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VANDALISME n. m.

Ce mot vient du nom des Vandales, peuple de la Germanie Orientale qui participa aux invasions barbares des premiers siècles chrétiens, et qui se serait particulièrement mis en évidence par ses dévastations dans l'Europe Occidentale et le nord de l'Afrique. Dans cette dernière contrée, il fonda, en 434, avec son chef Genséric, un empire dont la capitale fut Carthage, et qui fut détruit cent ans après par les Byzantins, sous la conduite de Bélisaire, général de Justinien, empereur de Constantinople.

Les exactions attribuées aux Vandales sont restées dans l'histoire comme l'exemple de la plus sauvage barbarie, et le mot vandalisme a pris place dans la langue pour qualifier « tout procédé destructeur qui anéantit ce qui commandait le respect par son âge, ses souvenirs ou ses beautés », (Littré). Le vandalisme est la destruction, la mutilation des belles choses, en particulier des œuvres d'art. Cette définition est d'origine latine moderne, or il y a lieu d'être très réservé sur le véritable rôle des Vandales, ceux-ci s'étant montrés, par de nombreux côtés, un des grands peuples du premier moyen âge, aux temps où l'empire romain était en pleine décomposition. (Voir E.-F. Gautier: Genséric, roi des Vandales). Leur plus grand tort fut d'avoir été, parmi les Barbares, ceux qui tinrent tête le plus opiniâtrement au christianisme ; cela explique la réputation que leur ont faite les chrétiens. Laborde a dit fort justement : « Chaque époque ayant des méfaits de vandalisme à reprocher à sa devancière, et ne se sentant pas elle-même la conscience bien nette, on est tombé d'accord qu'on rejetterait le tout sur les Vandales qui ne réclameraient pas ».

Les barbares destructeurs furent ce que Flaubert a appelé « une force matérielle » ; ils furent comme les éléments inconscients, le vent, le feu, l'eau qui emportent, désagrègent, détruisent. Des vandales qui furent pires, et mille fois plus barbares, furent ceux conscients de leur destruction, qui l'organisèrent systématiquement, par fanatisme, par haine de tout ce qui pouvait servir une pensée différente de la leur, par stupide conviction qu'ils détenaient « l'Unique Vérité » la leur, qu'ils devaient imposer par tous les moyens, fût-ce le feu et le sang. Ce furent aussi ceux dont la méchanceté raffinée, l'ambition monstrueuse, le bas esprit de vengeance, la jalousie impuissante à manifester quelque grandeur, se plurent à souiller, à flétrir, à anéantir tout ce qui les dépassait. Or, de ce vandalisme, les Barbares furent bien innocents. Il fut le propre du monde chrétien et des temps qu'il a formés. Depuis la première statue païenne à laquelle les Polyeucte ont coupé le nez, jusqu'à la destruction de la bibliothèque de Shanghai par les Japonais, en 1932, toute l'histoire du monde appelé « civilisé » est déshonorée par ce vandalisme sauvage, pire que barbare, parce que dirigé par une volonté éclairée, consciente, persévérante, de malfaisance et de destruction.

