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VAUTOUR n. m. du latin Vultur

― Zool. : Genre d'oiseaux rapaces, type de la famille des vulturidés.

― Arg. : Monsieur Vautour. Usurier. « Propriétaire impitoyable ». (Dictionnaire Larousse).

C'est exactement, en deux mots, la définition la plus brève de l'oiseau malfaisant dont nous voulons parler très brièvement ici.

Inutile de nous étendre sur l'oiseau à plumes. On le connaît assez comme vilain oiseau qui se repaît de la charogne animale ou humaine, que son œil perçant sait apercevoir de très haut et que son odorat extraordinaire fait se délecter d'avance, de très loin, par cette forte odeur de putréfaction qui l'attire. Après avoir plané quelques instants clans les airs, il se précipite sur sa proie avec avidité, et, de son bec puissant et crochu, il se hâte de déchiqueter le cadavre, de s'en gaver et de s'enfuir. Car le vautour n'est pas l'aigle : il est lâche et craintif ― c'est la nature qui l'a fait ainsi ― et ne s'attaque jamais seul à un être vivant. Il aime mieux la charogne, sans risque, que la chair fraîche avec le moindre danger. Il a bien les mœurs lâches et bourgeoises, telles que nous les connaissons chez la plupart des propriétaires. Aussi, nous ne contestons rien à ce que nous trouvons parfaitement d'accord avec nous dans Larousse: « Arg. : Monsieur Vautour : Usurier. Propriétaire impitoyable... ».

Et, les pires de tous, sont ceux qui vivent de la misère des pauvres ! Ceux-ci ne sont-ils pas souvent de mauvais payeurs... et pour cause ?... Mais si, individuellement, on rencontre des locataires payant difficilement l'un ou l'autre des termes dût annuellement à M. Vautour, c'est qu'il y a, chez le petit locataire, le locataire ouvrier, le ménage laborieux avec ou sans enfants, des calamités perpétuelles : maladie, chômage, naissances, décès.

C'est une mentalité spéciale que celle de M. Vautour. Il ne s'occupe pas si la maladie, fréquente chez ses locataires miséreux, est due à la mauvaise hygiène de ses locaux, ordinairement malsains, malpropres. Le cube d'air nécessaire à chaque habitant d'un logement ne lui donne aucun souci. L'architecte à ses ordres, n'est apprécié de lui que par son talent à utiliser les vides et à caser le plus de monde possible en le plus étroit espace, sans s'inquiéter de la facilité d'évoluer en si peu de place, où l'air est incontestablement très souvent, sinon toujours, trop rare et toujours vicié par la disposition incommode, insalubre des pièces qui composent un logement de petit loyer, toujours trop cher pour ce qu'il est.

Dans les faubourgs, dans les cités des petites et grandes villes, « sous le ciel bleu de notre France », ce ne sont partout que des amas de pierres et de plâtras où la lumière ne parvient pas, où l'humidité se maintient où la vie des parasites infectes et nuisibles est seule prospère.

Aussi, la famille ouvrière, première victime de M. Vautour, s'épuise, s'exténue, toute sa vie pour l'enrichir. Plusieurs familles et parfois plusieurs générations entretiennent ainsi l'immonde oiseau : le Propriétaire impitoyable et rapace. Il faut payer recta, sans retard, car la loi est toute à sa disposition, elle est faite pour lui seul et contre ses locataires. Et ceux qui appliquent cette loi, ou ces lois, sont tous à son service, docilement, aussi bien que ceux qui les ont rédigées et votées. Il faut s'y soumettre de gré ou de force.

M. Vautour n'a jamais compté les meurtres dont il est l'auteur direct ou indirect. C'est pour être logés, avoir un abri où se nicher quand même, que des travailleurs se prostituent de corps et d'âme en se soumettant aux volontés, à l'autorité d'un patron, aux baisses de salaires, aux vexations, à l'arbitraire, aux indignes exigences d'un exploiteur stupide et insolent qui les exploite et les pressure sans vergogne ! C'est pour avoir un abri et pour le conserver que des femmes triment dans les usines, à n'importe quel prix, de jour ou de nuit, et que des jeunes filles se prostituent une fois, deux fois, trois fois... puis toujours si, pour elles, la vie de plaisir a plus de bien-être et de tranquillité sinon de charme que la vie de misère !

M. Vautour sait bien tout cela, mais il en vit et, parfois, il en crève... de pléthore !... Car lui, n'est pas poussé au suicide.

