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TRANSITOIRE (PERIODE)

Si une révolution prolétarienne insurrectionnelle avait lieu, aujourd'hui même, dans nos pays, et que toutes les autorités constituées fussent, par elle, anéanties, deviendrait-il pratiquement possible, par ce seul fait, d'instaurer sans délai, sur les ruines de l'ordre ancien, une organisation sociale communiste-anarchiste, c'est-à-dire une organisation viable, n'ayant recours, pour se maintenir, à aucune forme de contrainte - police, armée, gouvernement, ou autre - et dans laquelle, la propriété ayant été abolie, la consommation serait libre et gratuite, la production assurée, sans rémunération aucune, par le simple jeu des libres initiatives?

Répondre, sans ambiguïté ni réticences, par l'affirmative, c'est se prononcer nettement pour le communisme anarchiste révolutionnaire. Prétendre que les circonstances de la vie sociale actuelle, au triple point de vue des ressources économiques, de l'éducation des masses, et de l'état des mœurs, sont tellement peu en rapport avec les conditions, matérielles et morales, indispensables à un essai de ce genre, que l'on n'en saurait attendre d’autre résultat qu'un désordre inouï, rapidement suivi d'une répression sanglante, c'est reconnaître, en conformité des thèses socialistes communistes, qu'entre la phase insurrectionnelle, destructive, de la Révolution, et l'accomplissement intégral de son programme, il pourra être nécessaire de faire face aux exigences d'une « période transitoire », réglementée, dirigée, comportant des sanctions et des institutions de défense, pour la sauvegarde et l'extension des conquêtes révolutionnaires, en l'attente du jour où l'universalisation d'une vie sociale communiste, et le développement des consciences individuelles, ainsi que des habitudes collectives, auront rendu inutiles ces mesures.

La question est d'importance capitale. Au point de vue de la doctrine révolutionnaire, dans ses applications immédiates et pratiques, en elle réside la principale frontière qui sépare, dans le mouvement d’émancipation du prolétariat, les éléments anarchistes communistes des éléments socialistes, considérés dans leur ensemble, sans distinction de partis. Elle s'impose à l'attention de tous ceux qui, à un titre quelconque, ne se désintéressent ni de l'avenir social, ni même de ce que pourraient nous réserver, d'un instant à l'autre, désirés ou non, des événements décisifs. En effet, si de tels événements devaient, dans un temps prochain, se produire sans que, à défaut d'une solution unique, un accord fût intervenu, sur ce point, entre les diverses fractions révolutionnaires, les conséquences d'une pareille division pourraient être de la plus haute gravité, en causant, dès le début, au sein des forces insurrectionnelles, des compétitions sanglantes, pour le plus grand profit de l'ennemi commun.

Pour qu'une insurrection fût de nature à faire « table rase » du passé, et organiser, d'emblée, sans contrainte aucune, une société communiste anarchiste, il faudrait de toute nécessité : 1° Que le mouvement révolutionnaire n'eût pas été seulement national, mais mondial ; 2° Que dès la fin de l'insurrection, l'ordre nouveau, non seulement ne comptât plus d'ennemis d'aucune sorte, mais qu'il bénéficiât de l'adhésion quasi universelle du genre humain ; 3° Que les ressources alimentaires et, d'une façon générale, tout ce qui est nécessaire à l'existence d'une société moderne, fussent en quantité très supérieure aux exigences de la consommation ; 4° Que les citoyens de la nouvelle république, éduqués déjà selon des formules rationalistes et scientifiques, fussent exempts des instincts de domination, comme de servitude et de barbarie, qui, durant des millénaires, furent cause d'inégalité, de souffrance et de meurtres, dans l'histoire des précédentes générations.

Un concours aussi favorable de circonstances n'est pas impossible en soi. Mais il ne s'est encore jamais présenté, et il apparaît à échéance plutôt lointaine. Jusqu'à présent, les foyers d'insurrection sont demeurés localisés ; les révolutions victorieuses, alors même que leurs objectifs étaient incomparablement plus modestes ont eu à faire face à nombre de difficultés, notamment à vaincre par les armes la coalition des puissances demeurées fidèles au passé, comme ce fut le cas de la Révolution française, de la Révolution russe, de la Commune de Paris. Etant donné que le plus grand nombre des chances est, de nos jours, pour qu'il en soit encore de même, à la première occasion, la prudence comporte, sans qu'il soit imposé à l'avenir des directives absolues, de se prémunir contre ce qui a le plus de probabilité d'exister.

