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UTILITARISME n. m.

En un sens large, toutes les morales de l'intérêt sont des morales utilitaires ; néanmoins, c'est avec Bentham et Stuart Mill que l'utilitarisme atteint sa forme la plus parfaite. Aussi étudierons-nous seulement les idées de ces deux philosophes, renvoyant pour les autres systèmes à l'article Intérêt.

Pour Bentham, c'est un axiome incontestable que le plaisir constitue « le pôle de toute l'activité humaine ». Le problème moral ne peut donc être que celui de la « maximisation du bonheur » ; l'éthique se borne à nous éclairer dans la recherche de la plus grande somme de félicité. D'où l'obligation de créer une science positive de la vie pratique : science politique, économique, sociale, autant que philosophique. Et Bentham appelle Utilité cette propriété d'un objet ou d'une action qui permet d'accroître la somme de bonheur ou de diminuer la somme de misère, soit des individus, soit des collectivités. Si les mots justice, bonté, moralité n'avaient pas un sens utilitaire, il faudrait les déclarer vides de toute signification. En raison de l'étroite solidarité qui unit les hommes entre eux, le philosophe anglais substitue d'ailleurs l'intérêt général à l'intérêt personnel. Ce qu'il veut c'est « le plus grand bonheur pour le plus grand nombre ». Ni l'ascétisme, ni la morale de la sympathie ne sont capables de légitimer le principe qui leur sert de base. L'ascétisme appelle bonnes les actions qui produisent de la peine et mauvaises celles qui engendrent du plaisir ; pour juger d'un acte, la morale de la sympathie fait abstraction des conséquences qu'il entraine. Bentham s'élève avec énergie contre ces deux manières de voir. Pour évaluer la bonté et la méchanceté d'une action, c'est-à-dire la quantité de plaisir et de peine qui en résulte, il propose une arithmétique morale, le « calcul déontologique ». Chaque plaisir doit être considéré au point de vue de l'intensité, de la proximité, de la certitude, de la durée, de la pureté, de la fécondité, de l'étendue ; ces sept caractères se retrouvent aussi dans chaque peine. Si l'on évalue numériquement ces divers points de vue, une addition permettra ensuite de connaître l'exacte quantité de joie ou de douleur qu'un acte nous procurera. Bentham, qui était avant tout un économiste, attache une importance spéciale à la question d'étendue, c'est-à-dire de fécondité en bien ou en mal par rapport aux autres hommes. Il importe de calculer les répercussions d'un acte, par delà l'individu, sur ceux qui l'environnent et même sur l'ensemble de la collectivité. Contre ceux qui mettent leur propre bonheur au-dessus du bonheur de leurs semblables, notre moraliste réclame des peines légales ; peines dont la sévérité sera proportionnée à la grandeur de la faute. Et des considérations purement égoïstes suffisent, pense Bentham, à légitimer cette façon d'agir, car l'homme vertueux est « un bon calculateur qui amasse pour l'avenir un trésor de bonheur ; l'homme vicieux est un prodigue qui dépense sans compter son revenu ».

Stuart Mill qui fut l'ami de Bentham, mais qui subit de plus l'influence de Saint-Simon et d'Auguste Comte, a exposé ses idées morales dans son livre « de l'Utilitarisme ». Ce dernier terme, dont Galt s'est servi le premier, prend un sens nettement défini chez Stuart Mill et résume admirablement sa philosophie sociale. S'il admet que les actions sont bonnes dans la mesure du bonheur qu'elles engendrent, que le plaisir et l'absence de souffrance sont, en définitive, les seuls biens désirables, il soutient que les plaisirs ne sont pas des quantités fixes et qu'ils ne sauraient faire l'objet d'une science objective, à tout point comparable à une comptabilité commerciale. Variable avec les individus et les circonstances, le plaisir reste affaire d'expérience personnelle. Mais il existe des jouissances qualitativement supérieures à d'autres, et c'est elles qu'il faut préférer en raison de leur dignité intrinsèque, de leur valeur morale et intellectuelle. « Me demande-t-on, écrit Stuart Mill, ce que j'entends par différence qualitative des plaisirs, en d'autres termes, ce qui fait un plaisir plus estimable qu'un autre, autrement qu'à un point de vue quantitatif, je ne vois à cela qu'une réponse possible. Si ceux qui ont expérimenté deux plaisirs choisissent tous ou presque tous l'un des deux, sans y être portés par quelque sentiment d'obligation morale, on peut dire que celui-là est le plaisir le plus désirable. Si de ces deux plaisirs l'un d'entre eux est placé par les gens compétents bien au-dessus de l'autre quoiqu'il soit très difficile à atteindre, si on ne veut pas abandonner sa poursuite pour la possession de l'autre, on peut affirmer que le premier plaisir est de beaucoup en qualité supérieure au second, bien que moindre peut-être en quantité.

