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TROLE n. f. (de l'allemand trollen, courir)

Action d'un ouvrier qui va de magasin en magasin offrir de vendre un meuble qu'il a fabriqué (Larive et Fleury). Vente par l'ouvrier lui-même des meubles qu'il a fabriqués et qu'il offre aux marchands en boutique ou aux passants. Trôleur, ouvrier qui fait la trôle (Vagabond) (Larousse).

La trôle fut un fait spécial des ébénistes parisiens dans le faubourg Saint-Antoine. Les causes initiales furent, en général, les crises commerciales dans l'industrie du meuble, les arrêts de commandes chez les industriels qui ne travaillaient que sur plans et dessins, la mévente des fabricants d'articles courants qui avaient leurs magasins complets. Les patrons débauchaient leurs ouvriers ; les chômages quoique n'étant pas aussi longs que ceux de 1931-32-33, se renouvelaient périodiquement, surtout après les grandes expositions universelles et dans les intervalles qui suivaient les années de grande production. Les secours de chômage n'existaient pas, les ouvriers du faubourg ne voulaient pas mendier aux bureaux de bienfaisance. Malgré que le prix du travail était faible et les vivres moins chers qu'aujourd'hui, les économies étaient tôt épuisées, il fallait manger et faire subsister la famille. Alors, l'ouvrier ne voulant pas d'aumône, dans un coin de son logement ou chez un petit patron qui lui louait un établi, s'ingéniait à construire un meuble qu'il allait lui-même offrir chez les marchands en magasin ou au public : il devenait trôleur.

Une nouvelle forme d'exploitation dans le meuble s'est produite vers 1850 : celle des commissionnaires qui s'adressent aux petits fabricants, intermédiaires qui exigent de gros pourcentages ; connaissant leurs besoins quotidiens, leur manque d'avances financières, ils en profitent pour acheter à bas prix.

Un autre genre d'intermédiaires apparut sous le Second Empire, les porte-faix auvergnats comme les forts des halles, tenaient les coins des artères des rues de Charonne, d'Aligre, de Saint-Nicolas, de la Roquette ; ils allaient chez les petits artisans et se chargeaient de vendre leur travail soit aux commissionnaires, soit dans les magasins du faubourg et de Paris. Des maisons aujourd'hui cotées furent fondées par ces intermédiaires et ont fait fortune sur la sueur des pauvres fabricants.

Avant 1870 et jusqu'en 1880, la trôle se pratiquait par ces mêmes auvergnats. Sur un crochet ils se chargeaient à dos l'armoire finie, sans glace, et allaient offrir leur marchandise d'une boutique à une autre. Peu à peu, les auvergnats, qui prélevaient de gros profits, disparurent en partie ; les producteurs transportèrent eux-mêmes et offrirent directement leur travail ; les uns, leur meuble sur l'épaule s'il n'était pas trop lourd, les autres les véhiculaient sur des voitures à bras. De nombreux petits artisans, ouvriers en chambre, façonnaient ainsi dans les rues de Reuilly, de Montreuil, dans le quartier de Charonne, à Montreuil et dans le Bas-Bagnolet. Ils exécutaient des meubles de tous genres.

Jusqu'en 1885, la vogue fut au style gothique en chêne (inutile de dire que l'ensemble était grossier et impur), bibliothèques, buffets, chaises, tables à colonnes torses et à chimères sculptés à l'envolée, lits vulgaires en noyer, armoires à cadres en acajou. Après, succéda le buffet et la desserte Henri II, les lits Louis XV, les tables à abattants et à allonges, les vide-poches, tables à ouvrage et de nombreux petits meubles massifs ou plaqués, des guéridons, tables de salons, etc.

Beaucoup de marchands (comme encore aujourd'hui) n'avaient pas d'ateliers, ils garnissaient leurs magasins en s'approvisionnant au marché des trôleurs.

Après la guerre de 1870 et la Commune de 71, la trôle déclina, parce que les demandes d'achats étaient considérables, les employeurs manquaient de bras. Cette période de prospérité dura jusqu'à ce que les dégâts causés par les méfaits de la guerre fussent comblés ; la trôle de ce fait était insignifiante et ne tenait que par les auvergnats qui commerçaient avec les petits fabricants. A cette époque, il y eut une intense production qui, non seulement remplit les vides, mais accumula des stocks ; l'Exposition Universelle de 1878 donna encore de l'extension aux affaires.

