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VALEUR (LA) ET LES CONSÉQUENCES DE SON ABOLITION

Valeur intrinsèque et valeur mesurable. - Dire que les objets appropriables ont, par eux-mêmes, une valeur intrinsèque, c'est émettre une proposition évidente, un truisme que ne peut annuler ou battre en brèche aucun ergotage, aucun sophisme. On peut, certes, on pourra, par un dispositif légal, décréter que les utilités nécessaires à la vie de l'homme ne possèdent par elles-mêmes aucune valeur mesurable, c'est-à-dire aucune valeur qui les rende susceptibles d'être échangées de gré à gré contre d'autres utilités de valeur mesurable ; cela ne saurait empêcher qu'un morceau de pain, un verre d'eau, une couverture, un dictionnaire auront, dans tous les temps et dans tous les lieux, une valeur intrinsèque très considérable pour tout être humain qui a besoin de manger, de boire, de se réchauffer, d'être renseigné sur la signification exacte d'un vocable. Les choses appropriables ou, comme disent MM. les économistes, les utilités, possèdent donc une double valeur : une valeur absolue, la valeur qu'elles ont par elles-mêmes, correspondante au besoin humain qu'elles sont destinées à satisfaire, autrement dit une valeur intrinsèque... et une valeur relative ou mesurable par une autre valeur appelée valeur d'échange, grâce à laquelle l'utilité peut être troquée contre une autre utilité, être négociée, devenir un objet de commerce.

C'est de la valeur mesurable dont nous voulons nous occuper ici.



La valeur mesurable et le point de vue individualiste. - Étant donné la conception individualiste (anti-autoritaire ou anarchiste) de l'activité humaine au point de vue économique, et les revendications auxquelles elle donne lieu : possession individuelle et inaliénable pour chacun du moyen de production ; disposition libre et entière du résultat de l'effort strictement personnel ou « produit » ; absence d'interventionnisme sous tous ses aspects ; abolition de la domination de l'homme sur l'homme ou le milieu ou réciproquement, de l'exploitation de l'homme par l'homme ou le milieu et vice-versa ; - étant donné cet exposé succinct des aspirations de cet individualisme : y a-t-il utilité ou profit pour l'individualiste - producteur ou consommateur - à ce que les objets appropriables ou utilités économiques soient doués de valeur mesurable, possèdent une valeur d'échange ?



Définition actuelle de la valeur mesurable. - En premier lieu, avant toute discussion, il est nécessaire de définir ce qu'il faut entendre par « valeur » dans les circonstances économiques actuelles.

La valeur est le rapport entre deux besoins et deux puissances : besoin d'échange et puissance d'offre de la part du producteur on détenteur de l'utilité économique - besoin d'appropriation et puissance d'achat de la part du consommateur ou intermédiaire.

Tout ce que l'on veut comprendre dans ce rapport : prix de revient, amortissement, quantité de travail matérialisé, équivalence de services humains et tutti quanti, tout cela n'est que subsidiaire. Étant donné les conditions de la vie économique actuelle, la valeur est le rapport entre l'offre et la demande de toute utilité ou objet de consommation.

Deux ou trois exemples « en feront foi » :

Il pleut : un camarade a besoin d'un parapluie. Il a en poche de quoi l'acheter. Il se rend chez un marchand de parapluies. Et il se produit ceci : c'est que s'il a besoin de s'approprier cette utilité et, grâce au contenu de sa bourse, la puissance de se le procurer, le marchand de parapluies ressent un besoin au moins égal au sien d'acquérir, grâce au bénéfice que lui laisse l'écoulement de sa marchandise, des utilités relatives à son entretien : aliments, vêture, gîte, etc. Deux besoins sont en présence, et il y a rencontre de deux puissances : puissance d'offre de son côté, puissance d'acquisition du côté du client. Le prix du parapluie peut varier : il peut être offert à 5 francs, à 10 francs, à 20 francs, à 100 francs, c'est-à-dire que la valeur peut différer en raison de la beauté ou de la solidité de l'étoffe qui a servi à le confectionner , du manche qui peut être en bois précieux ou posséder une poignée en argent massif. Mais ces variations ne sont que des accessoires ; s'il ne pleuvait pas, si ce camarade n'avait pas oublié son parapluie, ou encore si son porte-monnaie ne contenait que trente-cinq sous, on pourrait lui offrir pour 2 fr. 25 un parapluie tout soie avec manche en bois des îles, ce serait peine perdue.

