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VIOLENCE n. f.

C’est la qualité de ce qui est impétueux, emporté, irascible, quand il s’agit du caractère d’une personne ; c’est l’état de ce qui est d’une intensité anormale, lorsqu’il s’agit d’une chose. On dit également : « la violence de la tempête » ; « la violence des passions ».

Faire violence à quelqu’un, c’est le contraindre par la menace, ou par des mauvais traitements, soit à se soumettre à nos exigences, soit à se livrer à des actes en désaccord avec sa conscience, ou ses désirs personnels. Dans le langage sociologique, la violence c’est, par opposition à l’action légale et au prosélytisme pacifique, le recours à la force contre le droit commun, quel qu’en soit le motif. On dira, par exemple : « La crainte d’une révolution sociale prochaine a suscité la violence fasciste. »

Nous voyons par là que violence et autorité sont des mots apparentés par leur signification. La seule différence est en ceci : que la violence est toujours belliqueuse, brutale dans ses moyens, et qu’elle a pour objectif d’imposer sa loi, dans tous les cas, tandis que l’autorité peut être purement morale, et s’exercer sans contrainte sur les esprits, par le prestige du savoir ou l’évidence de la démonstration. On dira, par exemple : « Le nom de ce grand chirurgien fait autorité, et suffit à dissiper la méfiance. » Cependant, ce n’est guère que dans le domaine intellectuel et celui de la moralité que l’autorité s’exerce de cette manière. Au sein de la mêlée sociale, il en va tout autrement, et l’autorité, quand elle exige de milliers, et même de millions de citoyens, l’obéissance, est appelée inévitablement à user de sanctions diverses contre les récalcitrants, donc à s’appuyer, en dernier ressort, sur la violence. Il est, en conséquence, loisible de prétendre que l’autorité, dans le sens législatif du mot, représente la consécration de la violence triomphante, chaque fois que celle-ci, parvenue à ses fins, se pare de prétentions à la légitimité. On lit souvent, dans les textes, des phrases de ce genre : « La violence des factieux s’oppose à l’autorité du pouvoir constitué. » Mais c’est des deux côtés qu’il y a violence, et celle qui s’exerce au nom de l’État n’est pas forcément celle qui offre les garanties les meilleures,

Si un amant jaloux frappe une jeune fille, pour l’obliger à se donner à lui, ceci est qualifié de violence criminelle, parce que cet abus de pouvoir est illégal. Cependant, si le père de la jeune fille la fait emprisonner jusqu’à sa majorité dans une maison de correction, pour avoir voulu suivre celui qu’elle aime, il est dit que cet acte est légitime, parce qu’il relève de l’autorité paternelle et se trouve en conformité des dispositions légales en vigueur. À la vérité, il y a eu, dans les deux circonstances, contrainte par la force, et ce n’est pas le caractère licite de l’un, ou illicite de l’autre, qui est de nature à conférer à l’un quelconque de ces deux méfaits une apparence de justification.

Dans leur haine de l’organisation sociale actuelle, beaucoup de révolutionnaires ont été amenés, non à une interprétation rationaliste des faits sociaux, mais à un ensemble de conceptions paradoxales antibourgeoises, comme s’il n’y avait qu’à penser et agir exactement à l’opposé des classes dirigeantes pour approcher, en toutes choses, de la formule exacte. D’où, une tendance marquée à ne voir des abominations que dans la violence codifiée des institutions officielles, et à ne découvrir jamais ce que comporte d’aussi odieux et tyrannique la violence hors-la-loi, celle d’en bas, comme si les humains des classes exploitées, et ceux des tribus sauvages n’étaient, et ne pouvaient être capables, que de belles actions et de nobles sentiments. C’est une illusion dangereuse. Chez les primitifs enfants de la nature qui ne possèdent aucun écrit législatif, chez les illégaux qui vivent en marge de la société, chez nombre de travailleurs, il est des coutumes qui ont force de loi, et dont l’injustice et la barbarie, voire les pénalités atroces, ne le cèdent en rien aux dispositions de l’ordre capitaliste. Je sais telles régions où, de douter publiquement des miracles et de combattre les cultes religieux, expose le conférencier à être massacré ou jeté à l’eau, non par la police ou les prêtres, mais par les indigènes ou les paysans. Des Noirs, sans contact avec la civilisation, dévorent leurs prisonniers ou les réduisent en esclavage. Il est encore des campagnes où l’on jugerait fort mal les parents qui ne mettraient point à la porte leur fille non mariée quand elle est sur le point d’être mère.