Un suffisant concours de circonstances n'étant pas encore réalisé, et la guerre civile éclatant néanmoins, quelle sera la tactique anarchiste communiste révolutionnaire pour demeurer, à la fois, conséquente avec elle-même, et en rapport avec les exigences de la situation ? Conscients de l'impossibilité matérielle de réaliser pleinement leur idéal, les anarchistes communistes révolutionnaires s'acharneront-ils à détruire, quand même, à l'encontre de toute logique, les barrières opposées par d'autres aux menées de la contre-révolution, sous prétexte que ces mesures, pourtant indispensables, sont incompatibles avec les données essentielles de leur philosophie abstraite ? S'abstiendront-ils, plus sagement, de s'immiscer dans les conflits violents, chaque fois qu'ils estimeront que ce qu'ils en pourraient retirer n'est pas en proportion de ce qu'ils y pourraient perdre? Ou bien, ce qui serait préférable encore, pratiqueront-ils, à l'égard de révolutionnaires plus réalistes, une tactique de soutien, en l'attente de conditions sociales plus en rapport avec leurs projets?

Il serait de la plus grande utilité d'être fixé sur la question de savoir si les espérances de liberté élargie, ou de bien-être accru, que comporte toute insurrection prolétarienne, même limitée dans ses possibilités immédiates, doivent être sacrifiés à des principes intangibles, fixés hors du temps et de l'espace , ou bien si, au contraire, les principes ne doivent pas être, en considération de la relativité des circonstances, d'utiliser, sans préjugé, en faveur du progrès humain, jour par jour, tout ce qui est susceptible de le favoriser?

La formule : « de chacun selon ses forces, à chacun selon ses besoins », est inspirée par de nobles sentiments. Du point de vue de la morale pure, on ne peut trouver mieux. Cependant si, comme il arrive fréquemment, une insurrection éclate dans une période de disette ct de troubles, alors que le rationnement s'imposerait, et que les usines devraient fournir à plein rendement, commettra-t-on l'irréparable imprudence de faire de cette formule la règle de la production et de la consommation ? Si, comme c'est, hélas, fort probable, les citoyens - ceux que nous voyons, en nombre excessif, se précipiter à l'assaut des voitures publiques, sans égard pour les femmes, les vieillards et les enfants - n'ont pas cette conscience de respecter d'eux-mêmes la règle temporaire ou rationnement, abandonnera-t-on au pillage des plus forts les stocks alimentaires, plutôt que de faire garder ceux-ci par des hommes en armes, sous prétexte qu'il ne faut pas user d'autorité? Le mouvement insurrectionnel demeurant localisé, et la Révolution trouvant en face d'elle, au lendemain de ses premières victoires, la Sainte-Alliance des nations demeurées soumises aux grandes sociétés financières, à l'Eglise, et aux états-majors impérialistes, abandonnera-t-on la lutte, en plein succès, s'exposera-t-on bénévolement au massacre et aux persécutions, plutôt que de résister militairement aux frontières? Et, si l'on prend le parti de se défendre militairement, ne découvrira-t-on pas alors qu'il serait vain, dans une guerre du XXème siècle, de recourir à des bandes de volontaires, sans cohésion ni directives sérieuses, et que le seul moyen de se défendre utilement est dans la constitution d'effectifs disciplinés, pourvus d'un matériel suffisant? Si l'on admet l'opportunité de tels recours, que devient la philosophie de l'action anarchiste? Si on ne la reconnait pas, quel sera le sort de la Révolution sociale?