D'où il s'ensuit que, pour qu'il il ait valeur mesurable, il est essentiel qu'il se produise une offre et une demande.

Là où il y a offre et point de demande, là où il y a demande et point d'offre, il n'y a pas lieu à valeur mesurable.

Second exemple : un autre camarade est sur le point de partir en qualité de commis-voyageur pour la Polynésie et, pour mieux réussir que ses concurrents, il a calculé qu'il lui serait extrêmement avantageux de posséder le dialecte plus ou moins maori qui se parle en ces îles lointaines et fortunées. Or, on ne trouve là où il réside que de rares méthodes ou vocabulaires de ce dialecte, et cela, à des prix très élevés : 200 à 250 francs l'exemplaire, bien que très inférieurs quant à l'exécution et à la qualité aux ouvrages semblables pour l'étude des langues courantes, qu'on trouve dans le commerce à des prix très modérés. Il n'ignore aucune de ces particularités, mais il n'hésite pas cependant à faire la brèche nécessaire dans ses économies pour se procurer le vocabulaire dont il s'agit.

La rareté de la demande est, dans ce cas, un déterminant effectif de la valeur de l'utilité. Mais vendrait-on une telle quantité de méthodes ou de vocabulaires de ce dialecte que l'éditeur pût les offrir à 2 francs l'exemplaire ; s'il n'en a pas besoin, ledit camarade n'en achètera pas. De même si, en ayant besoin et n'ayant en poche que 1,75 F, il ne pouvait découvrir un moyen de se procurer les 25 centimes qui lui manqueraient.

Alors même que, tenté par leur bas prix, on achète des utilités dont on n'a pas un besoin immédiat, on le fait parce qu'on prévoit qu'elles feront faute ultérieurement. Si on ne prévoyait pas cet usage ultérieur, on les laisserait chez l'offrant, fabricant ou détenteur.

Cette définition de la valeur en tant que rapport entre deux besoins et deux puissances fait comprendre tout de suite le mécanisme de la hausse et de la baisse des prix, phénomène relatif aux variations de l'offre et de la demande.

Plus on a besoin d'une utilité, plus son prix s'élève mais aussi plus s'accroît sa production.

L'augmentation dans la demande provoque, appelle l'augmentation dans l'offre.

Le nombre des offrants-fabricants ou détenteurs d'une utilité donnée, grossit en proportion de l'accroissement du nombre des acheteurs ; les offrants se font concurrence et le résultat de la concurrence est la baisse des prix.

C'est pourquoi la concurrence est le régulateur actuel du prix des utilités ou objets appropriables.



Abolition de valeur mesurable. - Il est évident que la définition de la valeur mesurable, telle que nous venons de la faire, ne laisse pas dans son application de susciter un très grand nombre d'abus.

On peut en effet avoir un besoin urgent d'une utilité économique et se trouver dans l'impossibilité de l'obtenir - autrement dit il y a des consommateurs incapables de se procurer - faute d'instruments d'échange, espèces ou marchandises leur permettant de traiter avec le producteur ou détenteur - les objets de consommation qu'ils désirent.

Il y a des pauvres, des déshérités, des misérables de toute espèce qui se trouvent dans l'impossibilité absolue de s'approprier des utilités de première nécessité, indispensables à leur alimentation, à leur vêture, à leur gîte, à leur culture intellectuelle. Et autant d'êtres, autant de besoins différents.