Le gros de la population laborieuse n’est pas l’esclave mais le meilleur soutien des dictatures qui l’oppriment. Si la plupart des époux, dits légitimes, considèrent leur femme comme un bien mobilier, le souteneur, en son âme et conscience, condamne à mort le faux ami qui lui a ravi sa marmite. Et là où le juge se serait peut-être contenté de gratifier de quelques années de prison un homme de couleur trop galant, le bon peuple puritain des États-Unis, estimant la ration trop faible, arrose le coupable d’essence, afin de se procurer le régal de le voir brûler vif. Enfin, comme la guerre tout court, les guerres civiles comportent des cruautés inutiles, du pillage et des excès de tout genre.

C’est l’évidence même que la violence criminelle s’épanouit dans les milieux les plus variés et pas seulement chez les minorités au pouvoir. Les moyens dont celles-ci disposent lui permettent plus de publicité et d’extension. Telle est la principale différence. Il importe peu, par ailleurs, que la violence criminelle opère sous le couvert de textes imprimés, ou réponde simplement à de vieilles superstitions installées dans les mœurs. Pour le non-conformiste, qu’il soit délinquant, réfractaire ou hérétique, le lynchage par la foule furieuse, sur simple dénonciation, ne représentera jamais aucun avantage sur la sentence du tribunal que seconde le bourreau. Et les brimades et souffrances qu’inflige aux êtres d’exception l’opinion publique moyenne sont à la hauteur des législations scélérates.

Voici pourquoi, en raison de la quasi-universalité des pratiques de violence millénaires entre les humains, il apparaît comme utopique que ces mœurs puissent disparaître soudain de la surface terrestre, par le seul fait de l’anéantissement d’une partie de la société, ni meilleure ni pire que les autres, quant au fond, composée seulement d’individus qui furent mieux armés pour le combat ou plus chanceux,

Ces pratiques de violence ne sont pas la conséquence de l’adhésion universelle à une formule abstraite, qui serait le principe dit d’autorité. Celui-ci n’est pas la cause première et unique des conflits sociaux, mais la consécration philosophique et l’essai de justification d’un état de fait qui lui est antérieur, dont l’origine se rattache à la lutte pour la vie, telle qu’on la constate dans les règnes animal et végétal, depuis les premiers âges du monde. En effet, l’espèce humaine, ayant vaincu toutes les autres, et n’étant plus dominée par aucune, s’est multipliée de façon prodigieuse, dans des conditions qui, à toute époque, ont été hors de proportion avec l’augmentation de ses ressources en moyens de subsistance. D’où des compétitions sanglantes pour la possession du sol nourricier ; la division des humains en groupes ethniques concurrents ; et des mesures de défense contre les pillards pour la conservation des biens acquis. D’où, encore, la part du lion prélevée dans le partage de la récolte ou du butin par les plus aptes, en raison des services rendus à la collectivité, par leur force physique ou leur intelligence exceptionnelle. D’où, enfin, la soumission de la femme, en échange de l’entretien assuré, pour elle et ses enfants ; puis, l’exigence de la fidélité, afin que le patrimoine soit réservé, tout entier, à la progéniture conçue des œuvres du chef de famille, et non éparpillé sur des fils d’étrangers. À ces motifs de compétition - comme il en existe dans 1es espèces animales, pour la conquête de la femelle ou le rapt des meilleurs morceaux -, des motifs d’un ordre différent sont venus s’ajouter : l’ambition, la recherche du moindre effort, la soif du luxe, le goût du commandement. Et ces besoins superflus, devenus souvent plus nécessaires que le nécessaire lui-même, ont occasionné autant, sinon plus, de meurtrières hostilités que la simple bataille pour le pain quotidien. Ajoutons à ces considérations, l’impulsivité bestiale, la crédulité déconcertante, de populations énormes, qui n’ont pas été éloignées de la nature, mais sont, au contraire, par leur ignorance et leur insuffisante éducation, demeurées beaucoup trop près de la nature - celle de la jungle où le combat pour la sélection est la règle permanente -, et nous aurons l’explication de la persistance séculaire, jusque dans notre époque de progrès scientifique à outrance, d’un état de choses qui, envisagé seulement du point de vue de la morale pure, ne serait guère explicable que par des crises d’aliénation mentale, héréditaire et collective.

