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TRIPATOUILLAGE

Ce mot vient du néologisme tri­patouiller inventé et employé pour la première fois par E. Bergerat, dans une lettre parue au « Figaro » en 1877, à l'occasion des retouches que M. Porel, directeur de l'Odéon, voulait apporter au Capitaine Fracasse, pièce commandée à Bergerat d'après le roman de Th. Gautier. Il inventait le mot et pratiquait la chose ! ...

Par la suite, tripatouiller et tripatouillage sont pas­sés dans la langue. Ils sont le fait de « modifier par des additions, des retranchements, des remaniements faits contre le gré de l'auteur, une œuvre dramatique ou littéraire », et son résultat. C'est ainsi que le Nou­veau Larousse définit les deux mots auxquels il ajoute tripatouilleur − celui qui tripatouille, − et il les can­tonne dans l'argot du théâtre et de la littérature.

Depuis très longtemps, la langue française avait les mots patouiller et patrouiller, le premier signifiant : patauger, et le second : marcher, s'agiter dans de l'eau bourbeuse, manier malproprement. Par extension, et au figuré, on peut patouiller, patauger dans une œuvre dramatique ou littéraire, et patrouiller en en usant malproprement. Le tripatouillage serait un triple pa­touillage ou patrouillage. Il y a aussi dans le tripatouil­lage du tripotage, comme disait Flaubert, c'est-à-dire : « un mélange peu ragoûtant ». Une rectification à ap­porter au Nouveau Larousse est celle-ci : il y a non moins tripatouillage quand l'opération s'effectue avec l'assentiment de l'auteur, alors qu'il a donné à son œuvre un aspect définitif en la publiant. L'auteur laisse alors patouiller et patrouiller dans son domaine.

Nous avons vu au mot plagiat les rapports étroits qui existent entre cette industrie et le tripatouillage, parmi les supercheries littéraires, Des rapports sem­blables unissent le tripatouillage et le vandalisme (voir ce mot). Quand celui-ci ne détruit pas l'objet qu'il attaque, quand il se borne à le mutiler, à le déformer, il est du tripatouillage, celui qui s'exerce en particulier sur les œuvres d'art. Le tripatouillage est plus odieux que le vandalisme. Flaubert disait: « Supprimez, d'ac­cord, mais ne corrigez pas ; dans la suppression com­plète vous obéissez à la force matérielle, mais en cor­rigeant vous êtes complice ». Et il ajoutait: « les ico­noclastes sont pires que les barbares » ; les iconoclastes, en brisant les images, corrigeaient le temple, les barbares le détruisaient. La censure est à la fois du vandalisme et du tripatouillage parce qu'elle détruit, interdit ou corrige (voir vandalisme).

La simple contrefaçon artistique et littéraire, qui fait crier si fort les auteurs et les éditeurs parce qu'elle les atteint davantage dans leurs intérêts commerciaux, n'a rien de commun avec le tripatouillage et le vanda­lisme quand elle laisse intactes la pensée et l'œuvre de l'auteur. Elle n'est plus qu'une question de propriété relevant des tribunaux, mais totalement indifférente au point de vue de l'art et de la littérature. Les amateurs n'hésiteront pas à préférer une des éditions originales de Madame Bovary et de Salammbô contrefaites en Allemagne et présentées sur du beau papier, dans un texte scrupuleusement exact, aux éditions sur papier d'épicier dont l'impression est illisible, et aux éditions de luxe, dites « d'art » où l'on s'est permis d' « illus­trer » les œuvres de Flaubert contre sa volonté formelle­ment exprimée, comme nous le verrons. Si peu scrupu­1eux qu'ait été l'éditeur « braconnier », à l'égard de l'éditeur « légitime », il l'a été au moins autant que lui à l'égard de ces œuvres et de leur auteur, et c'est la seule chose qui intéresse les amateurs d'art et de litté­rature.

Dans un monde qui aurait le respect de l'individu et de sa pensée, le tripatouillage serait impossible. Dans la société appelée « civilisée », basée sur les violences et les falsifications du puffisme, le tripatouillage s'est développé au point de devenir l'industrie littéraire la plus honorée et la plus profitable. Qu'un écrivain pro­duise un chef-d'œuvre ; s'il est pauvre et n'est pas intrigant, il restera ignoré, dédaigné, et mourra sur un grabat. Qu'un tripatouilleur arrive et s'empare du chef­ d’œuvre ; après l'avoir dépiauté, déchiqueté, vidé de toute substance, pensée et style, et l'avoir réduit à l'état de guano de librairie et de cinéma, il s'en fera une re­nommée universelle et une fortune. Son tripatouillage lui rapportera des millions, lui fera grimper tous les étages de la Légion d'honneur, lui ouvrira toutes les portes académiques que ne franchirent jamais les Molière, Balzac, Stendhal, Flaubert, Zola, Goncourt, Mir­beau et Courteline, pour ne citer que les écrivains prin­cipaux sur lesquels les Thénardiers tripatouilleurs exer­cent leur malpropre industrie. Ils ne se contentent pas de faire les poches des morts ; ils s'acharnent sur ce qu'ils ont laissé le plus vivant : leur œuvre, pour la rendre idiote ou ridicule.