On se demande comment il se fait que M. Vautour s'acharne tant à conserver des immeubles à nombreux locataires payant peu, payant mal ou ne payant pas ?

C'est simple : la quantité supplée à la qualité. Un cent de locataires à petits loyers rapportent plus que quelques locataires à logements bourgeois et ils sont bien moins exigeants. Les petits locataires s'usent plus vite dans les locaux meurtriers du criminel M. Vautour. Les locataires passent, l'immeuble reste.

L'ignoble guerre de 1914-1918 a eu, bien malgré elle certes, l'incontestable utilité d'anéantir quelques foyers pestilentiels où s'abritèrent et succombèrent plusieurs générations de malheureux. Ils parvenaient à payer leurs assassins, les bons bourgeois propriétaires. Ceux-ci se gardaient fort d'habiter leurs taudis..., ni même les quartiers où ils étaient !

Où sont-ils les fuyards, qui ne voulaient pas mourir sous les décombres d'immeubles que les Allemands (ou les Français) bombardèrent ? Peut-être sont-ils morts sur la route de l'exode? Peut-être ont-ils été faire le bonheur d'autres commerçants, d'autres exploiteurs, d'autres propriétaires en d'autres lieux ?

Ils ont changé de pays, mais ils n'ont pas changé de sort sans doute !

Quant à M. Vautour, dont l'immeuble fut anéanti, il a patriotiquement fait état de son malheur. Et la Patrie, reconnaissante, l'a copieusement dédommagé de son sacrifice en le dédommageant amplement de la perte de son immeuble : s'il valait quelques milliers de francs, il a reçu quelques dizaines de milliers de francs. De même que les usines saccagées, les châteaux luxueux, les vastes habitations ont été réédifiés de façon généreuse et moderne et valent en millions ce qu'ils valaient en milliers de francs ! Ah ! la guerre fut, pour quelques possédants, une bonne, très bonne affaire... M. vautour ne fut pas oublié dans les compensations patriotiques !

Avant la guerre, les Vautours se plaignaient fort (tout en faisant très habilement et très odieusement leurs petits calculs) du rapport de leurs immeubles.

Ainsi, avant le 2 août 1914, ils durent payer une taxe d'ordures ménagères. Ils s'en lamentaient mais se rattrapaient facilement. La taxe était-elle de 20 francs ? Aussitôt, ils augmentaient de 20 francs chaque quittance locative (chaque immeuble contenait 20, 50, 100 locataires). Telles étaient les ruses de M. Vautour, qui savait jouer à qui perd gagne et ne perdait jamais.

Il y eut ― toujours avant guerre ― une certaine agitation populaire contre la hausse des loyers.

Des logements, des appartements se trouvaient vides, inhabités, des années entières... M. Vautour préférant ne pas louer que louer sans augmentation. À ce moment, il y avait aussi des familles entières, des familles nombreuses mises à la rue, parce que, dans divers arrondissements, tous les proprios suivaient le bon exemple. Un M. Vautour avait augmenté ses loyers et fait expulser les récalcitrants ; un autre Vautour ne voulait pas d'enfants, etc...

Enfin, c'était affreux de voir de pauvres gens mis dehors avec leurs pauvres meubles (quand ils en avaient), avec leurs misérables hardes, grelottant de froid. Tous les vautours se valaient.

La Préfecture de Police ne savait où donner de la tête et son aimable et courtois personnel avait « la manière » pour évincer les coupables d'être pauvres et les inviter à circuler.

Il y avait déjà un syndicat des locataires. Il y avait aussi une équipe de bons bougres qui savait gaillardement opérer ce qu'on appelle : un déménagement à la cloche de bois.

C'est à ce moment que survint le camarade Cochon. Il introduisit au syndicat des locataires les salutaires méthodes « d'action directe », dont usait la classe ouvrière dans sa lutte contre le patronat et que préconisaient avec ardeur les militants syndicalistes de la C.G.T. révolutionnaire d'avant guerre, ayant pour but d'action : la suppression du patronat et du salariat.

Ce sacré Cochon devint alors très populaire à Paris et dans la banlieue, par sa façon méthodique d'organiser des manifestations qui ne rendaient guère sympathiques les exploits des propriétaires, à la rapacité desquels collaboraient huissiers, commissaires de police, gendarmes et agents de la force publique. Hou ! hou! les vautours !