Si l’autorité est amenée presque inévitablement à s’appuyer sur la violence, celle-ci, en revanche, aboutit presque immanquablement à l’autorité, c’est-à-dire à l’essai de légitimation philosophique et à la codification des buts qu’elle se propose et des moyens dont elle se sert. En effet, pourquoi ferait-on violence à quelqu’un, si ce n’était pour défendre, aux dépens des siens, nos intérêts, lui imposer le respect de notre règle morale, ou de nos préférences intellectuelles, ou encore lui infliger, pour sa conduite, jugée par nous détestable et dangereuse, un châtiment exemplaire ? Or, pour nous faire des alliés et mériter l’approbation d’autrui, voire, si nous ne sommes pas dépourvus de scrupules, pour nous mettre d’accord avec notre propre conscience, nous sommes portés, en pareil cas, à présenter nos actes comme en fonction d’une norme juridique d’importance universelle. Nous voici donc en possession d’un code que nous estimons devoir être adopté par tous les hommes. Mais, comme son application ne va ordinairement pas sans résistance de la part de ceux dont elle menace la sécurité, ou compromet les satisfactions, il y a lutte. Bonne ou mauvaise, la loi du plus fort s’impose au vaincu. Et il ne peut en être autrement, car si le vainqueur poussait la générosité jusqu’à donner à son adversaire la possibilité de reprendre l’avantage, les rôles ne tarderaient pas à être intervertis.

Que des fanatiques apportent avec régularité le trouble dans des réunions de discussion libre, et l’on se trouvera en présence d’un dilemme : ou renoncer à ces réunions, ou organiser, pour chacune d’elles, une police de la salle, en conformité d’un règlement établi par les animateurs du groupe, et qui aura pour sanctions : d’abord le rappel à l’ordre, ensuite l’expulsion par la force. C’est un véritable décret. Que de faux camarades se présentent chez des militants révolutionnaires pour solliciter d’eux des subsides, en abusant de leur confiance, et l’on se trouvera en présence d’un autre dilemme : ou se laisser dépouiller jusqu’au dernier centime par des aigrefins de plus en plus nombreux ; ou, comme cela se fait d’habitude, les dénoncer dans la presse, leur infliger, à la première incartade, une « bonne correction ». Voici qui rappelle singulièrement les sentences des tribunaux, au temps où les châtiments corporels faisaient encore partie de l’arsenal des lois. Qu’une insurrection se produise demain dans notre pays, et fasse bon marché des hommes au pouvoir, mais sans réussir à faire disparaître de l’âme des foules ces vieilles empreintes : le goût de la concurrence et de la propriété, la foi religieuse ; et il faudra : soit céder devant le capitalisme et l’Église, aux racines encore très puissantes, soit prendre contre eux toutes mesures utiles de surveillance et de coercition, jusqu’à parachèvement de l’œuvre difficile que la bataille des rues a seulement permis d’ébaucher. Déjà, il est permis d’entrevoir les prochaines assemblées nationales et de futurs commissariats du peuple... Cependant, ce serait une grave erreur que de vouloir assimiler, sous prétexte qu’elles recourent à des procédés analogues, la violence-autorité au service des antiques esclavages - le salariat, l’ignorance, les superstitions - et la violence-autorité qui a pour objet leur extinction, au profit de l’aisance généralisée du rationalisme scientifique et, sinon de « la liberté sans rivage » - qui aboutit, en fait, à la licence et à la tyrannie réciproque - du moins au maximum de liberté individuelle compatible avec la vie en société. De même que les soldats de l’armée de Versailles, les combattants de la Commune avaient des canons. Mais il serait injuste de ne pas rappeler que, si les uns défendaient la plus noble des causes, les autres soutenaient des privilèges de scélérats. La morale est dans le but poursuivi plus que dans le choix des moyens pour y parvenir.