Le vandalisme chrétien précéda celui des Barbares en Grèce, à Rome, dans les Gaules. L'évêque Saint-Martin de Tours, au IVe siècle, ne laissa « pas un temple, pas une pierre-fitte, pas un chêne consacré par le druidisme, debout dans son diocèse ». (Zeller). Lorsqu'en 410, le barbare Alaric saccagea Rome, ce furent les chrétiens qui lui ouvrirent les portes de la ville, comme ils auraient ouvert les digues d'un fleuve pour répandre la dévastation. Celle qu'Alaric sema dans Rome fut douce à leur cœur en n'atteignant que « l'œuvre des idolâtres »,.Vainement ils voulurent pousser le barbare à faire la même besogne dans Athènes ; Alaric refusa et ce furent les moines qui brûlèrent le temple d'Éleusis. Edgar Quinet a dit comment l'Église catholique a détruit le paganisme, grâce à « l'avidité, l'acharnement avec lesquels les empereurs du Bas-Empire ont saisi l'unité catholique dès qu'ils l'ont entrevue... Longtemps avant d'être convertis au christianisme, ces despotes avaient vu tout ce que le despotisme aurait à tirer de l'Église catholique ». Bien avant d'être baptisé chrétien, Constantin « était déjà fanatique de ce nouvel instrument de domination ». Il inaugura la série des décrets impériaux qui ordonnèrent la destruction des monuments du paganisme, et que clôtura Théodose II en disant : « Que tous les temples, sanctuaires, s'il en reste encore d'entiers, soient détruits par l'ordre des magistrats et purifiés par la croix ». C'est ainsi que fut opérée cette « purification » du Colisée de Rome qui souleva l'indignation de Flaubert, en 1854 : « Ce qu'ils ont fait du Colisée, les misérables ! Ils ont mis une croix au milieu du cirque et tout autour de l'arène douze chapelles ... Je comprends la haine que Gibbon s'est sentie pour le christianisme en voyant dans le Colisée une procession de moines ! A Cordoue, on a « purifié » la mosquée en l'enfermant dans les murs d'un immense couvent. Le sage Libanius, qui fut précepteur de l'empereur Julien, exprima les protestations les plus véhémentes contre le vandalisme stupide dont il fut le témoin au IVe siècle. Ses Lettres, qui nous sont restées, en sont le plus précieux des témoignages. Elles dénoncent les « hommes noirs » entrainant les foules ignorantes à la destruction des monuments ; « ces moines qui mangent plus que des éléphants, passent leur temps à boire et à chanter, et volent, pour les vendre, le bois, le fer et les pierres des temples. Ces voleurs, vêtus de noir, se répandent dans la campagne, saccagent les fermes, tuent ceux qui résistent, et si on leur demande en vertu de quel droit ils se livrent à ces violences, ils répondent qu'ils font la guerre aux temples !... », Voilà les gens qui se permettraient, plus tard, de juger la « barbarie » des Vandales !...

Les moines poursuivirent dans la vieille Égypte la même besogne acharnée de destruction des villes, temples, œuvres d'art. Ce sont eux qui détruisirent à Alexandrie, en 390, la bibliothèque de Ptolémée Soter déjà brûlée en partie dans le siège de la ville sous Jules César, mais reconstituée sous le règne de Cléopâtre par l'appoint des 200.000 ouvrages grecs, à un seul exemplaire, de la bibliothèque de Pergame. Malgré les témoignages probants qui sont demeurés, entre-autres celui du prêtre Orose contemporain de l'événement, de pieux faussaires n'en continuent pas moins à imputer cette destruction aux Arabes venus plus tard. Les vandales modernes ont continué l'œuvre des moines contre les temples égyptiens pour prendre dans leur maçonnerie celle de leurs usines. L'arc de triomphe d'Antinoë a fourni la pierre à chaux nécessaire pour la construction d'une sucrerie !...

C'est le pape Grégoire 1er, appelé « le Grand », qui fit brûler la bibliothèque du Palatin, fondée par Auguste ; il fit détruire les derniers monuments païens et chasser les savants de Rome. Presque tous les livres anciens avaient alors disparu ; il ne resta, pour parvenir jusqu'à nous, que soixante-un volumes de la littérature grecque sauvés par les Arabes qui les conservèrent. et deux volumes de poésie latine dont le second est presque entièrement d'auteurs chrétiens.

De tout temps les monuments et les bibliothèques eurent à souffrir de façon encore plus irréparable que les populations de la sauvagerie guerrière qui détruit pour détruire, avec la stupide imbécillité de ce qu'on appelle : la raison du plus fort ! De tout temps aussi s'est exercé le vandalisme civilisé qui prend pour une raison supérieure une rhétorique insane. Les destructeurs de livres ont toujours été aussi odieux et stupides, depuis ce Nabonassar, roi de Babylone, qui les faisait anéantir huit siècles avant J.-C, jusqu'aux hitlériens qui les brûlent dans l'Allemagne actuelle. Le type le plus caractéristique de la folie mégalomane qui préside généralement à ces destructions s'est présenté dans l'empire chinois, Chinguis, qui imagina, 200 ans avant J.-C., de faire détruire tous les livres du pays pour faire oublier aux Chinois ceux qui l'avaient précédé sur le trône !