L'argument dilatoire qui consiste à déclarer que nul n'étant capable de prophétiser, nul ne sachant quand et comment se déclenchera la prochaine révolution, il serait téméraire de tracer à son égard, dès à présent, un plan d'action quelconque, est un argument captieux, mais sans valeur positive. Prévoir n'est pas prophétiser, mais se mettre en garde contre la surprise d'événements possibles, dont la nature est connue, et dont rien ne permet de nier la réapparition, d’un jour à l'autre. Les faits révolutionnaires ne sont pas du domaine des constatations vagues, imprécises. L'histoire en foisonne. Certains se sont passés sous nos yeux, depuis moins de vingt ans, et qui comptent parmi les plus graves. Les conditions dans lesquelles ils se produisent, pour ne pas être identiques, ne sont pas tellement contradictoires, et mystérieuses, qu'il n'en soit pas fait état, au même titre que de n'importe quelle autre source d'expérience. Or, sans rien nier, à l’avance, de ce qui pourrait être, et en faisant la part de l'imprévu, il y a lieu, pour tout homme raisonnable, de prendre en considération, d'abord, l'enseignement de ce qui a été.

Se basant sur l’expérience acquise, il y a lieu de supposer que, si une insurrection communiste anarchiste se produisait, de nos jours, sur un point quelconque du globe, et si elle y obtenait la victoire sur les forces gouvernementales - ce qui n'est qu'une première étape de la Révolution, et peut-être la plus facile à réaliser - elle n'en serait pas moins, à bref délai, en présence de ce double dilemme : s'imposer à ses adversaires de l'extérieur, comme à ceux demeurés à l'intérieur, ou disparaître sous leurs coups ; instaurer la nouvelle société, avec toutes les mesures de défense appropriées à la situation, ou sombrer dans un désordre économique sans précédent.

Ma conclusion est la suivante : Une société communiste-anarchiste ne peut être le produit d'un hardi coup de main, jetant à bas quelques puissances despotiques. Elle ne peut être considérée, selon toute vraisemblance, que comme l'aboutissement lointain d'une évolution considérable des masses, au triple point de vue des mœurs, de l'intelligence, et du régime économique, évolution dont il n'appartient à personne de brûler à volonté les étapes, mais dont un certain nombre de secousses brutales, et des dispositions transitoires, sont susceptibles de favoriser la marche. Tant que cette évolution, coupée ou non par des catastrophes révolutionnaires, ne sera pas un fait accompli, le rôle des anarchistes qui ne voudront pas se mettre dans le cas d'être obligés de recourir aux méthodes du socialisme communiste, mais demeurer fidèles à leurs principes, sera nécessairement limité à la culture individuelle, et l'éducation, c'est-à-dire la lutte contre les superstitions et les préjugés, à la lumière du libre-examen, sans dogmatisme étroit. Ce rôle n'est pas dépourvu d'intérêt. Il n'est pas négligeable, en effet, que, dans le mouvement social actuel, qui semble devoir enliser dans le collectif toutes les initiatives hardies et les caractères d'exception, des hommes demeurent en marge des embrigadements, pour la sauvegarde des libertés non déraisonnables, grâce auxquelles a été édifié, dans le labeur des grands ouvriers de la pensée, tout ce qu'il est de bon et de beau dans le monde. ­


- Jean MARESTAN


TRANSITOIRE (PERIODE)

Dans l'étude que j'ai consacrée à la « Révolution Sociale » et, notamment, dans la partie de cette étude qui a pour objet d'examiner ce qu'on qualifie de « période transitoire » (pages 289-90-91), j'ai, par avance, répondu à l'article qui précède celui-ci. Je ne m'attarderai donc pas à opposer dans le détail ma conception de la dite période transitoire à celle de mon ami et collaborateur Jean Marestan.

Je me bornerai à quelques remarques et observations dans le but d'attirer l'attention du lecteur sur certains points d’importance.

Première observation. - L'article de Marestan débute ainsi : « Si une révolution prolétarienne insurrectionnelle avait lieu aujourd’hui même, dans notre pays, et que toutes les autorités constituées fussent, par elle, anéanties, deviendrait-il pratiquement possible, par ce seul fait, d'instaurer sans délai, sur les ruines de l'ordre ancien, une organisation sociale communiste anarchiste, c'est-à-dire une organisation viable, n'ayant recours, pour se maintenir, à aucune forme de contrainte - police, armée, gouvernement, ou autre - et dans laquelle, la propriété ayant été abolie, la consommation serait libre et gratuite, la production assurée sans rémunération aucune, par le simple jeu des initiatives? »

Etant donné que c'est à cette question et à la réponse qu'il sied de lui faire que l'article de Marestan est, quant au fond, d’un bout à l'autre, consacré, il convient, avant tout, de se demander si c'est bien dans ces termes que le problème doit être posé. Et, sans hésitation, j'affirme que les données du problème à résoudre étant totalement faussées, la solution du problème lui-même est fatalement condamnée à subir toutes les erreurs qui en sont la suite.