Des esprits généreux et des doctrinaires remarquables se sont rencontrés pour déclarer ou expliquer qu'il était facile de mettre fin à cet état de choses déplorable en abolissant - non pas la valeur intrinsèque, comme des ignorants se l'imaginent - mais la valeur mesurable des objets.

Tous les systèmes proposés se réduisent, en dernière analyse, à ceci : à la suppression de l'échange direct entre individus produisant ou consommant, et au remplacement de l'intermédiaire-individuel par l'intermédiaire-administration, intermédiaire tellement privilégié qu'en dehors de lui aucune transaction ne peut avoir lieu.

Ces systèmes supposent que chaque membre de la société ayant droit à un travail assuré, on peut lui assigner le devoir correspondant de déposer le résultat de son travail, de son effort producteur, dans un magasin ou entrepôt, ou autre établissement.

En échange de cette remise ou abandon, il possède la faculté de se fournir dans ce magasin, cet entrepôt, ou dans tout autre, tout ce dont il a besoin pour sa consommation.

Il existe plusieurs écoles, divers projets et des plans de réalisation différents, mais tous - et le communisme libertaire en fait partie - veulent aboutir au même but : l'extinction du paupérisme non seulement par la suppression de l'exploitation de l'homme par l'homme, mais encore par celle des rapports directs entre la production et la consommation.



L'abolition de la valeur mesurable et ses conséquences. - L'abolition de la valeur supprime le producteur individuel, à commencer par l'artisan. En effet, dès que le coût du produit ne peut pas être proposé par le producteur et discuté par le consommateur, dès que le produit ne peut plus être offert directement par l'offrant au demandant et demandé par le consommateur au producteur - dès lors enfin que toutes les transactions doivent avoir lieu par l'intermédiaire d'une administration impersonnelle et anonyme, il n'y a plus, il ne peut plus y avoir que production automatique, machinale, impersonnelle, collective. Le producteur ignore le consommateur de son produit - il travaille pour l'administration répartitrice. La production personnelle à domicile est condamnée à disparaître à bref délai, par crainte de fraude possible. - Comment le producteur possèderait-il un seul outil de production, le moindre fragment de matière première ? Comment détiendrait-il une parcelle de sa production ? - Qui l'empêcherait alors de trafiquer en cachette avec un consommateur voisin, ou de travailler en secret pour le compte de ce dernier ?

On peut douter que les systèmes de ce genre mènent à la disparition des inégalités économiques ; il semble, en revanche, qu'ils conduisent à une étroite limitation de l'autonomie humaine, si on veut les appliquer de façon à ce qu'ils aient le résultat qu'on leur prévoit.

Essayons impartialement de nous rendre compte jusqu'où peuvent atteindre ces limitations, en nous demandant - en amants impénitents que nous sommes de la dignité humaine - si les protagonistes de ces systèmes en ont bien calculé les conséquences logiques.

Il est évident que l'interdiction de mettre en rapport celui qui produit et celui qui consomme nivelle les besoins et donne à la production un caractère uniforme. L'ignorance du consommateur individuel mène à l'ignorance de la gamme des besoins personnels. Des vêtements taillés sur un même patron, des objets d'ameublement sans style, des édifices, des demeures ne se différenciant pas les uns des autres, ceci n'est pas nouveau. Le système de production appelé « confection » ou de fabrication dénommé en « séries », nous a accoutumés à l'absence d'originalité dans l'aspect de la plupart des choses dont l'homme se sert. Mais le règne de régimes semblables à ceux dont il est question ici, réduirait bientôt à néant tout ce qui reste encore chez le producteur d'esprit de création, d'initiative, de tendance au perfectionnement du procédé de fabrication,