En 1882, les ouvriers en profitèrent pour déclencher une grève quasi-générale ; les prix étaient de 60 et 70 centimes ; ils obtinrent 80 centimes à l'heure et une hausse dans les prix des travaux aux pièces, forfaits. Mais toutes ces augmentations acceptées et signées par les patrons et le syndicat ouvrier ne furent que momentanées.

En 1884, commença une forte crise qui dura jusqu'à l'Exposition de 1889. A défaut de commandes, les ateliers fermaient et le personnel était licencié. En cet état aigu, de nombreux ébénistes, sculpteurs, chaisiers s'employèrent à faire chez eux, toutes sortes de meubles qu'ils vendaient le samedi à la trôle.

Les marchands du faubourg, de Paris et des environs s'y fournissaient ; entre eux, ces mercantis se concertaient pour acheter (comme à l'Hôtel des Ventes), et attendaient jusqu'au soir pour fatiguer les trôleurs ; ces derniers, lassés, craignant de ne pas vendre leurs bahuts, voyant la nuit arriver, donnaient leur travail à un prix dérisoire, pour la bouchée de pain qui leur permettait, tant bien que mal, de donner à manger à la famille.

Vers 1890, après le percement de l'avenue Ledru-Rollin et de la rue Trousseau (ancienne rue Sainte-Marguerite), le marché se tient sur cette nouvelle avenue. Les trôleurs l'envahissent sur toute la chaussée, empêchant totalement la circulation des voitures.

Le travail des trôleurs, exécuté dans des conditions défectueuses d'installation, d'outillage, de matières premières, ne peut être que de qualité inférieure. Avec subtilité et boniments, les vendeurs se chargeaient de prouver aux naïfs acquéreurs, la solidité et la qualité de la marchandise. Le proverbe que l'acheteur n'est pas toujours connaisseur est bien vrai.

Le marché de la trôle fit une véritable concurrence aux magasins et aux fabricants de meubles courants et ordinaires. Il fut aussi une cause de la diminution des prix aux ouvriers dans les ateliers patronaux. Les marchands et les fabricants adressèrent des pétitions au Conseil Municipal pour la suppression de ce marché, prétextant une concurrence déloyale et l'encombrement de la voie publique. Les deux chambres syndicales patronales, celle de l'Ebénisterie de la rue de la Cerisaie et celle du Meuble sculpté de la rue des Boulets éditèrent des manifestes contre les trôleurs. La chambre syndicale ouvrière de l'Ebénisterie et du Meuble sculpté, faisant chorus avec les exploiteurs, réclama de même leur suppression en disant qu'ils étaient la cause de la diminution des prix de main-d'œuvre.

Si les exploiteurs étaient logiques pour conserver leurs privilèges qui se trouvaient atteints, le syndicat ouvrier ne l'était pas, il voyait l'effet sans en chercher les causes, qui étaient dans la misère des travailleurs atteints par le chômage.

Dans les 11ème, 12ème et 20ème arrondissements, un noyau d'anarchistes comprit le problème dans sa réalité ; il se détacha de la Chambre syndicale pour former l'Union syndicale des Ouvriers ébénistes, et une propagande se fit pour faire comprendre aux travailleurs toute la vérité. On imprima des tracts qu'on distribuait partout dans les ateliers et aux tôleurs. On y indiquait que, pour supprimer la trôle, il fallait supprimer la misère. Et l'idée de révolte et d'expropriation se répandit dans tout le faubourg Saint-Antoine. Des groupes révolutionnaires : les Egaux du 11ème rue Basfroi, le Drapeau noir de Charonne, rue des Haies, aidèrent à la propagande de la nouvelle Union syndicale. Les camarades anarchistes voyant le moment propice à la diffusion des idées libertaires fondèrent le journal Le Pot à Colle, qui tirait à 6.000 exemplaires, se vendait cinq centimes et se lisait ardemment parmi les ouvriers de l'ameublement.

