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TYRAN, TYRANNIE

Parler des tyrans en particulier et de la tyrannie en général, n'est-ce point s'obliger, en quelque sorte, à brosser une fresque gigantesque de toute l'histoire de l'Humanité? N'est-ce pas s'engager, par avance, à retracer, pas à pas, l’évolution douloureuse non moins que grandiose d'un monde où se déroula, en d'innombrables et saisissantes péripéties, une millénaire tragédie où l’homme apparaît successivement comme l'auteur ou le témoin des actions les plus sublimes et des turpitudes les plus ignobles?

Traiter de la tyrannie n'est-ce pas aussi s'efforcer de mettre en relief les tentatives, en nombre incalculable et souventes fois désespérées, faites par l' homme, depuis qu'il s'est évadé de la grossière animalité, en vertu de cette irrésistible tendance qu'on lui découvre à l'aurore des toutes premières civilisations, de se soustraire, toujours davantage, à l'emprise d'un autre homme ; n'est-ce pas enfin exalter, magnifier les victorieux efforts accomplis, à travers les âges, dans le sens de la liberté, par une immunité accablée des mille maux qui procèdent tant de sa nature propre que du monde extérieur auquel elle fut si longtemps soumise ?

Mais, si passionnant que pourrait être un tel récit, on voudra bien nous excuser si, étant donnée la place forcément limitée dont nous disposons, nous renonçons à d'aussi ambitieux desseins, en nous bornant à considérer l'homme dès l'époque où nous le voyons évoluer au sein de civilisations ayant précédé immédiatement la nôtre et que l'Histoire, de mieux en mieux informée, relate dans ses faits essentiels.

Nous n'observerons donc pas l'individu dans les nombreuses manifestations d’une activité très industrieuse déjà et aux fins passablement complexes, à une époque assez indéterminée mais qu'on estime toutefois antérieure de 50 à 60 siècles à notre ère où, sur les bords de ce Nil immense, se laissent entrevoir les premiers contacts des groupes humains desquels sont issues ces pyramides fameuses dont les puissantes assises bravent l'injure des siècles ; pas plus que nous ne le suivrons dans la fertile vallée de l'Euphrate et du Tigre où Chaldéens et Assyriens construisirent, voici quelque cinq mille ans, des villes qui connurent une si longue célébrité ou encore dans ce vaste plateau de l’Iran, d'une antiquité et aux traditions fabuleuses, où durant plusieurs millénaires se préparèrent - en grande partie du moins - les éléments les plus appréciables de notre avoir intellectuel ainsi que ceux qui devaient favoriser nos progrès futurs. Et, si tentés même que nous serions de le faire, nous ne nous arrêterons pas à l’histoire de la Grèce antique, de cette Grèce à qui nous devons tant ; qui fit, en somme, l'éducation du monde entier et dont on connaît l'influence persistante sur la civilisation en général ; de même que nous passerons sur l'histoire de l'Empire romain qui connut cependant les premières révoltes d’esclaves et qui, en devenant la proie de peuplades avides de ses scandaleuses richesses, va favoriser l'essor d’une religion bâtie sur le légendaire crucifié de Nazareth et qui imposera à une grosse partie de l'Europe quinze siècles d’abêtissante servitude et de dégradant renoncement!

Portant toutefois nos regards sur un passé déjà lointain, nous fixerons le début de notre étude à la toute première moitié du IVème siècle de notre ère. Grâce à la complicité du cruel et tyrannique empereur Constantin, le christianisme vient de triompher. Bénéficiant du prestige dont jouit encore l'Empire qui s’effondre, il emprunte à celui-ci son écrasante hiérarchie et, aidé de mille circonstances auxquelles il ne paraît pas nécessaire que nous nous attardions, il assoit définitivement sa domination.

La Religion nouvelle sera-t-elle, ainsi que pouvaient le faire espérer certains enseignements attribués à son fondateur, une religion qui tendra à affranchir l'individu de toutes les servitudes sociales qui l'accablent? Le Christianisme, héritier, en somme, du prodigieux acquis de toutes les civilisations qui ont précédé sa venue, va-t-il s'ingénier, autrement qu'en fallacieuses sentences ou en mensongères promesses de bonheur posthume, à libérer l'homme de toutes les contraintes nées des luttes constantes qu'il avait eu à soutenir pour l'appropriation de subsistances dont la précarité, dont l'insuffisance entretenait entre les cellules humaines, ignorantes et mal outillées, un perpétuel état de guerre, d'où naissaient les chefs dont l'unique souci était d’opprimer, de tyranniser les foules soumises? Non, mille fois non! Le christianisme, au contraire, ne saura que mettre très habilement à profit cette croyance en un Dieu juste, capable de récompenser et de punir. Et ceux qui se chargeront de le répandre, parmi les foules assoiffées de justice, rechercheront surtout la division des hommes entre profiteurs habiles pratiquant ostensiblement la religion parce qu'il est avantageux pour eux que les autres - leurs éternelles dupes - croient, et une masse d'asservis qui se soumettront avec docilité à toutes les obligations et charges que comporte une doctrine faite d'abnégation et d'obéissance!