L'Église ne cessa jamais de brûler la pensée écrite. Elle possède toujours parmi ses troupes des excités frénétiques comme cet abbé Bethléem qui met le feu à des journaux sur la voie publique. Quand elle n'a pas brûlé, elle a interdit, censuré, gratté, tripatouillé de toutes les façons. (Voir Tripatouillage). Toutes les églises, au nom de la « vérité » particulière à chacune et qu'elles affirment être la seule authentique et supportable, ont fait les mêmes besognes, ont pratiqué le même vandalisme. Les Romains précédèrent M. Hitler contre les livres juifs, et aussi le nommé Pfeffercorn (grain de poivre), dont, à quatre cents ans de distance, il réalise la criminelle insanité. Les protestants firent subir aux livres catholiques le sort que les chrétiens avaient inf1igé aux livres païens. Cromwell, sombre brute puritaine, fit mettre le feu à la bibliothèque d'Oxford.

Au temps des Grecs, on grattait déjà les manuscrits pour substituer un texte à un autre. Les manuscrits ainsi traités étaient appelés palimpsestes. Au moyen âge, ce grattage devint une véritable industrie et une profession monacale qu'on a cherché à justifier par la pénurie du parchemin. Elles s'exercèrent en particulier dans les monastères de Bobbio, de Wissembourg, de Fulda, de Saint-Gall, de Mayence, du Mont-Cassin. Des milliers de textes antiques furent ainsi détruits pour substituer « d'ineptes grimoires aux chefs d'œuvres sublimes que les moines ne comprenaient point » (Michelet). A partir du VIIe siècle, il n'y eut plus un seul exemplaire d'œuvres comme les véritables poésies d'Anacréon, les comédies de Ménandre, les écrits de Varron et une foule d'autres de l'antiquité. Une autre forme du vandalisme bibliophobe fut la guerre acharnée que les iconoclastes firent aux livres enluminés à partir du VIe siècle. Léon l'Isaurien fit brûler en un jour 50.000 volumes. Les chefs d'œuvres de la peinture antique furent anéantis comme ceux de la poésie.

Le Parthénon, temple d'Athéna., qui dominait la ville d'Athènes et fut l'œuvre de Phidias au 4e siècle avant J.-C., avait résisté à toutes les attaques du temps, à l'iconoclastie chrétienne, à l'invasion des Turcs, à l'imbécillité militaire qui faillit le faire sauter dans l'explosion d'une poudrière établie dans ses flancs. En 1816, un Anglais, lord Elgin, entreprit de le dépouiller de ses merveilles décoratives. Statues, bas-reliefs, frises, furent enlevés, arrachés, mis en débris pour être transportés en Angleterre, où, depuis, ils croupissent au British Museum ! Cc fut le commencement d'une industrie que, pour la honte de lord Elgin, on appelle l'elgénisme. Son fils la continua avec une sauvagerie encore plus grande en présidant, avec le général français Cousin-Montauban, au pillage et à l'incendie du Palais d'Été de Pékin, lors de la Guerre de Chine, en 1860. L'elgénisme s'est exercé depuis cent ans avec le plus déconcertant cynisme et la plus scandaleuse impunité. Il a donné à la guerre un caractère de banditisme jamais atteint jusque là, à la guerre coloniale surtout, les « civilisés » ayant, dans la transcendance de leurs turpitudes, tous les droits sur les « peuples inférieurs ». Il ne fut plus de monument qui fut respecté partout ce fut la destruction, et surtout le « chapardage ». Dans les cinq parties du monde, des individus, vrais « antiquaires de grands chemins », trouvèrent toutes les complicités excitées par l'esprit de lucre, et l'imbécillité de fonctionnaires, comme cet abbé Barthélémy qui aurait voulu faire transporter à Paris la Maison Carrée de Nimes !...

Aux colonies, le soldat chapardeur se livra à une dévastation inouïe. La Guerre de Chine, en 1901, fut la plus inimaginable expédition de brigandage international civilisé, sous la pieuse direction de l'évêque Favier. On envoya même en Europe des têtes coupées de Chinois ! (Voir U. Gohier : La Guerre de Chine.) Au Cambodge, aux Indes, en Syrie, en Égypte, on pilla et on dévasta les palais, les temples, les vieilles nécropoles royales, objets des cultes indigènes. Souvent, les archéologues furent complices de ces exactions. Les malfaiteurs qui se livrent à ces exploits hurlent d'horreur lorsque, chez eux, une sépulture quelconque est profanée !