Le producteur anonyme n'a aucun avantage à faire un effort pour produire un objet qui diffère de ceux qu'il a produits jusqu'ici, pour modifier le moindre rouage de la fabrication routinière, à laquelle il est attelé chaque jour pendant un nombre d'heures plus ou moins grand. D'ailleurs, la collectivité, l'ensemble social peut décréter, à la majorité, que telle production est inutile, en arguant qu'elle s'applique à des objets de luxe ou des utilités superflues très peu demandées, ou demandées par une si petite minorité qu'il ne vaut pas la peine de s'en préoccuper ; elle peut refuser ou défendre la reproduction ou la propagation d'une œuvre donnée parce qu'elle contredit le canon artistique ou économique en vigueur dans le milieu social. L'administration-arbitre, en tant que représentant ou délégué de la collectivité, peut également refuser à n'importe quel producteur manuel et intellectuel, désireux de s'évader du dogme ou de la doctrine en cours, les moyens d'exprimer, d'exposer, de diffuser son opinion sur telle méthode de fabrication, ou tel procédé d'enseignement. Dépourvu du moyen de production, il lui est impossible de résister, de réagir, de s'affirmer.

Supposons qu'un camarade veuille produire pour son usage personnel des meubles sculptés ou autres objets façonnés avec originalité, dans l'unique dessein d'en orner sa demeure. Où trouver, comment se procurer les outils ou les matières indispensables à la réalisation de ce désir, si la majorité du groupement auquel appartient ledit camarade, ne voit pas la nécessité de se mettre en relations avec les pays où croissent les bois précieux dont il a besoin ou d'accomplir les recherches indispensables pour lui procurer les instruments de travail voulus ? Et si, moins ambitieux, un autre camarade exprime tout simplement le désir de critiquer le régime exécutif, le mode d'élection des administrateurs, l'application des décisions des majorités, etc, - où trouvera-t-il imprimerie, papier, éditeur, si la grande majorité du milieu où il évolue refuse de lui accorder la disposition des caractères, des machines ou des presses qui sont en son pouvoir ? Artiste, le voilà exposé à ne point trouver une seule salle pour exposer ses sculptures ou ses peintures, ou pour se faire entendre s'il est musicien ou acteur, dès lors que sa façon de peindre, sa manière de sculpter ou son jeu froisse les préjugés ou heurte les conventions de la collectivité dont il dépend. Inventeur, il connaîtra plus de déboires que dans la société actuelle, où il peut encore nourrir l'espoir de trouver dans la concurrence un débouché pour son invention.

On n'aperçoit dans les systèmes proposant la disparition de la valeur rien qui garantisse la possibilité de produire un objet quelconque s'il sort de la catégorie des utilités courantes.

On comprend alors le mot de Proudhon faisant de la valeur la pierre angulaire de l'édifice économique.



Les bons de consommation. - On peut pallier certains des inconvénients énoncés ci-dessus, par l'emploi des « bons de consommation » délivrés à chaque producteur au fur et à mesure de son apport, de son dépôt au magasin commun, entrepôt central, etc. Ce système permet, jusqu'à un certain point, la possession d'outils ou engins de production au domicile du producteur. De plus, le bon de consommation qui peut être tout aussi bien « au porteur » que « nominatif » permet à celui qui le présente au guichet de l'administrateur-répartiteur, de se faire délivrer les utilités dont il a besoin et cela dans n'importe quel établissement.