Flaubert a souverainement et définitivement jugé les tripatouilleurs, bien que de son temps leurs dégâts étaient encore assez limités. Le cinéma, qui est dans la guerre à l'intelligence humaine ce que les gaz asphy­xiants sont dans la guerre à la vie organique, n'avait pas encore été inventé. Qu'aurait dit Flaubert s'il avait pu voir les innommables ratatouilles que deviendraient ses œuvres à ce cinéma ? Quelle douleur aurait été la sienne s'il avait pu savoir que cela se ferait avec l'as­sentiment, la complicité de ses héritiers, de ceux que son affection et sa confiance avaient constitués les gar­diens et les défenseurs de son œuvre et de sa pensée ? .. Mais, par anticipation, il a cloué tout ce monde au pilori. Ils peuvent, après cela, user de toute leur sub­tilité pour défendre la « liberté d'adaptation », la faire confondre avec la liberté de la presse pour faire ad­mettre la liberté du tripatouillage et ce qu'ils appellent le « droit moral » qu'ils auraient de piller autrui. La liberté et le droit du tripatouillage ne sont, comme la liberté et le droit du plagiat, que ceux de l'escopette braquée dans le domaine théâtral et littéraire, comme à la Bourse, dans le maquis des affaires, et au Parle­ment, dans les égouts de la politique.

En 1857, lorsqu'on voulut tirer une pièce de Madame Bovary, Flaubert s'y opposa formellement. Le 23 jan­vier 1858, dans une lettre à Mlle de Chantepie, il écrivit ceci : « ... On voulait faire une pièce avec la Bovary. La Porte Saint-Martin m'offrait des conditions extrême­ment avantageuses, pécuniairement parlant. Il s'agis­sait de donner mon titre seulement et je touchais la moitié des droits d'auteur. On eût fait bâcler la chose par un faiseur en renom, Dennery ou quelqu’autre. Mais ce tripotage d'art et d'écus m'a semblé peu con­venable. J'ai tout refusé net et je suis rentré dans ma tanière. Quand je ferai du théâtre, j'y entrerai par la grande porte, autrement non ... »,

Au sujet de « l'illustration de ses œuvres », Flau­bert n'était pas moins catégorique. Il écrivait, le 10 juin 1862, à Jules Duplan : « .,.Quant aux illustrations, m'offrirait-on cent mille francs, je te jure qu'il n'en paraîtra PAS UNE. Ainsi, il est inutile de revenir là­ dessus. Cette idée seule me fait entrer en « phrénésie ». Je trouve cela stupide, surtout à propos de Carthage. Jamais ! Jamais ! Plutôt rengainer le manuscrit défini­tivement au fond de mon tiroir ... La persistance que Lévy met à demander des illustrations me f ... dans une fureur impossible à décrire. Ah ! qu'on me te montre, le coco qui fera le portrait d'Hannibal, et le dessin d'un fauteuil carthaginois ! il me rendra grand ser­vice. Ce n'était guère la peine d'employer tant d'art à laisser tout dans le vague pour qu'un pignouf vienne démolir mon rêve par sa précision inepte ... »,

Deux jours après, Flaubert ajoutait dans une lettre à Ernest Duplan, frère du précédent : « Jamais, moi vivant, on ne m’illustrera, parce que : la plus belle description littéraire est dévorée par le plus piètre dessin. Une femme dessinée ressemble à une femme, voilà tout… Tandis qu'une femme écrite fait rêver à mille femmes. Donc, ceci étant une question d'esthétique, je refuse formellement toute espèce d'illustration ».

En 1879, il écrivait encore non moins catégorique­ment à G. Charpentier: « Toute illustration en général m'exaspère, à plus forte raison quand il s'agit de mes œuvres - et de mon vivant, on n'en fera pas. Dixi ».

Mais Flaubert est mort et, depuis, le « coco » et le « pignouf » sont venus. Non seulement ils ont fait le portrait d'Hannibal et le dessin d'un fauteuil cartha­ginois, mais des spécialistes du « sex-appeal » ont joué et représenté Emma Bovary et Salammbô au théâtre, au cinéma, et, en librairie, Flaubert a été « illustré» de toutes les façons. A côté, des compères se sont trou­vés pour dire que le « coco » et le « pignouf » avaient « servi très utilement et très largement Flaubert » !...

