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TRADITION n. f. (du latin traditio, action de transmettre)

Idées, croyances, sentiments, façons d'agir et de se comporter peuvent se transmettre d’un individu à l'autre, comme aussi de génération en génération. La parole, l'écriture, l'art sous toutes ses formes, l'instruction et l'éducation, la contrainte exercée sur leurs membres par les collectivités, l'imitation inconsciente ou volontaire contribuent à cette transmission qui, bien comprise, permettrait à l'espèce humaine d'accroître indéfiniment ses richesses intellectuelles et son savoir-faire. Nul progrès ne serait possible, si chaque inventeur ne bénéficiait des découvertes faites par ses prédécesseurs, si chaque génération ne recevait un bagage déjà lourd des générations précédentes. Grâce à la tradition, « l'humanité peut être considérée comme un seul homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement ».

Mais cette mémoire collective est dépourvue du pouvoir créateur qui permet à notre espèce de dépasser sans cesse le présent ; elle se borne, comme la mémoire individuelle, d’enregistrer des faits ou des attitudes, sans intervenir pour les modifier. Si elle consacre les conquêtes de l’esprit, en le dispensant de recommencer constamment les mêmes opérations ou les mêmes actes, elle n'est pas le primitif artisan de ces conquêtes. Sans le contrepoids d'une volonté hardie et d'un continuel besoin de nouveauté, elle immobiliserait les peuples comme les individus dans une routine rapidement mortelle. Fort utile, indispensable même à titre de servante, elle sombre dans un automatisme irréfléchi, dans une banalité stupide et machinale, dès qu’elle règne en maîtresse. Essentiellement conservatrice par nature, la tradition vaut seulement comme tremplin pour des envols plus audacieux. Sous peine d'entraver fâcheusement la marche en avant de l’humanité, elle ne doit en aucune manière abolir l'esprit d'initiative et le goût de l'effort.

En aucun cas, la tradition ne saurait donc être érigée en suprême règle du savoir ou de l'action, ainsi que le prétendent de trop nombreux contemporains. Dépourvue des incomparables mérites, des mystérieuses vertus que lui accordent de pseudo-philosophes et des écrivains charlatans, elle a besoin d'être soumise au contrôle de l'expérience et de la raison. Une erreur ne se transforme point en vérité du fait qu'elle a cours depuis très longtemps ; une institution injuste, un préjugé inhumain ne cessent pas d'être condamnables en devenant millénaires. La valeur intrinsèque d'un acte ou d'une idée reste indépendante et de son lieu d'origine et de la date de naissance. Certaines pratiques barbares, en honneur chez les sauvages, remontent probablement à l'époque préhistorique ; et les plus cruelles habitudes des Hindous et des Chinois sont bien antérieures à l'ère chrétienne. Elles n'en sont pas moins absurdes et dangereuses, la répétition ne pouvant suffire à légitimer un acte inique en soi ou déraisonnable.

Les apologistes des anciennes coutumes, les thuriféraires patentés du bon vieux temps se bornent d'ailleurs, dans l'ensemble, à prôner la Tradition, avec la stupide ingénuité du dévot qui adore sans chercher à comprendre. A tout propos et hors de propos, ils répètent ce grand mot sonore dont ils seraient incapables de préciser la vraie signification. Quelques penseurs, s’appuyant sur les chimères de la théologie, ont voulu en faire le canal essentiel d'une primitive et divine révélation ; en parlant du traditionalisme, nous noterons l'échec complet de leur tentative. Du point de vue rationnel et scientifique, la tradition n'est qu'un instrument trop souvent infidèle qui permet à la pensée réfléchie de fixer, dans la mémoire collective d'un groupe, les résultats de ses investigations. En faire une divinité dont les oracles infaillibles tranchent toutes les difficultés, c'est méconnaître complètement et sa vraie nature et les étroites limites de ses possibilités.