En 1832, V. Hugo ajoutait une note à l'édition définitive de Notre-Dame de Paris pour protester contre le vandalisme acharné sur la cathédrale, vandalisme aussi redoutable dans ses inintelligentes restaurations que dans ses stupides démolitions. « C'est, disait-il, une chose affligeante de voir en qu'elles mains l'architecture du moyen âge est tombée, et de quelle façon les gâcheurs de plâtre d'à-présent traitent la ruine de ce grand art ». A Paris, l'ignorance de ces goujats qui « se prétendent architectes, sont payés par la préfecture ou les menus, et ont des habits verts », (V. Hugo), s'acharnait alors, sans aucune nécessité véritable, sur de vieilles églises qui étaient des joyaux, sur l'évêché du XIVe siècle, la chapelle de Vincennes, les vitraux de la Sainte-Chapelle, la tour Saint-Jacques, etc. Le mal s'est étendu en province. On est stupéfait de voir chez les marchands d'antiquailles, dans les ventes publiques, tant de trésors artistiques volés dans les églises, les musées, les bibliothèques. Le public, indifférent au vandalisme qui a dispersé ces trésors, ne s'émeut, parfois, que si un parti l'excite. Cléricaux et anti-cléricaux ne s'affrontent alors que pour des intérêts où l'art n'a rien à voir. Les dévastations que M. Barrés, parmi tant d'autres, a dénoncées dans sa Grande pitié des églises de France, ont eu pour auteurs autant des uns que des autres. Des curés, des fabriciens, toute la faune des rongeurs de sacristies, en ont tiré bénéfice quand ils se sont faits les pieux brocanteurs de ce qu'ils appelaient de « vieux bois », de « vieilles ferrailles », et qui étaient des stalles sculptées, des fers forgés, des tableaux, des statues, des objets précieux enlevés des vieilles églises dont ils avaient la garde. Les journaux donnent du « généreux mécène » à ceux qui restituent les œuvres d'art volées, comme cet Américain qui a fait don au Musée du Louvre de l'Ange de Reims, mais ils n'ont pas dit comment cet ange avait été enlevé à sa cathédrale, et comment le « mécène » était entré en sa possession.

Les « dynamiteurs de clochers » sont, paraît-il, des Homais, quand ils ne sont pas des Allemands, mais est-ce M. Homais ou un Allemand qui fit abattre, sur la façade de la cathédrale de Reims, les têtes des statues des saints, à l'occasion du sacre de Charles X, en 1824, parce qu'on craignait que « le canon et les cris de fête ébranlant l'atmosphère, ces têtes ne vinssent à tomber sur celle du monarque au moment où il entrerait dans l'Église » ? Vitet, qui a raconté cela en 1831, dans son rapport au Ministre de l'Intérieur sur les monuments historiques, a signalé nombre d'autres faits qui montrent un vandalisme aussi hypocritement clérical que stupidement administratif, civil et militaire. Ils sont constants. Aujourd'hui, les Vitet constatent la disparition d'un tableau de Philippe de Champaigne qui était au Palais de Justice de Rouen, les dégâts subis par de nombreuses toiles du Louvre dans le voyage qu'on leur fit faire à Toulouse en 1914, les mutilations du pavillon de la Reine au Château de Vincennes pendant l'occupation militaire de la Grande Guerre, et mille autres semblables.

Les « accroupis de Vendôme » qui ont établi des latrines publiques dans la tour d'une vieille église, et les « francs-maçons d'Avignon » qui font déposer et distiller les vidanges de leur ville dans l'église de Saint-Ruf, monument roman du XIIe siècle, sont évidemment d'affreux scatologues puisqu'ils ne sont pas des hommes d'église. Toute la France pieuse frémira d'indignation, des siècles durant, contre les « bandits de 1789 » qui saccagèrent tant de monuments, représentations d'un passé odieux à leurs yeux, et brûlèrent entre-autres la vierge noire de Notre-Dame de Liesse. Mais elle veut ignorer qu'en 1690, Louis XIV, le roi si solairement pieux, avait fait enlever et fondre à la Monnaie les objets précieux de cette église pour payer les dernières faveurs qu'il dispensa à Mme de Montespan tombée en disgrâce.