Enfin, Flaubert a donné encore plus de précision à sa pensée contre tous les tripatouillages lorsqu'il a écrit ceci à M. Charles Edmond, en juin 1867 : « Ah! que j'ai raison de ne pas écrire dans les journaux et quelles funestes boutiques ! La manie qu'ils ont de corriger les manuscrits qu'on leur apporte finit par donner à toutes les œuvres la même absence d'originalité ... Du moment que vous offrez une œuvre, si vous n'êtes pas un coquin, c'est que vous la trouvez bonne. Vous avez dû faire tous vos efforts, y mettre toute votre âme. Un livre est un organisme compliqué. Or, toute amputation, tout changement pratiqué par un tiers, le dénature. Il pourra être moins mauvais, n'importe, ce ne sera plus LUI ».

Ces textes de Flaubert, sur lesquels. il n'est pas pos­sible d'équivoquer, sont sans appel aux yeux de tout artiste véritablement digne de ce nom. Mais pour être un artiste véritable, il faut comprendre Flaubert lors­ qu'il écrivait encore ceci : « Si la littérature moderne était seulement morale, elle deviendrait forte ; avec de la moralité disparaîtraient le plagiat, le pastiche, l'igno­rance, les prétentions exorbitantes ; la critique serait utile et l'art naïf, puisque ce serait alors un besoin et non une spéculation ».

Flaubert était fixé sur la « moralité » des tripatouil­leurs, mais il ne pouvait savoir jusqu'où irait « l'immoralité » de ceux qui s'attaqueraient à lui. En 1906, Madame Bovary était mise en pièce - ou plutôt en pièces - par un nommé Busnach et jouée au théâtre de Rouen. Ce fut un « four noir ». Le tripatouilleur n'eût même pas l'excuse de la recette. Dès 1916, on tri­patouillait Salammbô pour le cinéma, et de quelle fa­çon !... On y voyait le mariage de Matho et de Salammbô ... tout simplement ! Attendons-nous à voir sortir, un jour ou l'autre, une Fille de Salammbô ! Madame Bovary, d'abord tripatouillée en Amérique, l'a été en­ suite en France. L'Education Sentimentale, Un Cœur simple, Saint Julien l'ont été aussi. Saint Antoine sera un morceau plus difficile, mais les « cinéastes » ne re­culent devant rien. Le « pignouf », un de ces jours, « supervisionnera » Saint Antoine et surtout son cochon.

L'infamie du tripatouillage est ainsi marquée défini­tivement. Malgré ce, il trouve toutes les complicités au près des pouvoirs publics, dans la presse, dans le pu­blic, et même dans la Société des Gens de Lettres qui consacre ainsi l'indignité de tant de ses membres. En soutenant les intérêts des tripatouilleurs, cette Société résigne toute conscience artistique. A côté, les minis­tres les « honorent » en les décorant, les tribunaux met­tent au service de leurs abus appelés des « droits » les sanctions de la loi, la presse leur fait une charlatanes­que publicité, et le public, de plus en plus idiotifié, se tait, indifférent quand il n’est pas admiratif, devant des mœurs de foire d'empoigne. Parmi les « gens de lettres », dans la presse, le tripatouilleur n'en est pas moins, et plus que quiconque, le « cher confrère» dont on vantera la « probité professionnelle », dont on louan­gera « le talent sérieux, l'art personnel, la haute cons­cience ennemie des compromissions, etc ... ». On lira parfois, dans un coin de journal, la protestation très mesurée, presque apeurée, de quelqu'un trouvant que le « cher confrère» va « un peu trop fort ». On dira que cette protestation a été inspirée par l'envie, et elle sera d'ailleurs noyée dans le flot publicitaire qui rem­plit le journal.

Il a fallu le cinéma pour que le banditisme du tri­patouillage trouvât définitivement, dans la presse, une complicité n'ayant plus de retenue. Le cinéma paie bien. Son industrie possède plus que nulle autre « l'argument irrésistible » cher à Basile ; or, la presse est de plus en plus vénale. S'il est, dans une salle de cinéma, quelques « grincheux» qui sifflent, ils sont, dans des journaux, traités de « snobs », de « chahuteurs », de saboteurs de la liberté d'autrui, de l'art, des entreprises de specta­cles « qu'il faut considérer comme de simples pertur­bateurs, et expulser avec énergie », M. Jean Chatai­gner a écrit cela dans le Journal, et l'Œuvre l'a trouvé si bien qu'elle a été « heureuse» de le reproduire dans son numéro du 21 février 1930 !