L’instauration d’un ordre social communiste-anarchiste durable, comportant l’absence d’autorité, sous quelque forme que ce soit, suppose préalablement résolu le problème de la violence entre les hommes, puisque la violence engendre la lutte, qui aboutit inévitablement à l’autorité. Mais pour que disparaissent sans retour les coutumes de violence, il est indispensable qu’aient disparu, tout d’abord, les motifs, non seulement intellectuels et moraux, mais encore économiques, qui armaient les uns contre les autres humains, notamment l’insuffisance permanente - aggravée par une organisation sociale défectueuse - des ressources alimentaires, par rapport à l’énorme accroissement de la population terrestre. Cet absolu dans l’harmonie sociale, que représente l’idéal communiste-anarchiste n’apparaît donc pas comme susceptible d’être le résultat direct et immédiat d’une catastrophe mettant aux prises les éléments les plus divers, mais comme l’aboutissement final d’une longue évolution éducative, occasionnellement activée par des coups de force, dont les moyens d’action, comme l’objectif transitoire, ne peuvent être, en fait, qu’autoritaires.

Si, par scrupule moral, on veut user d’autorité sous aucune forme, sous aucun prétexte ; si, plutôt que de consentir à l’exercer, on accepterait d’en subir, de la part d’autrui, tous les inconvénients, il n’est qu’à se conformer à la doctrine de la non-résistance au mal par la violence, telle que la pratiquent les Doukhobors du Canada, ces communistes chrétiens, émigrés de Russie en Colombie britannique, au début du xxe siècle. Ils y occupent, au nombre de quinze mille, de vastes domaines ; ils ne recourent à d’autres moyens de propagande que le bon exemple de leur existence saine, de leurs coutumes fraternelles, et se laisseraient massacrer plutôt que de se servir d’une arme contre quiconque.

En effet, qu’il s’agisse de l’acte d’un seul individu, à la fois plaignant, exécuteur et juge, ou bien d’un appareil judiciaire compliqué ; que les procédés de contrainte soient le poing fermé ou la prison, le pistolet automatique ou la guillotine, c’est toujours, en définitive, sous des aspects divers, la loi et l’autorité, que nous avons en perspective, quoique avec des motifs plus ou moins moraux, des sanctions plus ou moins humanisées. Et c’est pourquoi, dès l’instant que l’on admet le recours à la violence spontanée, révolutionnaire, pour la défense légitime des intérêts prolétariens, il apparaît comme une inconséquence que l’on se refuse à l’utiliser pour le même objet, dès qu’elle prend un caractère administratif et de délégation, même sous le contrôle direct et permanent des masses populaires.

Ma conclusion sera la suivante : la non-résistance au mal par la violence est une doctrine mystique, charitable, qui ne se justifie que par la foi en une divine providence et l’espérance en la vie éternelle. Elle aboutit, par voie de conséquence logique, non seulement à cette formule : « Plutôt l’invasion que la guerre », mais encore à cette autre formule : « Plutôt le servage que l’insurrection. » Pour l’incroyant, matérialiste ou agnostique, la violence est le résultat des compétitions entre les êtres, en raison directe de l’importance morale, intellectuelle ou vitale de celles-ci. Donc, sans faire de la violence l’objet d’un culte, et tout en la réduisant au minimum, il y a lieu de l’accepter, sous quelque forme que ce soit, en tant que condition de défense indispensable chaque fois que la lutte comporte inéluctablement d’y recourir car, une fois le combat engagé, celui qui cesse de s’imposer par la violence à ses adversaires, doit s’attendre à ce qu’il s’imposent à lui.