L'esprit de tyrannie en même temps que d'abjection ne pouvait, on le conçoit, que se développer à la faveur de tels enseignements et d'une telle pratique et l'on sait toute l'horreur de cette sombre nuit du moyen âge où, dix siècles durant, l'individu ne se reconnut d’autre droit que celui d'abdiquer et de s’avilir!

Certes, bien avant le triomphe du christianisme, l'homme s'était révélé comme un animal domesticable. La flatterie, tout autant que la terreur, l'avaient aisément maintenu dans la servitude et, en vertu de cette grande loi de l'accoutumance qui se fait sentir dans tous les domaines, l'individu, de plus en plus, laissait prendre ses forces, sa vie même par celui - le chef religieux ou guerrier - qui possédait ou la volonté ou la ruse et envers qui cependant, de par le jeu de ce sentiment fait d'affection, de respect et parfois de vénération que l'homme en général porte en lui, il témoignait, à l'encontre de toute dignité, de la plus abjecte des soumissions! « Chien couchant qui rampe aux pieds du maître qui l'insulte et le frappe! »

Dépeignant toute l'inhumanité, toute la cruauté, toute la tyrannie du paganisme parvenu à son déclin, le grand historien Michelet raconte que lorsqu'il y avait eu, au Colisée de Rome, un grand carnage, que les fauves, repus, se couchaient saouls de chair humaine, on songeait à divertir le peuple en lui donnant une farce. On jetait dans l'arène un misérable esclave condamné aux bêtes et à qui l'on avait mis un œuf dans la main. S'il parvenait jusqu'au bout, il était sauvé! Les convulsions de la peur qui tourmentaient le malheureux jetaient, paraît-il, tous les assistants dans les convulsions du rire! Le supplice qui guettait l'infortuné s'ingéniant à ne point troubler l'assoupissement des grands carnassiers, déchainait une tempête, des rugissements de joie!

Veut-on savoir, à présent, de quelle façon la religion du Dieu d'Amour et de Fraternité respectait la vie humaine et entendait réaliser légalité ? Plaçons-nous à la fin du XVIIème siècle, alors que la toute-puissance de l'Eglise catholique s'incarne en ce roi très bigot et très corrompu : Louis XIV. Sur la pression des jésuites, ses confesseurs, et d'une courtisane, vieille pécheresse et également soumise aux disciples de Loyola, il vient de révoquer l'Edit de Nantes, événement accueilli, on le sait, avec délire par la papauté et qu'on célébra par un Te Deum. Et voici comment, à cette occasion, se comportèrent les Dragons si chers au cœur de la très catholique Mme de Sévigné :

« Les soldats, lisons-nous dans les Mémoires de la famille protestante de Portal, laquelle fut presque totalement massacrée, les soldats pendaient les hommes et les femmes par les pieds, les cheveux, les aisselles, par les parties les plus sensibles du corps, soit au plancher, soit aux crochets de la cheminée dans laquelle ils allumaient du foin mouillé pour les asphyxier à moitié. Ils les jetaient un instant sur les charbons et les retiraient à demi-brûlés, leur arrachaient les dents, les ongles, les épilaient, les flambaient nus. Ils leur lardaient le corps, les seins avec des épingles, les enflaient avec des soufflets jusqu'à les faire crever. Les femmes n'étaient pas épargnées. Ces missionnaires bottés attachaient les pères aux quenouilles du lit sur lequel ils violaient les épouses et les filles. Partout où pénétraient ces dragons d’enfer, on voyait se reproduire les diverses scènes de martyre! »

Si l'on ne peut tenir les fondateurs du Christianisme pour les inventeurs de l'esclavage et de la tyrannie, ayant hérité d'un monde qui était infecté de ces vices, on voit néanmoins, par le seul fait qui vient d'être reproduit que, non seulement ils n'ont pas eu le courage de les combattre, mais que, de plus, ils n'ont fait, eux et leurs continuateurs, qu'en accroître l'ignominie et l'horreur!