Le tripatouillage est devenu une référence académi­que. L'Académie Française refuserait ses « prix de vertu », (quelques cents francs), il une « fille-mère » trompée et abandonnée qui s'exténuerait au travail pour faire vivre et élever son enfant ; mais elle a donné le « Grand Prix Gobert », (10.000 francs), à un personnage dont une Histoire de l'Art n'est composée que d'une série de tripatouillages, et elle patronne le dit person­nage pour une élection académique ! Il est vrai que lorsqu'on a vu l'élection d'un fabricant de canons à l'Académie des Sciences morales (sic) et politiques, on peut tout voir en fait d'insanité académique.

L'histoire des tripatouillages éventés remplirait toute une bibliothèque. Bornons-nous à les voir sommaire­ment dans leurs principaux domaines.

Les religions, d'où sont venues aux hommes les exemples de toutes les sophistications, ont été bâties sur des tripatouillages sans nombre pour faire accepter leurs dogmes. Les premiers livres religieux ont été des tri­patouillages des légendes orales primitives, et ceux qui les ont suivie des tri­patouillages de ces premiers. Les védas, le Zend-Avesta, puis la Bible avec ses deux Tes­taments, et toutes les farceries canoniques, ont été composés de cette façon, par toute une série de supercheries, de maquillages, d'interpolations, comme celles qui ont servi à fabriquer les lettres d'un prétendu Ignace d'An­tioche. Le tripatouillage des Antiquités judaïques de Josèphe, fut une des premières besognes de l'apologéti­que chrétienne. Les apocryphes, bien que rejetés offi­ciellement par l'Eglise, n'en ont pas moins servi à faire croire à la virginité de Marie, qui fut mère de sept enfants, d'après l'évangéliste Marc. Des interprétations tendancieuses ont imposé le célibat des prêtres et fait obligation aux fidèles d'entretenir le clergé, etc..., etc… Le tripatouillage religieux le plus éhonté a été, à notre époque, celui du commandement disant :

« Homicide point ne seras,

De tait, ni volontairement »,

pour faire marcher les consciences catholiques dans la Guerre de 1914.

En marge des tripatouilleurs canonistes, l'Eglise inspira toujours toute une organisation de clercs ou de pieux laïques, depuis la haute et puissante administration de l'Index jusqu'aux plus ignorantins des frater de l'école privée, qui prohibent, expurgent, tripotent tous les textes. On a ainsi, à l'usage de l'enseignement et à toutes ses échelles, les tripatouillages les plus gros­siers et les plus savants. Les auteurs classiques sont « corrigés » par des « moralistes » préposés à la conser­vation des bonnes mœurs et des Ames pures qui fleu­rissent dans les séminaires, les maisons d’éducation, les œuvres catholiques. Le modèle de ces tripatouillages est celui des Plaideurs, de Racine, par un nommé Hervo, que nous avons signalé dans l'Ecole Emancipée du 15 avril 1922, mais qui n'a ému personne. Des abbés Lemire font feu des quatre fers, à la Chambre des Députés, des journalistes « bien pensants » sont pris de convulsions, devant un Bourueville ou un Bouillot qui, ridiculement, auront supprimé le mot : Dieu dans une fable de La Fontaine ou dans des vers de M. Francis Jammes. Le pal et les petits bouts de bois enfoncés dans les « oreilles » seraient des supplices trop doux pour ces « cambrioleurs de nos richesses littéraires », ces « bêtes malfaisantes qui osent porter sur les chefs­ d'œuvre leurs mains impies », etc ... M. Jammes fait condamner Bouillot, mais il se tait, comme tous les cafards de sa suite, devant le cas Hervo ! Il se tait, comme tous ces journalistes-pa.triotes, qui ont marché derrière M. J, de Bonnefon pour dénoncer un prétendu « massacre » de Molière, en Allemagne, et restent muets comme des carpes devant l’authentique assassinat de Racine per­pétré par le sieur Hervo et dédié à ses fils « futurs vo­lontaires », sans doute pour la défense de Racine ... contre les Allemands ! Ces farceurs ne disent rien non plus lorsque, dans des Morceaux choisis de littérature, un Lebaigue corrige André Chénier en faisant dire à la Jeune Captive:

« Pour moi Palès encore a des asiles verts

L'avenir du bonheur... »

au lieu de : « Les amours des baisers… » au second vers.

Tout y passe dans les tri­patouillages moraux et pieux ; les lettres d'un Arthur Rimbaud indignement truquées pour faire de ce libertaire incorrigible un monsieur bien pensant, comme les Contes de Perrault ! ...