Toute violence exercée au nom d’un principe comporte une forme d’autorité. Mais il y a lieu de distinguer entre, d’une part, l’autorité défensive qui garantit l’exercice des droits individuels contre la licence d’autrui ; et, d’autre part, l’autorité tyrannique qui soumet des populations entières à l’arbitraire de quelques-uns, ou ne laisse à l’individu aucun recours contre l’étouffement de l’ensemble. Ces deux formes d’autorité, totalement à l’opposé l’une de l’autre, par leurs objectifs, ne sont pas l’une à l’autre assimilables et ne devraient jamais être confondues. Mais il y a lieu de considérer que, tant que subsistera l’autorité tyrannique, c’est-à-dire tant qu’il n’y aura pas adhésion, quasi universelle du genre humain, à une formule sociale unique et rationnelle, dans un cadre économique approprié, l’autorité de la violence défensive conservera sa raison d’être et son utilité.

Contre l’autorité tyrannique, capitaliste, religieuse ou grégaire, il est deux attitudes également fondées, selon le point de vue auquel on se place, le tempérament et la situation sociale de ceux qui consentent à leur prêter attention : l’individualisme anarchiste, à la condition qu’il conserve intact son caractère de réaction individuelle idéaliste contre l’ensemble, et ne s’égare point à l’instar de Benjamin Tucker, en des visées d’adaptation collective, sur des données obscures autant qu’impraticables ; le socialisme libertaire, à la condition qu’épurant la généreuse doctrine communiste-anarchiste-révolutionnaire de Pierre Kropotkine de ce qu’elle comporte d’erroné dans sa base, et d’utopique dans ses espérances, d’une catastrophe, intégralement purificatrice dans l’ordre social, il soit substitué, à l’action conforme à des principes de philosophie abstraite, la lutte journalière pour des résultats positifs, dans le sens du maximum de bien-être et de liberté pour tous, compatibles avec chaque circonstance.

- Jean Marestan


VIOLENCE

Ce n'est pas tout le problème de la violence que nous entendons traiter ici, mais celui de la violence meurtrière.

Le principe du respect de la vie humaine, le devoir de ne pas tuer, comporte-t-il des exceptions ?

Le meurtre collectif organisé est-il moins condamnable que le meurtre individuel ? L'assassinat peut-il être un droit moral ou un devoir social ?

L'horreur de l'effusion du sang humain peut-elle être une faiblesse ?

Le massacre peut-il être, devant certaines contingences historiques, une condition nécessaire du progrès humain ?

Cette question grave, angoissante, mérite que les rédacteurs de cette encyclopédie y consacrent quelques méditations approfondies.

La solution que nous proposons, si incomplète soit-elle, pourra servir de base à leurs réflexions.

Nous croyons, contrairement à Tolstoï et aux partisans de la non-résistance au mal, que l'emploi de la force meurtrière se justifie en cas de véritable légitime défense. Mais nous pensons qu'en dehors des cas extrêmes ou l'usage d'armes est le seul moyen de protection de la vie humaine contre ceux qui y attentent, tout meurtre doit s'appeler assassinat et tout assassinat individuel ou collectif, est un crime.

Ce principe nous fait condamner toute guerre de peuple à peuple, même défensive.

La défense nationale par la guerre a pour résultat, non de sauvegarder les existences les plus précieuses, mais, au contraire, d'accroître le nombre des victimes innocentes. La guerre multiplie les injustices et ne saurait s'identifier avec la défense du droit.

En ce qui concerne la guerre civile, le problème est, certes, plus complexe.

La formule de Russell ; « Pas un seul des maux qu'on entend empêcher par la guerre n'est un mal aussi grand que la guerre elle-même », ne saurait s' appliquer, dans tous les cas, à la guerre civile.

Mais pourtant, il nous semble que pour être conséquent avec lui-même, un pacifiste complet doit répudier le meurtre organisé, même comme moyen de solution des conflits sociaux.

Il ne s'agit nullement, ici, de considérer comme suffisantes, pour abolir ou diminuer le mal social, les armes purement spirituelles : propagande, persuasion, force de l'exemple, puissance de l'amour. La contrainte est nécessaire, mais ceux pour qui la vie humaine est sacrée, doivent employer les méthodes de contrainte non-violentes, ou tout au moins non sanglantes.