Cette méthode, qu'on peut supposer pratiquée sans difficulté, bat en brèche la notion de l'abolition de la valeur mesurable. On ne saurait imaginer la délivrance de pareils bons sans contrôle. On peut concevoir qu'en échange de toute sa production, on garantisse à un être humain toute sa consommation. Il est inconcevable qu'on délivre un bon de consommation ayant même puissance d'appropriation - j'allais dire d'acquisition - à deux producteurs dont l'apport se chiffre pour celui-ci par deux paires de sabots et pour celui-là par cent ressorts de montre. Il faut un étalon, quel qu'il soit. Ce sera l'heure de travail, le poids, le volume de l'objet, la qualité de la matière qui a servi à le confectionner, - mais il faut une mesure. Et cette mesure servira à déterminer la quantité et l'espèce d'utilité de consommation à laquelle donne droit le bon délivré au producteur. Ce bon de consommation représentera donc un salaire. Comme tous les salaires, il sera susceptible de discussion si on ne l'impose pas. En outre, s'il est nominatif, il pourra être l'objet de « thésaurisation » et s'il est au porteur, de « spéculation ». Je ne parle que pour mémoire de la mise en circulation de faux bons de consommation. L'emploi des bons de consommation est un système bâtard. Il supprime les rapports directs entre la production et la consommation, mais il ouvre la porte à toutes les fraudes qu'on entendait extirper par cette suppression et il ne présente aucun des avantages qu'offre la méthode des tractations de gré à gré.



L'influence du monopole et du privilège dans la fixation actuelle de la valeur. - Il est évident que dans les conditions économiques auxquelles sont astreintes les sociétés actuelles, il n'y a que peu ou point de relations directes entre le producteur réel et le consommateur véritable. Le fait de l'exploitation, l'existence de privilégiés, de monopoleurs, d'intermédiaires de tous genres, donne au produit une valeur souvent arbitraire et parfois fictive, grossit son prix de frais de toutes sortes. Le producteur réel est fréquemment un salarié qui loue ses bras à un accumulateur d'espèces et de moyens de production ; il n'a, dans un grand nombre de cas, jamais affaire avec le consommateur réel.

Même lorsqu'il possède l'outillage de production, c'est le plus souvent avec un intermédiaire, un revendeur qu'il traite, et il arrive qu'avant d'être acquis par le consommateur véritable, un produit a passé par de nombreuses mains intermédiaires. Du propriétaire d'usine privilégié, détenteur de machines colossales et loueur du travail de milliers de bras, au dernier intermédiaire, petit détaillant en échoppe, chacun prélève un taux d'intérêt, un bénéfice, un profit quelconque.

Je ne citerai que brièvement l'action très importante des Trusts, des Cartels ou Corporations, - vastes associations de privilégiés douées d'une immense puissance d'achat, en possession de moyens de production énormes, organisées dans le but de « contrôler » la production d'un article ou d'une série d'articles de consommation, dans un territoire donné, et même à l'extérieur - parvenant ainsi à déterminer la quantité à produire et le prix de vente - ou encore monopolisant pour le monde entier l'extraction, la fabrication, la mise en vente d'un produit.

On peut donc affirmer que le libre jeu de l'offre et de la demande est vicié par les conditions dans lesquelles ont lieu actuellement la production et la consommation, ou plutôt par les conditions auxquelles sont astreints, pour entrer en rapport, le producteur et le consommateur réels. La fixation actuelle de la valeur n'a rien d'individualiste en soi. Elle ne dépend ni de ceux qui produisent ni de ceux qui consomment : elle dépend de ceux qui exploitent le travail d'autrui.



Une définition individualiste de la valeur. - Étant donné un milieu où (chaque individu étant considéré comme un producteur) le producteur possède à titre inaliénable le moyen de production, dispose à son gré et sans restriction aucune du résultat de son effort personnel - ne produit que cc qu'il est apte à produire par soi-même, qu'il travaille isolément ou en association ; étant donné un milieu où on ne connaît ni l'exploitation de l'homme par l'homme ou le milieu ou réciproquement, ni l'interventionnisme gouvernemental ou administratif à n'importe quel degré - sur quelles bases serait établie la valeur des utilités économiques ? Comment la définirait-on ?