A la bibliothèque d'un lycée de jeunes filles, lycée de l'Etat s'il vous plait, et laïque dans la mesure où la laïcité n'est plus considérée comme un attentat à la pudeur des jeunes pucelles bourgeoises, on trouve Pos­session du. Monde, de G, Duhamel, dont huit pages ont été enlevées au commencement du livre et remplacées par des approximations administratives !... On a inter­calé dans l'Oiseau, de Michelet, des pages de l'Histoire Naturelle de Buffon !... A la façon de Faguet compo­sant un Musset des familles, on châtre les poètes, on en fait des eunuques de tout repos au près des vertus fragiles. Un M. Formey a fait de l'Emile de Rousseau un Emile chrétien « consacré à l'utilité publique » !... Il n'est pas jusqu'à Mme Hanau, dont le patriotisme financier collabore avec de vieux messieurs de la « Société d'encouragement au Bien » (sic) dans la pratique de la filouterie boursicotière, qui ne tripatouille la Ballade Solness, de L. Tailhade. La chanson, vive et gaillarde, est encore moins épargnée. Nous ne savons si on a « arrangé » le C ... de ma Blonde et Monsieur Dupanloup pour les séminaristes et les Enfants de­ Marie, mais on a corrigé même l’innocent Cadet-Rous­selle. Les petits enfants de France ne doivent pas chan­ter au couplet des trois chevaux :

« ... Et quand il va voir sa maîtresse,

Il les met tous les trois en tresse ... »

Ce serait aussi indécent que le : « ils ont pissé par­tout ! », pudiquement supprimé par M. Hervo, dans Les Plaideurs. Ils doivent chanter :

« Pourtant parfois avec adresse,

Il les met tous les trois en tresse » !...

Si le « poète-arrangeur » avait eu l'adresse de mettre aussi dans son premier vers un « mais » et un « cepen­dant », ce serait tout à fait admirable.

A côté de ces tripatouillages par les pattes sales de Tartufe et de sa séquelle, il y a ceux de la politique et de la diplomatie au service de la Raison d'Etat. Ce sont les tripatouillages historiques, œuvre de tous les partis dans le plutarquisme (voir ce mot). Les tripa­touillages patriotiques ont été particulièrement nom­breux pou ramener et faire durer la Guerre de 1914. J. de Pierrefeu les a dénoncés dans ses ouvrages. D'autres ont raconté les criminelles falsifications des docu­ments diplomatiques de chaque belligérant, et les stupé­fiants autant que grotesques exploits de la censure de guerre.

Enfin, les tripatouillages de textes les plus nombreux et les plus courants sont, aujourd'hui, ceux de la presse. Il n'est aucune information de journal, dans le monde entier, qui n'ait été préalablement mise au point, c'est-à­-dire tripatouillée pour tromper le lecteur suivant les intérêts les plus divers des maîtres du monde et de leur valetaille gouvernementale et publicitaire. Il n'est pas un journal qui ne soit une boutique de tripatouil­lage au service du « mensonge immanent » qui règne sur la société (voir Vénalité).

Un autre aspect du tripatouillage est celui de la lan­gue. Il se rattache par ses intentions malveillantes au précédent. Nous avons vu, au mot néologisme, avec quelle virtuosité, et dans quels buts équivoques voisins de la filouterie, il est pratiqué dans les différents mon­des des affaires, de la politique, du théâtre, de la presse, par les administrations privées et publiques ou par l'Académie elle-même. Celle-ci a consommé le tri­patouillage de la langue française lorsque, se souve­nant que, depuis deux cent cinquante ans, elle avait pour mission de donner une Grammaire officielle à cette langue, elle eut l'idée saugrenue de remplir cette mission. (Voir Grammaire.) Mais le cinéma « parlant » a élevé le tripatouillage de la langue à des hauteurs himalayennes. Il a produit entre autres un « A très bientôt ! » qui eût mérité d'être mis en flacons par M. Coty. Là, le « pignouf » pataugeant à pleines bottes dans son marécage, « morvant dans sa soupe » (Rabelais), et « patrouillant dans ses crottes » (Scarron), « refait » les textes des malheureux auteurs qu'il entraîne, Mélusine de l'égout, dans le bourbier de la « supervision » et dans les cochonneries du « sex-appeal ». Ces messieurs « refont » les textes des morts, qui n'en peuvent mais, comme les vivants qui les laissent faire. Hugo, Balzac, Stendhal, Flaubert, Zola, Courteline, J. Renard, qui savaient quelque peu écrire, sont « corri­gés » par les « rataconeurs de bobelins » et les « lèche­-casse » opérant au cinéma. « Henaurme ! », aurait dit Flaubert. Le public qui n'a jamais appris à bien parler ou a pris l'habitude de mal parler, ne dit rien ; il est à son aise et croit que les Hugo, Balzac, Stendhal, Flaubert, Zola, Courteline, J. Renard ont écrit comme ça !...