Cochon savait ne pas prendre les choses au tragique. D'un sang-froid imperturbable, il parlementait avec les autorités de l'Ordre bourgeois et, discrètement, installait dans les immeubles inoccupés les Sans-logis de M. Vautour.

Mais cela n'alla pas toujours aussi simplement. Il y eut bien, pour Cochon et son action, les encouragements de la foule et le concours de quelques personnalités cossues et connues, heureuses de participer à l'accomplissement d'une action de justice et de solidarité !

Comme il était à prévoir, la presse prit parti pour ou contre et, de l'une ou l'autre façon qu'elle arrangeât les choses, sa publicité favorisa l'action et l'initiative du camarade Cochon. Celui-ci réunissait, autour de lui, chaque fois qu'il opérait, une foule toujours plus considérable, et M. Vautour palissait de rage impuissante devant l'impuissance même de la police qui avait ordre de ne pas aggraver les choses par des brutalités, se contentant de maintenir l'ordre et de protéger le cortège de M. Cochon qui, accompagné de la musique, conduisait où il fallait, vers un abri provisoire, mais sûr, les malheureux chassés par la rapacité de M. Vautour. La foule populaire qui restait seulement spectatrice, ne ménageait point ses applaudissements à M. Cochon et ses coups de sifflets à M. Vautour.

Le chahut de Saint-Polycarpe, ainsi que se nommait la bande à Cochon, fit, un moment, reculer les représentants de la loi. On riait, on ironisait, mais on songeait combien il était odieux qu'un propriétaire, au nom de la loi, pût mettre dehors des familles entières ne pouvant payer leur loyer par suite de maladie ou de chômage. Une certaine presse fit campagne contre M. Vautour. Des interpellations se produisirent à la Chambre, des projets de lois furent mis en chantier et des commissions parlementaires constituées ; le gouvernement, bien embarrassé, craignant de froisser l'opinion publique par des coups de force contre le fauteur de désordre Cochon et contre ses compagnons, prit des mesures autrement efficaces. La calomnie ne manqua pas de s'exercer. Par insinuations, par délation, avec le concours de la presse docile, on fit courir les bruits les plus infâmes contre Cochon et contre ses amis. Il est facile d'imaginer tout ce qu'on put dire. Il importait peu que ce fût vrai, pourvu que ce fût vraisemblable. Tout cela est dans l'ordre bourgeois. Néanmoins, les bons tours de Cochon ont bien fait mal à M. Vautour.

Mais, depuis, le vautour a eu sa revanche ; la guerre fut sa dernière épreuve, il s'est bien rattrapé depuis. Ses immeubles anciens n'ont pas souffert et si, pendant quelques années, ils ont peu rapporté, ils ont pris de la valeur et ils continuent...

Aux premiers jours de son avènement, la Commune de Paris rendit plusieurs décrets. L'un d'eux, celui du 29 mars 1871, toucha au cœur le gouvernement de Versailles, car il l'atteignait vigoureusement dans son sentiment le plus sacré : la Propriété.

Les Propriétaires, les VAUTOURS, furent défendus par le Gouvernement bourgeois fait homme, M. Thiers lui-même, qui promit vengeance à la tribune de la Chambre, à Versailles.

Voici donc l'un des premiers actes du Gouvernement de la Commune, siégeant à l'Hôtel de Ville :

« LA COMMUNE DE PARIS,

Considérant que le travail, l'industrie et le commerce ont supporté toutes les charges de la guerre, qu'il est juste que la propriété fasse au pays sa part de sacrifices,

DÉCRÈTE :

ARTICLE PREMIER. ― Remise générale est faite aux locataires des termes d'octobre 1870, janvier et avril 1871.

ART. 2. ― Toutes les sommes payées par les locataires pendant ces neuf mois seront imputables sur les termes à venir.

ART. 3. Il est fait également remise des sommes dues pour les locations en garni.

ART. 4. ― Tous les baux sont résiliables, à la volonté des locataires, pendant une durée de six mois, à partir du présent décret.

ART. 5. ― Tous congés donnés seront, sur la demande des locataires, prorogés de trois mois.

Hôtel de Ville, 29 mars 1871.

LA COMMUNE DE PARIS. »

Cela était bien un acte de justice, comme il ne s'en accomplit qu'en période révolutionnaire.