Chez les catholiques, la tradition joue un rôle de premier ordre. Papes et conciles l'invoquent à l'appui de leurs dires, quand ils ne trouvent rien dans la Bible qui légitime leurs élucubrations. Elle renferme le dépôt de la révélation au même titre que les Livres Saints, assurent les théologiens de Rome. L'Evangile ne contient pas une phrase permettant de justifier la croyance à la virginité de Marie, à sa conception immaculée, à l'existence du purgatoire et à beaucoup d'autres dogmes ; mais une tradition remontant jusqu'aux apôtres servirait de base, paraît-il, à ces pieuses affirmations de la foi catholique. Et comme des érudits déclarent, avec preuves à l'appui, que les premiers chrétiens ignoraient totalement la plupart de ces dogmes, on parle d'une tradition purement orale, n'ayant laissé aucune trace écrite durant de très longs siècles. Moyen peu honnête mais fort commode d'esquiver les innombrables objections faites par les historiens sérieux. Avec une tradition aussi fuyante, aussi instable, le pape a beau jeu pour décréter n'importe quel dogme pouvant favoriser son prestige ou ses finances. Aux formules d'autorité le protestantisme a préféré le principe du libre examen et c'est aux seuls textes inspirés qu'il demande de nourrir sa foi.

Dans maintes loges, la tradition maçonnique est aussi l'objet d'un respect superstitieux. Cette tradition n'implique d'ailleurs aucune continuité au point de vue soit politique, soit anticlérical, soit philosophique. En France, la franc-maçonnerie s'est ralliée successivement à Napoléon Ier, à Louis XVIII et à Charles X, à Louis-Philippe, à la République de 1848, au second Empire, à la troisième République pendant le seul XIXème siècle. Son anticléricalisme ne date que des derniers lustres de ce même XIXème siècle ; il lui valut, à bon droit, de profondes sympathies de la part des esprits indépendants ; ce fut, pour cette association, une période glorieuse. Mais cet anticléricalisme disparut dès 1914 ; il faut la mauvaise foi des théologiens catholiques pour ne pas reconnaître que la franc-maçonnerie est aujourd'hui l'alliée des religions plus que leur ennemie. Joseph de Maistre, qui fut un haut dignitaire de la franc-maçonnerie au début du XIXème siècle, aurait sa place toute marquée dans certaines loges du XXème. Au point de vue philosophique, nous constatons de même de perpétuelles variations ; une vague religiosité, un spiritualisme assez imprécis, voilà ce que l'on retrouve le plus habituellement. Par contre, la tradition maçonnique transmet avec un soin jaloux les rites et les symboles qui intriguèrent si longtemps les profanes. Dans un groupement ne disposant ni d'un plan d'ensemble, ni d'un credo uniforme, formules et signes traditionnels ont, en effet, l'avantage d'assurer une certaine continuité.

Aussi bien à gauche qu'à droite, les aigrefins de la politique invoquent très volontiers la tradition. Nos radicaux parlent des jacobins et de 1793 ; ces avortons pourris, ces courtiers marrons du parlementarisme se donnent des allures de Conventionnels, afin de mieux tromper les gogos. Mais leur énergie ne s'exerce que contre les travailleurs ; à l'égard des banquiers, des généraux réactionnaires, des cléricaux influents, ils sont d'une platitude qui écœurerait un Robespierre. Ce ne sont pas des jacobins, ce sont des comédiens, et de mauvais comédiens seulement. Quant à la tradition royaliste, invoquée chaque jour par l'Action Française, elle inspire un insurmontable dégoût à quiconque étudie avec impartialité l'histoire des Capétiens. Des lubriques sanguinaires, des crétins orgueilleux, de véritables monstres au point de vue moral et humain, voilà ce que furent généralement les anciens rois. Et leurs modernes rejetons, héritiers des tares ancestrales, sont la proie d'instincts sadiques. Sous des habits rutilants ils cachent un corps usé par de précoces débauches, ou miné par les maladies que leur léguèrent de glorieux ancêtres. Aujourd'hui comme autrefois, la plupart des trônes sont occupés par de vrais fumiers ambulants. Ne soyons pas surpris qu'une tradition de ce genre soulève l'enthousiasme de Maurras et de Léon Daudet.

Pour comprendre à quels méfaits conduit le culte de la tradition, rappelons, en terminant, l'exemple de l'ancienne Chine. Totalement subordonné au sentiment de solidarité qui le rattachait à sa famille et à ses ancêtres, le Chinois rejetait comme sacrilèges toute innovation et tout progrès. Télégraphe, chemin de fer, etc... n'étaient que des inventions diaboliques puisque ses aïeux ne les connaissaient pas. La routine régnait sans contrepoids dans le Céleste Empire. Or, ces belles maximes ont valu au peuple chinois des malheurs et des souffrances qui le font plaindre par le reste du globe. Mais ceux qui prônent, chez nous, les bienfaits de la tradition oublient toujours de nous parler de la Chine.


- L. BARBEDETTE