Il y a encore les formes innombrables du tripatouillage dramatique et littéraire, formes moins brutales, moins cyniques qu'au cinéma, assez « comme il faut » pour conduire à l'Académie. Jadis Marmontel et Colar­deau refaisaient Venceslas de Rotrou. Saint Foix arran­geait l’Iphigénie de Racine pour la Comédie Française. De nos jours Lorenzaccio a été tripatouillé pour la même Comédie, et Britannicus a été émondé par cette Comédie pour ne pas choquer les oreilles délicates de M. Mussolini !... A l'Odéon, on a joué Clavigo, de Gœthe, complété d'une scène qui n'était pas de lui mais a été, de l'avis de M. E. Sée, « le plus dramatique, le plus pathétique moment de la soirée », si bien que celle-ci, « fort honorable pour Gœthe » a été « tout à l'honneur de ses adaptateurs » ! Qu’est-il resté alors pour Gœthe dans tant d' « honneur » ?... Un M. de Noussanne à refait les Polichinelles de Becque avec un tel mépris, que cet auteur n'est plus bon à prendre, même avec des pincettes !... M. Léo Sachs a « arrangé » les Burgraves en aggravant son tripatouillage d'une musique à sa façon !... Les Mystères de Paris et le Juif errant ont subi un double tripatouillage, d'abord pour le cinéma, ensuite sous forme de nouveaux romans fabriqués d'après le cinéma ! Dans le Juif errant, les Jésuites sont devenus les Ardents qui n'ont plus rien de commun avec la confrérie de Rodin !... Le tripatouilleur des Mystères de Paris a été fait chevalier de la Légion d'honneur ! On lui devait bien ça.

Les repopulateurs s'en mêlent, L'un d'eux a refait l'Hymne aux morts de V. Hugo en commençant ainsi :

« Ceux qui pieusement PROCRÉENT pour la Patrie ... »

Les traducteurs (traduttoretraditore) ont été de tout temps des tripatouilleurs plus ou moins incons­cients. Les auteurs russes se sont vus particulièrement favorisés lorsque la horde s'est jetée sur eux, à l'occa­sion du snobisme moscovite qui s'est manifesté il y a cinquante ans. Il n'est pas d'auteur étranger qui n'ait eu à souffrir de leurs méfaits. De leur côté, les étrangers tripatouillent avec non moins d'impudeur les auteurs français. Un Américain a ajouté, en français, deux chapitres à Candide ! ... En Angleterre, des marchands de préservatifs que l'hypocrisie française a appelés « anglais », présentent, sous des couvertures et annon­ces pornographiques, les œuvres de Flaubert, A. Dumas fils, A. Daudet, Zola, A. France, Maupassant, Riche­pin et même Rabelais !

La littérature a enfin les tripatouilleurs de bas étage du roman-feuilleton, ceux qui adaptent Shakespeare, Gœthe, Hugo pour les concierges et les dactylos senti­mentales. De même que Cyrano de Bergerac n'est connu que par la tragi-comédie de M. Rostand, Juliette et Mignon n'ont accès dans les loges et dans les adminis­trations que par les ragougnasses tirées de Shakes­peare et de Gœthe par M. Morphy. Ce monsieur Morphy, trouvant que V. Hugo « écrivait mal » (sic), l'a corrigé quand il lui a emprunté l'Histoire de Cosette !... Hugo a eu autant de tripatouilleurs que d'insulteurs. Souvent ils ont été les mêmes. Ce lion a nourri de sa substance toute la vermine qui grouille à tous les étages littéraires. Parodié sur les tréteaux forains, il est plagié à l'Académie pour « appâter les imbéciles » (M. Pierre Benoit). Avant M, Morphy, gargotier littéraire, un grotesque académique, nommé Courtat, avait prétendu traduire Hugo « du baragouin en français !...».

Au cinéma, qui est le vaste champ d'exploitation, le « milieu » des « gangsters » du spectacle, le « droit d'adaptation », complété du « droit moral », permet d'assister à cette farce de la plus réconfortante mora­lité : les tripatouilleurs se tripatouillent entre eux, les voleurs se volent entre eux ! Un « cinéaste », ou « ciné­miste », comme vous voudrez, refait pour un Ali-Baba de la « camera » un roman ou une pièce quelconque. Son film est retouché par un second et, finalement, ne paraît que sous le nom d'un troisième ou d'un qua­trième. Les voleurs volés crient au nom du « droit moral » ; seul, le premier volé n'a que le droit de ne rien dire ; il se rattrapera, s'il le peut.