L'auteur du précédent article confond un peu légèrement un mouvement insurrectionnel victorieux avec ce que les Anarchistes entendent par la Révolution Sociale. Dans l'état actuel des choses, il se pourrait, à la rigueur - et encore!... - qu'une insurrection prolétarienne éclatât et renversât les Pouvoirs établis. Ce pourrait être le résultat d'un coup de force parti d'en bas et exécuté, par surprise, par le brusque soulèvement en masse des travailleurs. Il se pourrait même que, dans un élan magnifique et unanime de colère et de révolte, toutes les forces révolutionnaires se rassemblassent et missent en déroute la police, l'armée, tout l'appareil de résistance dont disposent les détenteurs de l'Etat capitaliste. Mais il est certain qu'une telle victoire ne saurait, « aujourd'hui même », c'est à dire en 1934, comporter l'anéantissement définitif des institutions sur lesquelles reposent le Capitalisme et l'Etat.

Le champ destructif de toute insurrection, je dirai même de toute révolution se limite nécessairement aux objectifs visés par les inspirateurs et acteurs d’un tel soulèvement ; on peut même affirmer, à la lueur de ce qui s'est passé partout et toujours, que ces objectifs ne sont que très rarement réalisés et que les conséquences immédiates d'une révolution insurrectionnelle (je me sers, ici, des termes employés par Marestan lui-même) restent toujours en deçà du but que se sont assigné les insurgés.

Or, il n'est pas douteux que, si l'on admet l’hypothèse dans laquelle se place Marestan : « Si une révolution prolétarienne insurrectionnelle avait lieu, aujourd'hui même, dans notre pays », une telle révolution n'aboutirait certainement pas à l'anéantissement des autorités constituées, parce que : d'une part, ces autorités ne sont pas encore suffisamment discréditées et disqualifiées, elles ne se sont pas assez avérées incapables et malfaisantes ; leur ruine morale (indispensable facteur de leur ruine matérielle) n'est pas encore poussée assez loin ; et parce que, d'autre part, l'état de division qui non seulement disperse mais encore oppose les diverses fractions du prolétariat voue celui-ci à un affaiblissement voisin de l'impuissance et, par suite, rend tout à fait inadmissible la supposition, à l'heure présente, d'une révolution triomphante.

Je signale donc, sans aller plus loin, la mortelle contradiction dans laquelle est tombé mon collaborateur et à laquelle, au demeurant, il lui était interdit d'échapper, emporté et en quelque sorte aveuglé par le désir qui le possède de justifier son point de vue. Cette contradiction est flagrante.

Elle consiste : d'un côté à bâtir tout l'échafaudage de sa thèse sur la possibilité d'une Révolution entraînant « l'anéantissement de toutes les autorités constituées » - relisez le texte que je cite plus haut et qui définit les termes mêmes du problème à résoudre - et, de l'autre côté, à se prévaloir de « l'insuffisance actuelle des ressources économiques, de l'inéducation des masses et de l'état des mœurs » pour en inférer que l'anéantissement de toutes les autorités constituées conduirait inévitablement à un désordre inouï, rapidement suivi d'une répression sanglante.

Eh bien! De deux choses l'une : ou bien il est exact que les ressources économiques sont insuffisantes, que les masses sont inéduquées et que l'état des mœurs ne cadre pas avec l'anéantissement des institutions politiques, économiques et morales qui régissent, à l’heure présente, la société et, dans ce cas, il faut abandonner, sous peine de choir dans l'invraisemblance, voire l'absurdité, l'hypothèse d'une révolution prolétarienne insurrectionnelle faisant table rase de toutes les clauses du contrat social en vigueur ; ou bien il faut prendre au sérieux cette hypothèse et, dans ce cas, il faut cesser d'invoquer l'insuffisance des ressources économiques, l'ignorance des masses et l'immoralité des foules, parce que l’anéantissement des autorités constituées présuppose, que dis-je, exige une moralité en voie de transformation avancée, une éducation des masses poussée jusqu'à la volonté de destruction totale des institutions établies et des possibilités de production surabondantes.