Il est nécessaire de faire remarquer que dans pareil milieu humain, il n'y aurait plus d'accaparement possible - que l'épargne ne pourrait même pas se transformer en accumulation, vu la limitation des capacités productrices de l'unité humaine - qu'il n'y aurait plus en présence que des producteurs - non plus des acheteurs et des vendeurs - ou des associations de producteurs désireux de troquer l'utilité qu'ils produisent contre d'autres utilités qui leur font besoin.

Il est rationnel, dans ce cas, que la valeur soit l'expression normale de l'effort individuel du producteur, c'est-à-dire corresponde à ce que le produit a coûté de peine, de labeur, de travail. Proposée par le producteur-offrant, la valeur est discutée par le producteur-demandant, en raison de l'intensité plus ou moins vive de son besoin de l'utilité à laquelle elle s'applique.

Assigner à un produit une valeur qui corresponde à la peine qu'il a coûté, c'est l'équité même, car il est de toute évidence que sa confection plus ou moins parfaite dépend du soin qu'on y a apporté. Question de terrain et de phénomènes atmosphériques mise à part, un champ qu'on se sera donné du souci pour cultiver produira. - toutes choses étant égales - davantage que celui qu'on aura négligé. Et il en est de même dans tons les domaines de la production. Et la peine qu'a coûté un produit peut s'entendre non seulement de son obtention, mais encore de tous les efforts faits pour le présenter au consommateur. Baser la valeur d'un produit sur la peine qu'il a coûté, c'est de « consommateur » à « producteur » pratiquer la réciprocité, la base unique sur laquelle peuvent se fonder les rapports entre hommes animés de la volonté de ne léser jamais autrui. Évaluer un produit selon les efforts accomplis pour l'obtenir, cela revient à offrir pour telle utilité de consommation dont vous avez besoin, un produit on une valeur d'échange d'autant plus avantageuse ou profitable que cette utilité est mieux conditionnée.

Il est évident que dans les termes « effort individuel », « produit », « peine », « labeur », « travail », rentrent tous les éléments nécessaires à la détermination complète de la valeur : rareté de la matière première, frais de transports, amortissement d'outillage, etc, quels qu'ils soient.



Régulateurs de la valeur. - S'il s'agit d'utilités d'usage courant provenant d'un grand nombre de producteurs, la concurrence est tout indiquée pour servir de régulateur à la valeur, laquelle variera alors au dedans de limites très étroites et ces variations seront généralement relatives à la qualité ou à la perfection d'exécution des objets offerts.

S'il s'agit d'objets d'usage moins courant, rares, précieux, spéciaux, s'adressant à un petit nombre de personnes, il est clair que la concurrence étant restreinte, la valeur serait l'objet de tractations plus étudiées entre l'offrant et le demandant. Plus le producteur aurait montré d'originalité, d'initiative, de savoir-faire, de raffinement dans l'exécution de l'objet, plus la valeur de celui-ci s'en ressentirait. Il ne faut pas oublier, pour en revenir à la question du régulateur de la valeur, qu'aux associations de producteurs-offrants répondraient les associations de producteurs-demandants.

La concurrence - dans son sens absolu, - les associations de producteurs-demandants (ou consommateurs) - suffiraient, selon nous, dans un milieu individualiste, au rôle de régulateurs de valeur. S'il est vrai, en effet, que par suite de l'inexpérience du producteur le produit ne corresponde pas toujours à l'effort qu'il a coûté, il n'en est pas moins évident que par le jeu de la concurrence - une concurrence-émulation et non une concurrence-guerre-au-couteau - les négligents se trouveraient amenés naturellement à se soucier davantage de la qualité de leur production.