Voici quelques exploits caractéristiques, entre mille, des tripatouilleurs et surtripatouilleurs du cinéma. Un banquier a entrepris un film « inspiré de Shakespeare, Pouchkine, Gœthe, et quelques autres », Un banquier est riche, il peut tout se permettre !... Après avoir marié Salammbô, le cinéma fait mourir Julien Sorel sur une barricade et non sur l'échafaud, dans Le Rouge et le Noir ! ... Vautrin, de Balzac, est devenu un « Brave la mort » du « milieu » staviskiste et va danser au Bal des Quat'z'Arts !... L'Abbé Constantin a pris les façons « poilues» des curés de M. Vautel !... En attendant de s'attaquer à Beethoven, suivant le projet d'un « pia­niste réputé », le cinéma a fait de Chopin un grotesque amoureux de mélo !... Anna Karenine et nombre d'au­tres œuvres russes dont on a fait des « super-produc­tions » américaines, ont perdu tout caractère spécifique­ment russe. Malgré le « respect » dont on prétend avoir entouré l'action, les « vamps » ignorantes et illettrées dont la prétentieuse sottise est interchangeable pour tous les films ont idiotifié ces œuvres, On a fait des Monte-Christo, les Trois Mousquetaires, Sapho, l'Assom­moir, Nana, Poil de Carotte, Boubouroche, le Roi Pau­sole et d'une foule d'autres, des bouillies invraisem­blables. Il y a actuellement au cinéma au moins deux versions de Madame Bovary et de Salammbô ; il y en a trois de Manon Lescaut, de Vautrin, des Misérables ; il y en a quatre des Mystères de Paris, de la Vie de Bohème, de la Dame aux camélias, etc. C'est de plus en plus « Hénaurme » !…

Tout naturellement, les tripatouillages historiques du plutarquisme devaient trouver leur place au cinéma et profiter de sa puissance de rayonnement publicitaire. Le cinéma révise les jugements historiques les plus défi­nitifs de la façon la plus imprévue et la plus sommaire. Il suffit ainsi de deux heures de « supervision » −le mot est juste, le spectateur en a plein la vue − pour démontrer que Catherine de Russie, la plus grande des catins impériales, fut un modèle de vertu et de chasteté !...

Il y a dans le cas des tripatouilleurs du cinéma tant d'inconscience imbécile mêlée à la plus insolente fatuité qu'on se demande si l'histoire suivante est bien une farce d'humoriste. Un journal américain a protesté contre A. Dumas qui aurait interprété trop librement, dans son roman le Vicomte de Bragelonne, le film du « grand Douglas Fairbank », le Masque de Fer !...

Enfin, la musique a aussi ses tripatouilleurs. Nous l'avons déjà vu au mot : Plagiat. Plus ou moins odieux ou grotesques sont ceux qui ajoutent des instruments aux partitions anciennes, notamment ceux qui, disait Berlioz, « trombonisent » à tort et à travers Haendel, Beethoven, Mozart, Gluck, etc .., mêlant « d'abominables grossièretés à l’orchestre des pauvres morts qui ne peu­vent se détendrent ». (Berlioz : A travers chants.)

II y a le chef d'orchestre qui fait de la sonate en si bémol une Xe symphonie de Beethoven !... Il y a celui qui a « achevé » la Symphonie inachevée de Schubert !... Il y a les adaptateurs pour la T. S. F. et pour les « boi­tes de conserves » à échappement « haut parleur » du cinéma appelé « sonore », et dont les noms, sur les affi­ches, écrasent ceux des compositeurs, leurs victimes !... Il y a les lieder d'H. Heine, traduits avec une telle inconscience qu'ils n'ont plus aucun rapport avec la musique de Schubert et de Schumann sur laquelle on les chante en français. Heine avait un tel dégoût de ces traductions qu'il se réjouissait quand un éditeur oubliait de mettre son nom à côté de celui de son traditore !... Il y a sous le titre : Beaumarchais, opérette, une olla­podrida de toutes les œuvres de Rossini. Dans une autre opérette, la Maison des trois jeunes filles, ou Chanson d'amour, Schubert est ridiculisé comme amoureux sur des airs pris dans son œuvre !... Il y a les Castil-Blaze, « musiciens-vétérinaires », disait Berlioz, qui préten­dent assurer par leurs tripatouillages le succès d'un Weber, et le taxent d'ingratitude parce qu'il a osé se plaindre de la déformation de ses opéras !... D'autres Castil-Blaze ont tripatouillé pour l'Opéra de Paris les ouvrages de Mozart, notamment Don Juan. Mozart n'était plus là pour protester. Ce n'est qu'en 1934 que le Don Juan original a été représenté à Paris. Il y a tous les tripatouilleurs de la virtuosité vocale et ins­trumentale, les ténors crevés, les rossignols efflanqués, les pétrisseurs du clavier, les acrobates de la chante­relle, les batteurs de mesures à contre-temps, qui pré­tendent nous « révéler » Beethoven, Mozart, Berlioz, Wagner, Debussy, et qui les révéleraient à eux-mêmes s'ils étaient encore vivants !... Fétis, Kreutzer (pas celui de la sonate), Habeneck, Costa, ont « corrigé » Beethoven qui, parait-il, ne savait pas écrire musica­lement !... Il y a enfin les directeurs de théâtre, les impresarios, marchands de soupe dramatique et musicale, et les plus effrontés banquistes.