La contradiction que je souligne, dès le début, vicie la thèse que je combats et lui enlève toute valeur.

Hâter l'heure à laquelle les ressources économiques atteindront un niveau plus élevé, où les masses se seront haussées jusqu’à un degré culturel suffisant, où l'état des mœurs sera prêt à s'adapter à un milieu social libertaire : tel est, à mon sens, le travail auquel se doivent tous ceux et toutes celles qui ont en vue l'instauration d'une organisation communiste-anarchiste.

Ce labeur énorme c'est celui qui, ayant pour objet de saper, d'ébranler, de ruiner peu à peu la structure sociale présente, d’en assurer aussi promptement que faire se pourra, l'effondrement total et définitif et de préparer le plan et les matériaux d'une structure sociale basée sur l'entente libre, ce labeur gigantesque, c’est celui qui répond aux nécessités de la période transitoire ; mieux : c'est la période transitoire elle-même, et tout entière.

Je ne saurais trop le répéter (voir à l'article Révolution Sociale, les pages 2388 et suivantes) cette période transitoire ne suit pas la Révolution, elle la précède, elle l'enfante. C'est d'elle que sort la véritable Révolution Sociale, toutes les autres n'étant que des avortements.

Finira-t-on par comprendre et admettre cette vérité élémentaire?

Deuxième observation. - L'Humanité ayant, depuis des millénaires, vécu sous la férule des Maîtres qui, par la force ou la ruse, se sont imposés et qu'elle a eu la sottise et la lâcheté de subir, il est fatal que l'humanité se laisse, plus ou moins longtemps encore, aller à l'espoir qu'elle trouvera, demain, des Maîtres moins cruels, moins injustes et moins haïssables que ceux d'hier et d'aujourd'hui. Mais elle finira par ouvrir les yeux ; elle constatera que monarchie, république, fascisme, dictature, etc., sont des vocables qui s'appliquent à des formes constitutionnelles et gouvernementales variables, mais que ces divers pavillons, bien que porteurs d'étiquettes différentes, couvrent la même marchandise : oppression politique, exploitation économique, inégalité, injustice, rivalité, guerre.

Un jour viendra où, après avoir fait le jeu de tous les Partis qui se proclament prolétariens, après avoir porté au pouvoir les chefs de ces Partis, après leur avoir, en toute confiance, attribué la glorieuse mission de les affranchir et d'assurer leur bonheur, les masses laborieuses se rendront compte de l'erreur dans laquelle elles seront ainsi tombées. Elles constateront inévitablement que, capitaliste ou prolétarien, l'Etat et les institutions qui, forcément l'accompagnent, c'est toujours l'Etat, et que ce sont toujours ses institutions d’oppression, de domination, d'abrutissement, de répression, de gabegie et de servilité, corollaire fatal de tout gouvernement. Un jour viendra où les travailleurs s'apercevront que, si le troupeau qu'ils forment n'est plus tondu et dévoré par les Maîtres dont « la Révolution insurrectionnelle prolétarienne » les aura délivrés, ils n'en continuent pas moins à être le troupeau dont les nouveaux Maîtres persistent à tondre la laine et à manger la chair.

Ce jour viendra.

Anarchistes, nous en avons la certitude et notre clairvoyance en entrevoit, d'ores et déjà, l'aube. Anarchistes, nous avons la rude, ingrate, mais noble tâche d'abréger la durée de la nuit qui nous sépare encore de cette radieuse aurore. Résistances, lenteurs, difficultés, injures, persécutions, rien ne nous arrêtera dans l'accomplissement de cette tâche qui est précisément celle de la période transitoire. Aujourd’hui, cette tâche est exceptionnellement ardue ; elle cessera de l'être demain ; elle le sera de moins en moins, grâce aux événements de toute nature qui ne cessent de travailler pour nous, de confirmer l'exactitude de nos conceptions ; de faire pénétrer dans l'esprit des multitudes qui souffrent les convictions qui nous animent et les espoirs qui nous habitent ; grâce, enfin et surtout, à l'usure de tous les Partis politiques - socialistes et communistes compris - usure, c'est-à-dire discrédit et disqualification qui se poursuivent à un rythme de plus en plus accéléré.