Nous savons que l'affranchissement des travailleurs ne peut être réalisé que par leur effort autonome, et que, seule, l'action de classe, la solidarité de classe, permettra de réaliser une société sans classes. Mais il y a, comme nous le fait remarquer Rappoport dans son ouvrage sur la Révolution Sociale, une loi historique de violence décroissante et de conscience croissante, selon laquelle, plus le prolétariat développe sa cohésion et sa vraie force, moins il a besoin d'user de la violence sanglante.

La grève ouvrière, par exemple (partielle ou générale) est, dans son essence, sinon dans ses conséquences, un mode pacifique de lutte.

Il nous semble que le révolutionnaire pacifique, qu'il ait comme idéal une société anarchiste ou une démocratie sociale complète, ne devra repousser aucun des moyens, légaux ou illégaux, pouvant contribuer à éviter ou à réduire la violence meurtrière : action politique, action syndicale, perfectionnement des institutions démocratiques, grève, résistance dite passive, désobéissance civile, non coopération, toutes ces armes peuvent être utilisées. Il faut avoir la volonté de donner leur plein rendement aux formes non sanglantes, non meurtrières de lutte et de coercition. C'est seulement à cette condition que la résistance par la force à la violence non provoquée, peut avoir un caractère strictement défensif.

Une étude impartiale de l'histoire nous montre que les progrès durables sont entravés et non hâtés par la violence meurtrière. Le régime terroriste de 93, loin de servir l'idée révolutionnaire, n'a fait que compromettre la cause des droits de l'Homme.

Cet exemple atteste qu'un gouvernement, un régime même, n'a pas le droit de se maintenir à tout prix.

Aucune considération de soi-disant intérêt public ne saurait donner à quelques dirigeants un droit de vie et de mort sur les dirigés.

Nous entendons condamner ici, non seulement la peine de mort, surtout pour motif politique, mais encore tout usage d'armes par la force publique, qui ne soit pas directement nécessitée par la protection même de la vie humaine.

Certes, en ce qui concerne l'idée de dictature républicaine ou prolétarienne, une distinction est à faire : un ensemble de mesures dictatoriales contre la résistance des privilégiés, une période de vacances de la légalité ne saurait être confondues avec la terreur. Ce peut même être un moyen indispensable pour arrêter ou prévenir des troubles sanglants.

Répétons donc que nous ne prêchons ni au peuple, ni aux nations, ni même aux gouvernements, la faiblesse. Mais nous voulons la force sans le meurtre.

Ni réformisme, ni modérantisme, ni légalisme, ni tolstoïsme, ne sont impliqués dans l'attitude anti-violente.

Mais nous affirmons notre culte de la vie humaine, nous proclamons sans réserve le droit à la vie, et nous nions le droit au meurtre.

Tuer pour ne pas se laisser tuer peut être une nécessité, si l'on ne dispose d'aucun autre moyen de défense. Mais détruire en masse des vies humaines pour protéger l'indépendance d'un pays, pour maintenir un gouvernement au pouvoir, ou pour le renverser et imposer par la force la domination d'une minorité, ou pour mettre fin à une protestation populaire, cela n'est pas le prolongement de la défense légitime ; c'est la violation du devoir primordial de respect de la vie. Le devoir s'impose autant aux détenteurs du pouvoir, aux juges, aux agents de la force publique et aux chefs des mouvements d'opposition, qu'aux simples mortels. Ce devoir limite, à la fois, les droits de tout gouvernement établi et le droit de résistance à l'oppression.

Si on se place au point de vue vraiment chrétien, c'est-à-dire conforme à la morale de l'Évangile, on condamnera tout acte contraire à l'amour du prochain. Au point de vue individualiste, on répudiera l'immolation des individus à des fins collectives quelconques,

Au point de vue utilitaire, on constatera les résultats presque toujours décevants, presque toujours nuisibles à l'intérêt commun, de la violence meurtrière. La vraie conscience de classe nous amènera il éviter de faire verser le sang prolétarien.

