femmes se considèrent comme les enfants du Totem et comme ayant entre eux une parenté étroite qui défend le mariage et ordonne l'exogamie. L'homme qui transgresse cette loi est poursuivi et tué impitoyablement ; la femme, considérée comme incestueuse, est frappée à coups de pointe jusqu'à la mort.

La paternité du Totem est prise très au sérieux et ne permet pas l'inceste. Un homme du clan qui a pour Totem le « kangourou » épouse, par exemple, une femme du clan de Totem « hémou » ; elle a des fils qui sont tous « hémou », selon la loi « totémique » : aucun de ces fils ne pourra épouser une femme « hémou ». Celui qui a commis un inceste est puni par les hommes du clan. Celui auquel il arrive de tuer un Totem l'est automatiquement - nous l'avons dit - par une force mystérieuse emprisonnée en lui, car le Totem est « tabou », mot purement polynésien qui rappelle le mot « sucer » des Romains, le mot « aghios » des Grecs, le mot « kadosh » des Juifs.

Sans aller plus loin, retenons que le tabou (voir ce mot) représente l'interdiction d'un acte que chacun serait bien tenté d'accomplir. Mais une défense n'est pas absolument inviolable. Une courageuse rébellion peut vaincre la puissance du tabou ; alors, celui qui réussit devient « tabou » lui-même, c'est-à-dire sacré en lui-même et dangereux pour les autres. Et la pénitence que subit celui qui a violé une prescription tabouique est, on une renonciation à un bien ou une renonciation à une liberté, le tabou étant en somme une fonction. Mais c’est aussi la perception intérieure d'une condamnation pour la satisfaction d'un désir que, seul, et sans l'intervention des forces extérieures provenant de l’autorité de prêtres ou de chefs, on serait incapable de réprimer.

Mais on est loin d'être d'accord sur la complète signification du « totémisme ». Pour quelques-uns, l'institution totémique aurait été une espèce de société coopérative magique (la Cooperative magie, de Fraser) de production et de consommation. Tout clan, en ménageant son propre tabou, se serait donné la charge, en face d'un autre clan, de pourvoir à une large production d'un aliment déterminé. D'autres ont vu, dans l'animal « Totem », une des métamorphoses de l'âme humaine, etc...

Quant au tabou, c'est de toute évidence, une défense que, sans s'en rendre compte, se fait l'individu à lui-même, alors qu'il formule un désir. Ce conflit entre ces deux oppositions conférerait aux personnes et aux objets tabouiques ce caractère double, démoniaque qui, malgré la menace d'une peine, induit l'homme en tentation. De là naît inévitablement le sentiment de la faute dont la punition est constituée par le regret, le remords, le désespoir. C'est, clairement, le sentiment de la conscience naissante.

Freud, dans l'ouvrage que nous avons cité, donne une interprétation psychanalytique de l'institution totémique. Il se base sur la fable d'Œdipe dont il voit le crime réprouvé par les premiers sauvages ; il voit une concordance entre la mésaventure d'Œdipe et les deux préceptes tabouiques : ne pas tuer le Totem, père naturel du clan, et ne pas s'accoupler avec des femmes de même parenté,

Le totémisme est donc une étape dans la marche de la civilisation. Il faut y voir une institution sociale destinée à empêcher chez les sauvages, héritiers immédiats des peuples primitifs, la répétition du crime contre le père, la répétition du double aime d'Œdipe.

L'animal « Totem » est le père et le despote du clan, Freud continue à plonger son regard plus avant chez les hommes « prétotémiques », dans les ténèbres d’une époque, déjà vaguement explorée par Darwin, antérieure aux dieux et aux héros. Il serait périlleux de l'y suivre.


- J.-A. MAY