Oui, un jour viendra... Ce qui veut dire qu'il n'est pas encore venu et que, conséquemment, c'est déplacer et fausser totalement les données du problème à résoudre, que de le poser connue le fait Marestan : « Si une révolution prolétarienne insurrectionnelle avait lieu aujourd’hui même, dans notre pays » ; et c'est, par surcroît, enlever tout caractère de vraisemblance à ce qui suit : « et que toutes les autorités constituées fussent, par elle, anéanties... »

Il serait cruel d'insister, et je passe à un autre ordre de considérations.

Troisième observation. - Dans le but de justifier la nécessité de ce qu'ils appellent « la période transitoire » les tenants de cette conception qui aboutit - ­ qu'on le veuille ou non - à l'établissement d'une Dictature, invoquent le besoin de défendre les conquêtes de la Révolution.

Examinons impartialement la valeur de ce point de vue.

Et, tout d'abord, de quelle Révolution s'agit-il? S'il s'agit d'une Révolution - même insurrectionnelle, même prolétarienne - ayant eu pour résultat de chasser du Pouvoir les représentants de la bourgeoisie pour installer, à leur place, ceux du prolétariat et d'exproprier la classe capitaliste des richesses qu'elle détient pour en transférer la propriété et la gestion souveraine à un Capitalisme d'Etat, il n'est pas douteux qu'un tel mouvement révolutionnaire n'a rien d'anarchiste et qu'il ne saurait avoir pour conséquence l'anéantissement de toutes les autorités constituées ; ce point admis (et nul, je pense, ne s'avisera de le contester), il est évident que, tout au contraire, une Révolution de ce genre, loin d'affaiblir le Capitalisme et l'Etat, aura pour effet de les consolider, ne fût-ce que par le rajeunissement dont ils bénéficieront.

Au lendemain d'une telle pseudo-Révolution, le sort du prolétariat se sera-t-il sensiblement amélioré? ­ En apparence, oui ; en réalité, non.

Dans sa remarquable étude sur la Révolution russe, mon excellent collaborateur Voline a dépeint, en termes saisissants, la situation du paysan et de l'ouvrier russe au nom de qui, cependant, sous le prétexte de défendre les conquêtes révolutionnaires et d'installer, en Russie, le communisme, le parti bolcheviste impose sa dictature, depuis près de dix-sept ans, à une population de cent soixante millions d'individus.

Voici ce que dit Voline (pages 2430 et 2431) :

« Puisque tout ce qui est indispensable pour le travail de l'homme - autrement dit tout ce qui est capital - appartient, en Russie actuelle, à l'Etat, il s'agit, dans ce pays, d'un Capitalisme d'Etat intégral. Le capitalisme d'Etat, tel est le système politique, économique, financier et social en U. R. S. S., avec toutes ses conséquences logiques dans le domaine moral, spirituel ou autre.

Pour le travailleur, l'essentiel de ce système est ceci : tout travailleur, quel qu'il soit, est, en fin de compte, un salarié de l'Etat. L'Etat est son unique patron. Si l'ouvrier ou le paysan rompt son contrat avec ce patron, il ne peut plus travailler nulle part. En conséquence, l'Etat-patron peut faire avec l'ouvrier tout ce qu'il veut. Et si, pour une raison quelconque, ce dernier est jeté dans la rue, il ne lui reste plus qu'à crever de faim, à moins qu'il ne « se débrouille » comme il peut. Ce n'est pas tout : le système veut que l'Etat-patron soit, en même temps, juge, geôlier et bourreau de tout citoyen, de tout travailleur. L'Etat lui fournit du travail ; l'Etat le paye ; l'Etat le surveille ; l'Etat l'emploie et le manie à sa fantaisie ; l'Etat l'éduque ; l'Etat le juge ; l'Etat le punit ; l'Etat l’emprisonne ; l'Etat le bannit ou l'exécute... Employeur, protecteur, surveillant, éducateur, juge, geôlier, bourreau ; tout, absolument tout dans la même personne : celle d'un Etat formidable, omniprésent, omnipotent.

Comme le lecteur le voit, ce système est bien celui d’un esclavage complet, absolu, du peuple laborieux ; esclavage physique, intellectuel et moral ».