Berlioz fut aussi indigné que Flaubert coutre les tripatouillages qu'il appelait une « monstrueuse immoralité ». Il disait aux tripatouilleurs : « Non, non ... Vous n'avez pas le droit de toucher aux Beethoven et aux Shakespeare pour leur faire l’aumône de votre science et de votre goût ... Un homme, quel qu’il soit, n’a pas le droit de forcer un autre homme, quel qu'il soit, d'abandonner sa propre physionomie pour en prendre une autre, de s'exprimer d'une façon qui n'est pas la sienne, de revêtir une forme qu'il n'a pas choisie, de devenir de son vivant un mannequin qu'une volonté étrangère fait mouvoir, et d'être galvanisé après sa mort ... N'est-ce pas la ruine, l'entière destruction, la fin totale de l’art ? Et ne devons-nous pas, nous tous épris de sa gloire et jaloux des droits imprescriptibles de l'esprit humain, quand nous voyons leur porter atteinte, dénoncer le coupable ? » (Berlioz : Mémoires.) Nous nous arrêterons là, sur ce jugement de Berlioz non moins motivé et non moins catégorique que celui de Flaubert, Malgré ce, pas plus que celle de Flaubert, son œuvre n'a été respectée par les « pignoufs » et les « musiciens-vétérinaires ». Sa Damnation de Faust a été deux fois tripatouillée, pour le théâtre et pour le cinéma !

En conclusion, le tripatouillage est-il une chose si grave que cela ? Certains pourront penser que cette question est bien secondaire, et aussi toutes celles qui concernent l'art, à côté des questions vitales et de l'an­goissante réalité posées devant les hommes, les travailleurs prolétariens en particulier. Nous répondons ceci :

La question est primordiale et Berlioz l'a posée sur son véritable terrain lorsqu'il a parlé des « droits imprescriptibles de l'esprit humain ». Ce n'est pas seulement la liberté et le respect de l'art qui sont en cause, ce sont ceux de toute la pensée dont l'art est le plus beau fleuron parce qu'il est la manifestation la plus élevée de toutes les espérances humaines. L'homme qui veut être libre doit avoir la préoccupation de la liberté et de la culture de son esprit autant que de son corps. Une liberté ne va pas sans l'autre. On ne peut échapper à la servitude du corps si on accepte celle de l'esprit ; on est incapable d'être un homme libre si l'on n'exige pas l'intégrale liberté de sa pensée autant que de ses bras. C'est pourquoi l'état social qui veut faire des esclaves s'occupe avant tout d'empêcher l'homme de penser d'autre façon que bassement, de l'avilir dans son esprit pour le dominer dans la matière. C'est pourquoi cet état social cherche à rompre la communication avec toute pensée supérieure en la mécon­naissant, en la diminuant, en la tripatouillant pour la rendre sotte et ridicule, la discréditer, étouffer toute sa force d'expansion noble et généreuse auprès des foules qu'il veut dominer. Voyez tous les hommes dont l'existence n'a été qu'une longue lutte pour la libération humaine ; on a toujours tenté de les salir, de les atteindre dans leur vie intime pour les discréditer. Voyez tous les chefs-d’œuvre qui ont honoré l'esprit humain ; on a toujours cherché à diminuer leur portée par d'in­fâmes tripatouillages. Tout ce qui vient de l'autorité, toutes les sophistications dirigeantes, ne sont que des entreprises d'avilissement humain. Nous ne serons des êtres libres que lorsque nous saurons rejeter tout ce qui parodie et atteint l'esprit, lorsque nous repousserons à leur égoût originel tous les tripatouillages, toutes les exploitations qui font de nous des esclaves et des ilotes grimaçants dans le triple domaine : physique, intellec­tuel et moral.

– Edouard ROTHEN.