En 1891, la misère grandissant, la trôle prit une extension considérable. Les quotidiens en donnèrent de longues chroniques favorables au patronat ; une ligue se fonda contre la trôle (Eclair du 19 octobre 1891, Intransigeant de décembre 1893) ; les patrons se plaignent qu'il y ait 12.000 chômeurs qui travaillent pour la trôle. En 1893, la question est de nouveau agitée. Une pétition réunit 4.500 signatures, sous la direction du patron Guérin, président de la Ligue, après une réunion tenue au Café de l'Espérance, dans le faubourg ; elle est portée, par une commission de sept ouvriers, sept négociants et sept patrons, à la Préfecture de la Seine pour sa suppression. Les Pouvoirs publics n'osèrent intervenir, ils craignirent les sursauts populaires.

Les anarchistes veillaient et entretenaient l'esprit de révolte, des animateurs libertaires visitaient les chômeurs et les trôleurs, organisaient des secours, ceux qui ne pouvaient payer leur loyer aux propriétaires étaient déménagés à la Cloche de Bois (voir le mot Vautour), des logements leur étaient trouvés avec de bons renseignements, savamment préparés. La propagande des idées anarchistes fit un pas immense ; le peuple voyait chez les anarchistes le désintéressement, la solidarité, il était avec eux.

Aux approches de 1900 et de l'Exposition Universelle, les demandes d'ouvriers dans les ateliers firent beaucoup diminuer le marché de la trôle. Elle n'en continua pas moins, mais n'eut plus un caractère misérable ; des petits artisans et patrons continuèrent à trôler, patrons sans vergogne qui exploitaient les malheureux Belges et Luxembourgeois qui arrivaient à Paris dénués de ressources, patrons qui tenaient en même temps un débit de vin et logeaient aussi leurs ouvriers, qui couchaient souvent dans l'atelier, sur les copeaux ; à la fin de la semaine, ces infortunés étaient souvent redevables à leurs mercantis exploiteurs.

Après 1900, on mena une forte campagne contre les travaux aux pièces et pour l’unification du prix de l'heure ; elle commençait à donner de bons résultats quand survint la guerre en 1914, laquelle anéantit ce qui avait été conquis. L'égoïsme individuel remplaça la solidarité qui avait fait un grand pas dans l'esprit des travailleurs de l'ameublement.

Depuis qu'est terminée l'horrible guerre, le marché de la trôle a disparu ; la mort atteignit 1es travailleurs qui devinrent moins nombreux, les démolitions des villes et des villages par le feu et la mitraille, mobiliers et agencements, durent être remplacés d' abord par du provisoire, puis par des meubles plus stables, De 1918 à 1930, le meuble s'est fabriqué sans trêves très marquées ; les demandes affluant, tous les ouvriers sont occupés, la trôle n’existe plus.

Ce qui ressort de cette dernière période où tous travaillent intensément avec des machines perfectionnées qui spécialisent et rationalisent le travail, où on voit les salaires s'élever, c'est que presque tous ne virent plus qu'ils n'étaient quand même que des salariés, esclaves du Capital. La plupart, parce qu'ils possédaient quelques économies croyaient que cela était une fin et qu'ils étaient à l’abri de la misère.

En 1931, on commence à se rendre à la triste évidence, on déchante ; par la surproduction, de nombreux exploiteurs sont devenus des fortunés millionnaires ; la trôle n'est plus et le spectre de la misère apparaît sans qu'on en aperçoive la fin, tandis que le Capitalisme reste le maître du monde. Le chômage, par la surproduction, est général ; chaque jour, les ateliers se ferment ; que sera demain? Si les travailleurs tombent dans l'avachissement de l'aumône, ne comptent que sur les secours du chômage ; si, enfin, ils ne prennent pas conscience de sujets qu'ils sont de la finance. Les gouvernants garantissent le règne du capitalisme par le cataplasme antirévolutionnaire des indemnités aux chômeurs, palliatif qui assure à la bourgeoisie, par la veulerie populaire, la continuation de sa suprématie sur le travail.

Souhaitons que les travailleurs s'unissent dans les syndicats révolutionnaires qui mènent la lutte de classe contre les exploiteurs, l'Etat et les politiciens ; qu'ils s'entendent pour détruire les causes de leur misère qui est entièrement dans leur soumission au Capital et à l'Etat. Qu'ils soient enfin des êtres libres dans une société libre, où les dieux et les maitres auront disparu.


- L. GUERINEAU