Que reste-t-il, de nos jours, des fameuses conquêtes révolutionnaires que, par la soi-disant Dictature du Prolétariat, le Parti Communiste devait défendre et sauvegarder? Cette défense, ce maintien, ce salut des conquêtes de la Révolution d'octobre 1917, est, nous affirme-t-on, la seule justification et l'unique raison d'être du régime d'inégalable oppression qui, depuis sévit en Russie, régime qui, au dire de ses profiteurs, ne devait pas durer un jour de plus qu'il ne cesserait d'être absolument indispensable. Est-ce ainsi qu’on supprime le salariat, ce qui est l'abcd de toute révolution prolétarienne, et qu'on construit le communisme? Bref, est-ce de la sorte qu'on prétend conserver aux masses les avantages de la victoire révolutionnaire qui a couronné leurs efforts?...

Qu'on y réfléchisse ! Et on constatera que tous les gouvernements qui ont fait suite aux insurrections et révolutions populaires que, depuis cent cinquante ans, l'histoire a enregistrées ont tous, sans exception, proclamé qu'ils considéraient comme l'essentiel de leurs attributions la charge de défendre et de développer les progrès et conquêtes issus de ces insurrections et révolutions et que, en fait, leur action n'a été qu'une astucieuse et lente confiscation de ces conquêtes à leur exclusif profit et au détriment des masses peu à peu frustrées des fruits de leur victoire. Les exemples foisonnent, frappants et décisifs :

En 1789, c'est la Révolution française confisquée par la bourgeoisie succédant à la noblesse ; en 1870, c'est, après la capitulation de Sedan, la déchéance de l'Empire et la proclamation de la République, le régime des Thiers, des Mac-Mahon, des Opportunistes, des Radicaux, des Poincaré, des Tardieu, des Herriot, des Marquet et des Doumergue. En Allemagne, c'est la social-démocratie qui, succédant au Kaiser, conduit, par ses timidités et ses trahisons, à l'avènement triomphal de l'Hitlérisme. En Italie, après la prise des usines et leur occupation par les travailleurs, ce sont les défaillances et la veulerie des chefs socialistes qui déterminent la marche sur Rome et le triomphe du bourreau du peuple italien : l'odieux Mussolini. En Espagne, c'est après le mouvement magnifique de colère et de mépris qui a culbuté la monarchie et proclamé la République, la suppression des libertés démocratiques et l'étouffement, par une répression sauvage, des revendications les plus légitimes des travailleurs de l'usine et de la terre. En Autriche, ce sont encore les hésitations et les faiblesses de la social-démocratie qui ont ouvert la route à Dolfuss.

C'est en vain que, las d'être opprimés, bernés, trahis, exploités, les peuples s'insurgent. A peine sont-ils parvenus à renverser un trône, à balayer un régime de sang et de boue, que se présentent à eux les aventuriers de la politique. Ceux-ci, qu'ils soient de gauche ou de droite, leur affirment que les masses populaires sont incapables de se conduire et s'offrent à les diriger ; ils font le serment de se consacrer, avec autant de désintéressement que d'énergie à la réalisation de l'Idéal de bien-être et de liberté qui, dans tous les pays du monde, est inscrit dans le cœur des multitudes qui pâtissent de l'exploitation et de la domination dont elles sont victimes.

« Rassurez-vous, disent ces bons apôtres. Ce ne sera qu'un régime provisoire ; il durera tout juste le temps qu'il faudra pour abattre définitivement et réduire à l'impuissance les criminelles entreprises de ceux qui, à l'intérieur ou de l'extérieur, tenteraient de vous ravir le fruit de vos efforts et de vos sacrifices. Heureusement pour vous, nous sommes là, nous, les expérimentés, les compétents, les dévoués, les prévoyants. Fiez-vous à nous ; ne craignez rien ; nous répondons de tout! »... Et c'est la fameuse période transitoire qui commence.

Malheur aux masses laborieuses qui, dans leur ignorante crédulité, se laisseront prendre au piège que leur tendent ainsi les « perfides » et les « malins »! Je ne répéterai jamais trop, que, si la population insurgée ne réagit pas incontinent, si elle ne repousse pas sur l’heure de telles propositions, si elle permet la constitution d'un gouvernement provisoire de Défense révolutionnaire, si elle abandonne, ne fut-ce qu'un jour, la gérance de ses propres affaires et la direction de ses propres destinées, en un mot, si elle consent à se donner de nouveaux maîtres, cet acquiescement équivaudra à la confiscation par ceux-ci, dans un délai très bref, de toutes les conquêtes révolutionnaires.