Une forme de vandalisme pieux, qui témoigne d'un esprit particulièrement dépravé, consiste à « cacher ces seins que l'on ne saurait voir », à dissimuler la nudité, habiller les peintures et sculptures, les affubler d'un cache-sexe. On a mis des feuilles de vigne à la statuaire antique que l'on n'a pas détruite. Dès la Renaissance, les « honnêtes gens » à la façon de l'Arétin protestaient contre les « nus » de Michel-Ange. Le gouvernement de M. Mussolini a fait vêtir les personnages des fresques de Pisano à la cathédrale de Pise !

Le Palais des Papes, à Avignon, servit longtemps de caserne. Ses sculptures furent brisées, ses fresques badigeonnées à la chaux, ce qui n'empêcha nullement le pullulement des punaises, attributs spécifiques de toutes les casernes. Combien d'autres monuments historiques subirent un sort semblable sous les règnes de princes « éclairés » comme sous le régime républicain, sous les curés comme sous les Francs-maçons !

Le vandalisme édilitaire actuel n'est pas moins calamiteux que celui du passé, quand il s'attaque à de vieilles choses, parures des cités qui pourraient être conservées pour leur charme et leur beauté. Dans la plupart des villes anciennes, on n'ose pas raser complètement de vieilles constructions pour faire de la place et apporter de l'air. Il y a les intérêts des propriétaires vautours, plus respectables aux yeux des politiciens que la santé et la vie des pauvres gens logés dans ces taudis foyers de crasse et de tuberculose, qui s'y opposent. On se rattrape sur le domaine public qui ne gêne personne et fait l'agrément de tous. Sournoisement, on déchiquète les remparts d'Avignon ; on agrippe à ceux d'Aigues-Mortes des excroissances parasites qui détruisent leur magnifique ensemble. De vieux châteaux et hôtels qui ne gênent personne et feraient d'admirables musées, sont démolis pour la seule satisfaction des chiffonniers et des brocanteurs à l'affut de ces déprédations. On projette le bouleversement des jardins des Gobelins, une des plus belles choses du vieux Paris, pour y construire des maisons modernes. Des centaines de monuments et d'œuvres, affirmation intellectuelle et artistique du passé, de l'effort humain pour embellir la vie, sont ainsi détruits, mutilés, par la rapacité affairiste des uns, par la sottise inesthétique des autres, et sans aucun bénéfice véritable pour la collectivité. On entretient la lèpre et on supprime la beauté.

Pour les avantages particuliers d'un prétendu utilitarisme, les plus beaux sites sont dévastés, livrés à des rongeurs cosmopolites qui les souillent de leurs usines, de leurs palaces, de leur publicité.

La petite ville de Cassis, la cité de Calendal est empoisonnée par une usine de ciment construite, malgré les protestations de la population, par une société que soutiennent des politiciens puissants intéressés dans ses affaires. Les « calanques » de Cassis, véritables merveilles naturelles, ont été attaquées par des marchands de pierres. Les jardins Biovès, à Menton, sont menacés de destruction pour faire place à un casino. Dans les vieilles villes où des arbres centenaires mettent encore un peu de fraîcheur et de couleur à côté des bâtisses lépreuses et des trop modernes « buildings », ces arbres sont abattus systématiquement. Marseille est favorisée, depuis dix ans, de cette sorte d'édilité. Sous prétexte de faciliter la circulation, on y met à bas les vieux arbres, mais on les remplace par des bustes de célébrités politiciennes et des tables de cafés !. ..

Le déboisement intensif, par la hache et par le feu, fait des déserts stériles des montagnes et des plateaux les plus fertiles. Les populations sont obligées de les abandonner pour aller s'entasser dans les villes où elles sont la proie des entreprises industrielles, du chômage, de la maladie. Et les criminels responsables gémissent contre l'abandon de la terre et la dépopulation !...