C'est un fait indéniable que ceux qui connaissent également et sont capables d'apprécier et de goûter deux façons de vivre, donnent la préférence à la manière de vivre qui mettra en œuvre chez eux les facultés les plus hautes. Il est peu d'hommes par exemple, qui accepteraient d'être transformés en animaux les plus vils, même si on leur promettait une entière jouissance des plaisirs bestiaux ; aucun être intelligent ne consentirait à devenir un sot, aucun savant à devenir un ignorant, aucun homme de cœur à devenir égoïste, si même on les persuadait que le sot, l'ignorant, l'égoïste sont plus satisfaits du lot reçu qu'eux du leur. Ils ne consentiraient pas à quitter cc qu'ils possèdent en plus de ces êtres, pour obtenir la complète satisfaction du désir qu'ils ont en communauté avec eux ». Un peu plus loin, Stuart Mill ajoutera : « Mieux vaut être un homme malheureux qu'un pourceau bien repu, un Socrate mécontent qu'un imbécile satisfait, et si l'imbécile et le pourceau sont d'un autre avis, c'est qu'ils ne connaissent qu'un côté de la question ». Ainsi, tant par ses éléments de distinction élective que par ses éléments de subjectivité qualitative, la morale est d'un autre ordre que le calcul statique.

Parmi les plaisirs vraiment supérieurs, il convient de placer les joies de l'altruisme. Se dévouer pour ses semblables procure la plus haute félicité ; l'égoïste se prive de satisfactions d'un prix inestimable. « Tout être humain, à des degrés divers, est capable d'affections naturelles et de véritable intérêt pour le bien public ». Aimer son prochain comme soi-même, faire aux autres ce que l'on voudrait qu'ils nous fassent, « telles sont les deux règles d'idéale perfection de la morale utilitaire ». Toutefois, renoncement et sacrifice n'ont point de valeur intrinsèque ; ils seraient inutiles, s'ils n'augmentaient pas la somme totale du bonheur de l'ensemble. Pour opérer une association indissoluble entre l'idée du bonheur individuel et l'idée du bonheur collectif, Stuart Mill réclame une réforme profonde de l'organisation sociale, ainsi qu'une efficace collaboration des éducateurs : « Il faudrait que les lois et les conventions sociales puissent disposer les choses de telle sorte que le bonheur, ou, pour parler plus pratiquement, que l'intérêt de chacun fût, autant que faire se peut, en harmonie avec l'intérêt général. Il faudrait aussi que l'éducation et l'opinion, qui ont une influence si considérable sur les hommes, créent dans l'esprit de chaque individu une association indissoluble entre son propre bonheur et celui des autres, particulièrement entre son propre bonheur et la pratique des règles de conduite négatives et positives prescrites par l'intérêt général. De cette façon l'homme ne concevrait même pas l'idée d'un bonheur personnel qui serait uni à une conduite pratiquement opposée au bien général ; une tendance directe à procurer le bien général pourrait être en chaque individu un des motifs habituels d'action ; les sentiments liés à cette impulsion tiendraient une place importante dans la vie de chaque créature ». Le sentiment altruiste de la sympathie est, d'ailleurs, aussi naturel et aussi primitif que l'amour égoïste de soi-même. Et le progrès humain ne s'opère que dans la mesure où les individus collaborent, sans retour égoïste, au bien de la collectivité.

Sans nier les mérites de la morale utilitaire, beaucoup plus conforme aux exigences d'une saine nature que la morale d'un Kant, d'un Durkheim, d'un Bergson, nous l'estimons aussi défectueuse chez Stuart Mill que chez Bentham. Ses principes, sa méthode et ses conclusions restent dans le cadre des préjugés de l'éthique traditionnelle. C'est un décalque de la morale chrétienne, transposé dans le plan utilitaire. Notre conception de l'éthique est bien différente. Délaissant les divisions admises jusqu'à présent, nous distinguons d'une part, la conception d'un idéal d'existence et, d'autre part, la détermination des moyens capables d'assurer sa réalisation pratique. Variable avec les individus, les époques et les milieux, la conception d'un idéal de vie garde nécessairement un caractère subjectif et personnel. Les procédés permettant d'aboutir à des réalisations pratiques ont, au contraire, un caractère objectif et scientifique très net ; s'appuyant sur les données du savoir positif, ils sont valables pour tous indistinctement. Dès lors, la morale n'est plus qu'une technique qui permet à chacun de se prononcer en pleine connaissance de cause sur le mode d'existence qui lui convient et qui fournit, en outre, les règles pratiques qui rendront possibles d'intéressantes réalisations. Toutes les techniques : médicales, industrielles, commerciales, artistiques, etc, visent à favoriser le bonheur humain ; la technique morale ne fait pas exception, elle apparaît même comme l'ultime synthèse de toutes les autres. A notre connaissance, nul philosophe n'a encore développé cette conception. Elle explique pourtant d'une façon parfaite le caractère, tout ensemble, permanent et variable du comportement moral de notre espèce. 

- L. BARBEDETTE