Le libre-penseur rationalisera, dénoncera l'absurde thèse catholique du libre-arbitre ; si diverses que puissent être ses vues sur le problème du déterminisme et de la liberté morale, il tiendra compte des influences physiques héréditaires et sociales qui conditionnent les actes de chacun et sera affranchi de toute haine et de tout désir de vengeance.

Aucun principe moral n'a une importance plus primordiale, une valeur rationnelle plus effective, un caractère plus universel que le principe : « Tu ne tueras pas ».

Et, sur le plan social, moins la route est bordée de tombeaux, plus vite elle conduit au bonheur commun et à la justice.


- René VALFORT


VIOLENCE (REFLEXIONS SUR LA)

Georges Sorel est l'auteur d'un livre qui porte ce titre : « Réflexions sur la Violence ». La parution de ce livre fit un bruit considérable. Dans les milieux qui s'intéressent à la thèse de la violence révolutionnaire ou de la non-violence, l'œuvre de Georges Sorel provoqua une vive curiosité et suscita d'ardentes controverses. La Revue Anarchiste de novembre 1922 a publié, sous la signature de notre excellent collaborateur, le Docteur F. Elosu, une remarquable critique de la thèse développée par Georges Sorel considéré comme l'apologiste et le théoricien de la violence révolutionnaire.

Nous reproduisons ici cette critique et nous la faisons suivre de la réponse que lui fit Sébastien Faure, dans le même numéro de la Revue Anarchiste. Le lecteur connaîtra, de la sorte, les deux aspects de la question.

Voici d'abord l'article de F. Elosu, intitulé : « Georges Sorel et la violence ».

Si, d'habitude, les morts vont vite, Georges Sorel fait exception il la règle générale ; et les fascistes italiens attestent la survivance de ses enseignements, dont ils se réclament pour la justification de leur activité brutale et meurtrière. Il n'est donc pas trop tard pour exposer et tenter de réfuter, ce que J.-R. Bloch appelait déjà, dans le numéro de janvier 1913 de « L'Effort Libre », les « bienfaisants sophismes de Sorel ».

La guerre de 1914, génératrice de crimes monstrueux, a peut-être modifié l'opinion de cet universitaire et publiciste d'avant-garde sur la « bienfaisance » des paradoxes en question. Elle ne change certainement rien aux sophismes eux-mêmes, dont l'erreur reste entière avant comme après la bataille. D'ailleurs, le sophisme n'est-il pas, par définition, l'erreur ? et la « bienfaisance d'une erreur », dans le domaine de l'esprit, n'est-elle pas une absurdité logique ?

De l'avis général, les « Réflexions sur la violence » constituent l'œuvre la plus typique de l'ex-ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, celle qui lui valut les colères aveugles de la bourgeoisie, le mépris des socialistes parlementaires, l'admiration des syndicalistes-révolutionnaires, la sympathie des libertaires. Certes, il faut rendre hommage à l'immense érudition et au beau courage intellectuel de l'ancien fonctionnaire d'État. Mais ces deux éléments ne suffisent pas pour établir la suprématie d'une pensée. La prédominance d'une thèse réside en la fermeté de ses conceptions, la logique de ses raisonnements, l'unité et l'harmonie de ses déductions, l'exactitude de ses conclusions.

Par une singulière ironie du sort, la force manque dans les études sorelliennes sur la violence. Ce défaut de vigueur n'avait pas échappé à l'auteur qui l'avoue avec une modestie peu commune : « C'est pourquoi j'aime assez à prendre pour sujet la discussion d'un livre écrit par un bon auteur ; je m'oriente alors plus facilement que dans le cas où je suis abandonné à mes seules forces », (Georges Sorel : Réflexions sur la violence. - Marcel Rivière, Paris. 5e édition, page 8.) L'absence de fil conducteur n'est pas due à un vice de méthode, comme se l'imaginait Sorel, à un détachement dédaigneux des « règles de l'art » ; elle tient à l'impuissance créatrice d'un cerveau de critique et non de constructeur. Beaucoup de ses lecteurs s'y trompèrent et prirent un bon ouvrier pour un génial architecte.