Raison d'être de la valeur mesurable. - A quoi servirait la faculté, pour le producteur, de fixer une valeur à son produit, si cette valeur n'était pas mesurable par une autre valeur ? Car - ne l'oublions pas - c'est cette qualité de mesurable qui rend un objet, une utilité économique, susceptible d'être échangée. On ne peut échanger, on n'échange pas, un objet dont on ne peut mesurer la valeur, peu importe le rapport auquel on a recours. Un roitelet nègre - s'il en existe encore - peut échanger un kilogramme de poudre d'or contre un habit d'académicien, ou bien une paire de défenses d'ivoire contre un bicorne de garçon de recettes ; il y a toujours un rapport entre les objets échangés, une valeur mesurable ; le kilogramme de poudre d'or par la défroque académique, la paire de défenses par le bicorne de l'encaisseur bancaire.

Un consommateur peut n'avoir pas besoin de l'objet même qu'il se procure, mais se l'approprier à titre d'instrument de troc destiné à se procurer une utilité qu'il trouvera chez un tiers qu'il sait soucieux d'obtenir ledit objet.

Il est donc utile, non seulement que la valeur du produit offert soit mesurable, mais qu'elle le soit de telle façon que le consommateur puisse, en l'échangeant, se procurer, le cas échéant, d'autres produits impossibles à obtenir, par exemple, dans l'endroit où a lieu d'échange.



Divers étalons de la mesure de la valeur. - Mesurable, mais par quoi ? Par une autre utilité ou objet de consommation. Et toutes sortes d'utilités ou d'objets de consommation - périssables et non périssables - peuvent servir de mesure à la valeur d'un produit donné. On peut estimer, s'il s'agit de la production en association, qu'une heure de travail moyen équivaut au temps nécessaire pour la production d'un demi-kg de blé par exemple - (à « Modern Times » , colonie créée par l'individualiste américain Josiah Warren, le temps fixait la valeur. On présenta à M. Daniel Conway qui la visita vers 1860, un bon ainsi conçu : « Dû à X... (médecin) cinq heures de services professionnels ou 80 livres de blé ») - ou de x kg d'avoine ou de x stères de bois, ou de x hg de houille, ou de x mètres d'une certaine qualité de drap, ou de x kg de fer, acier ou fonte. C'est-à-dire que si l'objet a coûté à fabriquer, transformer, façonner, transporter, etc, 6 heures, sa valeur est égale à 6 demi-kg de blé, ou à 6 x avoine, bois, houille, drap, etc.

On peut enfin avoir recours à un étalon de nature plus transportable et en revenir à un instrument d'échange employé de temps immémorial, c'est-à-dire les lingots des métaux rares et précieux, les moins oxydables comme le platine, l'or, l'argent. C'est ainsi que : 1 dag platine mesure x 1 dag. Or 11 1 dag. argent z heures d'un travail moyen et normal.

Quelques lignes expliqueront cette expression « d'un travail moyen et normal ». A supposer qu'un producteur, pour confectionner un objet donné, ait dû fournir un effort de x heures d'un travail sortant de l'ordinaire - par exemple se procurer certaines matières rentrant dans la composition de la chose offerte, - il est logique qu'il augmente la valeur moyenne et normale de l'objet d'un nombre d'heures de travail équivalent à l'effort spécial qu'il a dû faire.

Dans un milieu individualiste, un producteur ou une association de producteurs pourrait encore émettre des bons au porteur représentatifs de la valeur de leurs produits, et conserver ces derniers en stock. Ces bons représentatifs circuleraient, serviraient d'instruments d'échange, et au bout d'un temps plus ou moins long, reviendraient à leur lieu d'émission, afin d'être remboursés en produits - les produits mêmes dont ils représentent la valeur et dont le producteur ou l'association de producteurs détient le stock. Il se créerait d'ailleurs par la suite des associations de transporteurs qui épargneraient aux producteurs individuels de longs et ennuyeux voyages, bien qu'il faille prévoir le perfectionnement et l'universalité des moyens de locomotion individuels, tels les aviettes, De même il se formerait des associations de garde-produits, déchargeant le producteur ou l'association de producteurs du souci de la garde de leurs produits et chez lesquels le porteur du bon n'aurait qu'à se présenter pour obtenir les utilités auxquelles son bon lui donne droit.