Vint le XVIIIème siècle. Première offensive vraiment sérieuse de la raison humaine. L'esprit de révolte nait en l'homme. L'Eglise et la Monarchie perdent la plus grande part de leur prestige et de leur autorité, bien qu'ils ne cessent de se donner la main en vue d'asservir l’individu qui semble vouloir leur échapper. Le respect aveugle tend à disparaître. Les liens se relâchent. Un esprit nouveau se fait jour! L'homme songe à prendre enfin possession de lui-même ; en lui s'émousse la séculaire habitude de se courber devant autrui. Il a de plus en plus conscience de sa force, de sa dignité et, du même coup, les pieux - le christianisme au premier chef - reçoivent de terribles atteintes. Nous sommes au siècle des immortels Encyclopédistes, au siècle des Voltaire, des Diderot, des d’Alembert, admirables penseurs qui s'élèveront avec force et courage contre le « despotisme théologique » qui, pendant des siècles, étouffa la liberté des esprits et « qui ne craignit point de recourir à la pire des contraintes pour aboutir à ce but ». « L'abus de la puissance spirituelle, déclarent-ils, réunie à la temporelle, forçant la raison au silence ; et peu s'en fallut qu'on ne défendît au genre humain de penser ».

Il nous faut toutefois arriver au XIXème siècle pour voir se coordonner en doctrines hardies autant que régénératrices, les désirs, les aspirations, les vouloirs qui s'étaient amassés dans le cœur des hommes au cours d'innombrables générations, mais que l’homme de guerre, de loi ou d'Eglise avait si longtemps refoulés par l'emploi de la ruse, du mensonge ou de la force brutale.

Proudhon est né. Dans un mémoire célèbre publié en 1840 : Qu'est-ce que la propriété?, il réclame l'égalité absolue entre tous les membres de la société. Et, remontant à la source même de l'inégalité, il demande la suppression de la propriété - cause essentielle de cette inégalité - dont il étudie, avec une rare conscience et un sûr instinct de divination, les origines qu'il attribue à la capture, à la guerre sous ses mille formes, démentant ainsi l'assertion coutumière des économistes prébendés qui se plaisent à trouver à l'appropriation du sol et des diverses richesses naturelles l'origine la plus noble : le travail!

Poussant plus avant ses investigations, Proudhon découvre que, par la suppression de la propriété, les hommes, n'ayant plus aucun avantage les uns sur les autres, ne se diviseront plus en tyrans et en esclaves. La liberté absolue, telle qu'elle existera dans un avenir plus ou moins rapproché, avec l'égalité également absolue, ne comporte aucun gouvernement quel qu'il soit, faisant ainsi disparaître la soumission des gouvernés (les esclaves) aux gouvernants (les tyrans) et, conséquemment, l'inégalité de ces deux parties du corps social.

La véritable doctrine de rédemption humaine : la doctrine anarchiste était fondée! Ni maîtres, ni sujets, l'égalité totale par le seul fait que chaque individu a désormais conscience d'être l'équivalent d'un autre. Nulle suprématie émanant de je ne sais quelle puissance céleste ou terrestre. Arrière les dieux et place aux hommes devenus égaux et tout naturellement libres!

D'autres pionniers, non moins illustres, vont venir qui préciseront la doctrine salvatrice et établiront, à la lueur de certains faits mis de plus en plus en évidence, toute la malfaisance, toute la tyrannie de ce principe d'autorité, cause suprême, initiale, fondamentale de toutes les souffrances, de toutes les misères sociales!

Désormais, l’homme n'aura plus foi qu'en lui-même et, débarrassé de tous ses dieux - tyrans de l'au-delà et d'ici-bas -, il ne se souciera que de vérité et de justice, les seuls mobiles qui soulèveront son orgueil, sa volonté, ses efforts!

Il ne respectera plus la Loi faite par les forts contre les faibles! Il n'obéira plus à cette entité qui s'appelle l'Autorité, dont l'obéissance irraisonnée, négation de soi-même et de sa propre liberté, forme toute la base et la substance, et qui a fait couler des torrents de larmes et de sang!

Il aura une conscience de plus en plus nette de cette vérité : qu'il ne saurait y avoir des meneurs sans suiveurs, de dieux ou prêtres sans croyants, de tyrans sans esclaves, ainsi que la claire notion de ce fait : que l'autorité qui s'exerce étant non moins détestable que celle qu'on subit, il commencera par s'affranchir lui-même de toutes les petites ou grandes tyrannies qu'un long atavisme a déposées et comme cristallisées en lui et ne trouvera la sauvegarde de sa dignité autant que de ses droits que dans la constitution d'une société de vrais égaux, d'autant plus aimants et solidaires qu'ils vivront libres et indépendants les uns des autres. ­


- A. BLICQ