Enfin, nous ne pouvons en terminer avec le vandalisme sans dire quelques mots de la censure, bien qu'il en ait été déjà parlé dans cet ouvrage. La censure est à la fois du vandalisme et du tripatouillage, son emploi étant d'interdire, de supprimer ou de n'admettre que sur correction. Elle procède avec un véritable machiavélisme et une hypocrisie supérieure. Elle ne fait pas disparaître en détruisant - elle laisse cela aux « barbares », aux temps « d'intolérance », des tribunaux ecclésiastiques et des parlements qui livrèrent au feu tant de livres, et parfois leurs auteurs - ; elle fait disparaître en interdisant et en supprimant. Elle est à l'image des gouvernements libéraux qui remplacent la peine de mort par la prison perpétuelle. Elle ne tripatouille pas, - elle laisse cela aux goujats de l'écritoire ; - elle oblige l'auteur à se tripatouiller lui-même, quand il n'a pas assez de dignité pour l'envoyer se faire f... ! Elle est à la fois odieuse, par sa tyrannie et sa cafardise, et ridicule, par les mobiles rarement avouables qui la guident dans les voies du puffisme souverain contre toute intelligence et toute liberté. Il est des pays, comme l'Angleterre, où elle interdit les pièces de Molière, les tenant pour immorales !... Il est des pays, comme la France, où elle laisse commettre les pires attentats contre les chefs-d'œuvre littéraires par les « pignoufs » du cinéma et du roman populaire, où elle laisse ridiculiser bassement, par des pitres-provocateurs de tréteaux policiers, les sentiments et les opinions les plus dignes, mais où elle défend qu'on brûle autre chose que l'encens de la flagornerie sous le nez des déesses de la République, tout comme au temps des Pompadour, des Thérésa Cabarrus et des Nana.

Le rôle que la censure a exercé de tout temps contre la pensée humaine devrait valoir, à ceux qui s'y emploient, un mépris universel. Le plus cocasse est qu'ils prétendent être des artistes et des esprits libres ! Ne sont-ils pas particulièrement considérés dans le monde des lettres et des arts où il y a tant de larbins pour si peu d'hommes libres ? La censure représente ce que Baudelaire appelait « l'art et la littérature honnêtes », l'art et la littérature des messieurs « bien pensants » du Cercle de la Librairie dont le catalogue annonce Gamiani, édition illustrée par surcroît, mais demeure fermé à tout ouvrage dont les tendances philosophiques et sociales ne sont pas inspirées de ce que feu Barboux, académicien, appelait « les vérités chrétiennes »et de ce que les chroniqueurs nationalistes nomment « l'Ordre » !...

La censure, et ceux qui l'exercent, voici comment Flaubert les a jugés, et il sera inutile d'en dire davantage sur leur compte : « Voilà le sieur Augier employé à la police ! Quelle charmante place pour un poète et quelle noble et intelligente fonction que celle de lire les liore» destinés au colportage ! Mais est-ce que ça a quelque chose dans le ventre ces gaillards-là ? C'est plus bourgeois que les marchands de chandelle. Voilà donc toute la Littérature qui passe sous le bon vouloir de ce monsieur ! Mais on a une place, de l'importance, on dine chez le ministre, etc, et puis il faut dire le vrai ; il y a de par le monde une conjuration générale et permanente contre deux choses, à savoir la poésie et la liberté ; les gens de goût se chargent d'exterminer l'une, comme les gens d'ordre de poursuivre l'autre... , Augier, sans doute, croit faire quelque chose de très bien, acte de goût, rendre des services. La censure quelle qu'elle soit me parait une monstruosité, une chose pire que l'homicide ; l'attentat contre la pensée est un crime de lèse-âme. La mort de Socrate pèse encore sur le genre humain. »

Terminons en disant que le vandalisme est la forme exaspérée et violente de la stupidité nationaliste qui se traduit dans l'impérialisme. De même que l'assassinat est admirable quand il consiste à tuer l'homme de l'autre côté de la frontière, la destruction est louable quand elle sévit contre l'étranger ou contre l'adversaire de parti. Les véritables vandales, ce sont les fanatiques, les intoxiqués de préjugés nationaux et dogmatiques, qui n'admettent qu'une seule patrie et qu'une seule foi, la leur, faisant un instrument homicide de la formule : « Hors de l'Église, pas de salut ! » ; ce sont les iconoclastes qui ne détruisent des idoles méprisables que pour les remplacer par d'autres aussi méprisables, parce qu'elles ne peuvent avoir d'autre emploi que de tenir l'homme dans la servitude ; ce sont tous les tenants de l'autorité qui ne renversent une tyrannie que pour en établir une autre. Nous devons être des Barbares, nous devons être ces barbares qui jetteront à bas toutes les idoles et tous les temples de l'autorité pour dresser sur leurs ruines la Cité des Hommes, la cité où la vie sera libre, bonne et belle pour tous.

- Édouard ROTHEN.