Mais les anarchistes seront là pour mettre en garde le Monde du Travail contre de telles manœuvres, pour faire comprendre aux révolutionnaires que personne n'est autant qu'ils le sont eux-mêmes en état de veiller à la défense de la Révolution triomphante ; que, s'ils ont eu le courage et la force de mettre en déroute leurs adversaires quand ceux-ci avaient à leur service le Pouvoir et l'Argent, il ne leur sera pas impossible de briser toute tentative de retour offensif à laquelle, ne disposant plus des mêmes avantages, les contre-révolutionnaires se livreraient.

Les Anarchistes seront là pour s’opposer à la résurrection et même à la survivance, sous quelque forme que ce soit, des « Autorités que la Révolution aura anéanties ». Ils élèveront une digue infranchissable aux agissements intéressés des aspirants dictateurs. Sans perdre un jour, ils s'attelleront au travail de reconstruction nécessaire ; ils appelleront les travailleurs des champs et des villes à la constitution immédiate de leur organisation communale, régionale, nationale et internationale ; ils s'appuieront sur les syndicats pour assurer la production, sur les coopératives pour assurer la répartition entre tous des produits obtenus par l’effort de tous. Et la population tout entière étant appelée, dans ces conditions, à bénéficier des conquêtes de la Révolution, s'attachera tout de suite et si ardemment à la défense de ces conquêtes dont elle aura perçu d'une façon pratique et tangible les incomparables bienfaits, qu'elle saura sauvegarder ces conquêtes et, promptement, les mettre définitivement à l’abri de toute agression.

« Faisons nos affaires nous-mêmes ; ne confions à personne le soin de les faire pour nous », tel sera le mot d'ordre que les Anarchistes propageront et, donnant l’exemple, ils entraîneront avec eux les masses et couperont court à tout essai de gouvernement provisoire ou d'Etat prolétarien à qui incomberait la tâche d'assurer, en période transitoire, la défense des conquêtes révolutionnaires et l'édification de la nouvelle société.

Quatrième et dernière observation. - Tout est soumis aux lois inflexibles de l'évolution : les régimes et les civilisations, comme les organismes vivants. Ceux-­ci traversent trois phases : la naissance, le développement et la disparition, ou, si l'on préfère : la jeunesse, la maturité et la vieillesse. Quand un organisme vivant atteint le seuil de la vieillesse, il entre dans cette phase qu'on peut qualifier de période transitoire, puisque c'est au cours de celle-ci que, devenu vieux, l'organisme s'achemine, plus ou moins lentement mais d'une façon certaine, vers sa disparition-transformation.

La civilisation actuelle, c'est-à-dire le régime capitaliste et l'Etat qui a pour fonction de le protéger, de le maintenir (car, sans le Gendarme qui le défend, le Capitalisme serait sans force), la Civilisation actuelle, dis-je, a atteint son apogée ; on peut même affirmer qu'elle l'a dépassée ; elle est entrée dans le stade de la vieillesse, du déclin, de la décrépitude qui précède la mort et, par une pente fatale, l'y conduit inéluctablement.

Ce stade, c'est celui durant lequel, le Capitalisme et l'Etat (deux associés, deux complices) perdent, de jour en jour, la puissance et l'énergie acquises pendant la jeunesse et conservées durant la maturité. Cette période est ouverte ; c'est la véritable période transitoire. Nous y sommes en plein. Combien de temps durera celle-ci? Seul, l'avenir peut nous le dire. Mais nous avons la certitude que le milieu social engendré par l'Etat et le Capital porte au flanc, dès aujourd’hui, une blessure qui ne se fermera plus. Cette blessure est mortelle. Médecins et chirurgiens pourront prolonger plus ou moins l'existence du régime vieilli et infecté, mais celui-ci est incurable et lorsque la Révolution enfoncera le fer dans la plaie, le Capitalisme et l'Etat succomberont. La véritable révolution marquera la fin de la période transitoire et non le moment ou celle-ci s'ouvrira.


- Sébastien FAURE