Ce système de bons représentatifs peut remplacer avantageusement l'emploi des petits lingots de métaux précieux. Il demande moins de volume, il offre plus de transportabilité.

Dans un milieu individualiste où n'existerait ni domination, ni exploitation ou interventionnisme d'aucun genre, les étalons, les mesures de la valeur, les instruments d'échange varieraient à l'infini. Ils se concurrenceraient, et cette concurrence assurerait leur perfectionnement. Chaque personne, chaque association se rallierait au système cadrant davantage avec son tempérament, s'il s'agit d'individualités; avec le but qu'elle se propose, s'il s'agit d'associations.



Autres opinions individualistes sur la valeur. Objections. Le rôle de la mentalité dans l'absence de la contrainte. - Ce point de vue individualiste de la valeur est d'ailleurs présenté uniquement ici à titre d'aspect particulier du problème des relations économiques entre les unités humaines. On trouve des individualistes qui ne relativisent pas la valeur du produit à la peine qu'il a coûté pour être mis au point. On en rencontre d'autres qui admettent l'idée de rétribution du service rendu en se basant uniquement sur les affinités qu'ils ressentent pour le producteur, sur le plaisir que leur procure sa fréquentation.

Il y a certains individualistes qui suppriment toute idée de valeur dans le procès de production ou de répartition à l'intérieur du groupe dont ils font partie.

On peut évidemment opposer à la conception individualiste de la valeur que nous venons d'exposer et aux conséquences où elle mène, des objections qui en reviennent toutes à cette base fondamentale : la fraude ou la mauvaise foi.

Les individualistes ne nient aucune de ces objections et voici pourquoi :

Ils ne sont pas de ceux qui prétendent que venant au jour, l'homme est « tout bon » ou « tout mauvais », c'est-à-dire s'insouciant ou non de nuire à autrui. Ils exposent que le principal souci de l'être humain est celui de sa propre conservation, et que s'il est influencé par l'hérédité, il l'est aussi par le milieu où il se développe. Néanmoins, ils pensent qu'il lui est possible de se cultiver soi-même au point d'utiliser le fait héréditaire et le phénomène des influences extérieures, et de les combiner pour en faire jaillir, pour ainsi dire, un déterminisme personnel, une mentalité particulière, un tempérament à lui comme l'on dit vulgairement.

Donc, qu'il s'agisse de milieux sociaux, étatistes, collectivistes, communistes et autres, leur existence économique dépend de deux facteurs : ou la mentalité de leurs composants sera telle qu'elle exclura tout recours à la contrainte légale, les conditions économiques du milieu répondant absolument aux aspirations de tous - ou les conditions économiques du dit milieu ne répondront ni aux besoins ni aux vœux de tous ceux qui le constituent, d'où recours à la force, aux mesures coercitives.

Il est impossible de s'évader de ce dilemme : ou mentalité adéquate aux règlements en vigueur dans le milieu - ou recours à la réglementation obligatoire avec son cortège d'inspecteurs, de surveillants, son tarif de répressions et ses geôles.

S'il est impossible d'échapper, à la mauvaise foi, à la tromperie, à la fraude, au dol, autrement que par la menace et l'application de mesures de répression, il n'y a plus qu'à en faire son deuil. La thèse individualiste « à notre façon » demeurera une opinion, une attitude, une tendance, ni plus ni moins. La constatation que son heure de réalisation n'a pas encore sonné ne saurait empêcher d'ailleurs qu'elle satisfasse l'entendement, qu'elle réponde à la conception de la vie économique de ceux qui l'ont adoptée.

Cela n'empêcherait pas non plus que les individualistes continuent à la considérer, sur le terrain économique comme dans les autres domaines de l'activité humaine, comme répondant plus que tout autre aux besoins, aux aspirations et aux désirs intimes de la personne humaine,

- E. ARMAND.