Autrement, ce ne sont que promesses fallacieuses et déclarations verbales vite oubliées. On le vit bien au lendemain de la guerre de 1914-1918. « Les vainqueurs de la Guerre du Droit et de la Civilisation, ces héros ― avait dit le vieux pantin Clemenceau ― ont des droits sur nous ! » ― Ils eurent, en effet, le droit de se taire, de subir la vie chère et de payer M. Vautour dont ils avaient protégé les biens. Des médailles et des croix pour les blessés ; des privilèges de priorité dans les transports en commun ; de misérables pensions et des flagorneries infâmes et stupides aux monuments aux morts.

Enfin, vis-à-vis de M. Vautour, le héros, le survivant, le rescapé n'est encore, aujourd'hui, comme hier, qu'un cochon de payant comme tout autre locataire : embusqué ou exempté du service pour une cause quelconque. Le Poilu sert de thème aux exploiteurs de tout ce qui peut perpétuer les crimes engendrés par les idées fausses de gloire nationale et de patriotisme infernal et délirant.

La guerre n'a pas appauvri les propriétaires : elle a simplifié et elle a amplifié, pour eux, les moyens de s'enrichir encore. Il serait fastidieux de le démontrer ici car on sait combien il est difficile de se loger convenablement aux gens qui ne vivent que de leur travail quotidien, de leur salaire frappé d’impôt.

Ce n'est pas la guerre qui, tue les corbeaux, les vautours : elle les engraisse et les multiplie. Seule, une révolution sociale les anéantira. En attendant, comme dit Eugène Pottier :

Combien de nos chairs se repaissent !

Mais, si les corbeaux, les vautours,

Un de ces matins disparaissent,

Le soleil brillera toujours !

Ces vers de l'Internationale datent de juin 1871. Et, depuis, les corbeaux, les vautours n'ont pas encore disparu. Sous la forme du grotesque et rapace M. Vautour, règne la Bourgeoisie.

A Paris, en 1882, Eugène Pottier, l'auteur de l'Internationale, fit un chant révolutionnaire qu'il dédia au citoyen Paul Lafargue, et qu'il intitula « Le Huit ». C'est un portrait ressemblant, réel, de M. Vautour !

Voici ce chant :

Toi, la terreur du pauvre monde,

Monsieur Vautour ! Monsieur Vautour !

Quittance en mains, tu fais ta ronde.

Déjà le huit ! Déjà ton jour !

Vautour !


Cet homme a donc créé la terre,

Le moellon, .. le fer et le bois !

Non ! cet homme est propriétaire,

Son terme vient tous les trois mois.


Oh ! c'est un rude personnage

Avant tout autre créancier,

Il peut vendre notre ménage,

Nous donner congé par huissier...


De par la loi sèche et bourrue,

Femmes en couches et moribonds,

Tant pis, s'il vous flanque à la rue

On ramasse les vagabonds !


Lorsque chômage et maladie

Attristent déjà nos foyers,

Sur nous, comme une épidémie,

Sévit la hausse des loyers.


Depuis dix ans, la vie afflue

Dans son quartier de terrains nus :

Encaissant seul la plus-value,

Il décuple ses revenus.


Avec nos pleurs, nos sueurs vaines,

Il a gâché tout son mortier.

C'est le plus pur sang de nos veines

Qu'il touche en rentes par quartier.

Un prompt remède est nécessaire...

Vautour est féroce et subtil :

Mais s'il pousse à bout la misère,

Comment cela finira-t-i! ?


Il faut que le pauvre s'abrite,

On a sommeil comme on a faim.

Ne doit-on pas taxer le gite

Comme l'on a taxé le pain ?


L'usure a ses heures tragiques,

Foulon vous apprend, mes amours,

Comme on promène au bout des piques

La tête pâle des vautours.

Toi, la terreur du pauvre monde,

Monsieur Vautour ! Monsieur Vautour !

Quittance en mains, tu fais la ronde.

Déjà le huit ! Déjà ton jour !

Vautour !

Paris, 1882. Eugène POTTIER.


Oui, un prompt remède est nécessaire et il faudra bien se décider à l'appliquer. C'est sur lui-même, une fois de plus, que le Peuple doit compter pour cela. Quand un oiseau de si haut vol que le vautour ravage une contrée, on prend aussitôt la résolution de l'abattre. Il y a donc longtemps que le pauvre Peuple aurait dû l'abattre, ce bon M. Vautour !

― G. YVETOT.