La débilité congénitale et le pénible développement des théories sorelliennes naquirent de l'union contre nature d'une observation juste et d'un postulat faux. Après Marx, et avec le matérialisme historique, l'écrivain du « Mouvement Socialiste » suit le cours multi-séculaire de l'humanité, y constate le triomphe perpétuel de la violence. Les institutions politiques les plus variées : absolutisme monarchique, aristocratie, oligarchie, démocratie grecque, tribunat plébéien romain, républiques modernes, en résumé toutes les formes de l'État ont été successivement établies, maintenues, attaquées, détruites, restaurées au moyen de la force ou de sa fille hypocrite et dégénérée, la ruse, Nul ne contredira cette assertion, l'évidence même. - Donc, une nouvelle transformation de la société ne s'effectuera que par la violence.

Cette conséquence est erronée. Car Sorel ne voit pas dans une l'évolution éventuelle une simple modification de surface, une mutation dans le personnel gouvernemental, mais une refonte complète, une rénovation totale des rapports sociaux. Il découvre dans l'émergence d'un prolétariat solide, constitué en une classe bien distincte un des phénomènes sociaux les plus singuliers que l'histoire mentionne. (Georges Sorel : Réflexions sur la violence. - Marcel Rivière, Paris. 5° édition, page 5.) En saine logique, un « phénomène singulier » exigeait une attention spéciale, nécessitait une critique neuve, requérait des conclusions originales. Le marxisme s' en montra incapable, et le néo-marxisme sorellien aussi.

Sorel ne doutait pas de la « mission historique » du monde ouvrier, c'est-à-dire de son accession à la souveraineté, à la direction de la vie collective. Il y marquait un processus fatal, l'accomplissement d'une fonction organique conditionnée par l'épanouissement du capitalisme. Parvenu à son apogée, celui-ci réalisait ses fins et cédait la place au salariat jusque-là maîtrisé et asservi. Par ses splendides progrès économiques, la bourgeoisie préparait à son insu le lit somptueux de son héritier présomptif : le prolétariat.

Malgré ce caractère de nécessité, en dépit du pessimisme, négateur de l'action apostolique et de l'utopie paradisiaque, il demeurait évident que le capitalisme ne se résignerait pas à mourir en beauté sans y être un peu aidé. La main de fer du destin devait être dirigée dans son étreinte par un idéalisme issu de forces intellectuelles indiscutablement efficientes. Cette circonstance de l'intervention indispensable de la pensée s'impose, à leur corps défendant, aux purs matérialistes en histoire.

La démocratie républicaine ne procédait pas de cette volonté destructrice. Arme forgée par la bourgeoisie pour sa défense suprême et dissimulée sous le manteau de la paix sociale, elle paraît à Sorel aussi nuisible à l'inventeur qu'à l'adversaire ; elle dévirilise l'un et le rend inférieur à sa tâche ; affaiblit l'action de l'autre et la fait hésitante ; retarde la lutte finale sans utilité pour personne. D'ailleurs la grossièreté du mensonge nuit à son efficacité : les esprits les moins avertis comprirent la cautèle d'une prétendue collaboration entre le patron omnipotent et l'ouvrier éliminé de la gestion financière, administrative et technique.

A son tour, le socialisme parlementaire subit, de la part de Sorel, une critique sévère et une condamnation sans appel, tandis que les socialistes parlementaires essuient des attaques furieuses et sans portée : ainsi, et sur le plan intellectuel tout d'abord, la violence prouve sa stérilité ; elle se retourne contre son auteur dont elle ruine l'argumentation par le soupçon de jalousie qu'elle soulève.

L'antiparlementaire le plus farouche ne souscrira pas sans réserves, ou sans gêne, à cette appréciation sur Jaurès : « Les chefs (socialistes) qui entretiennent leurs hommes dans cette douce illusion démocratique voient le monde à un tout autre point de vue ; l'organisation sociale actuelle les révolte dans la mesure où elle crée des obstacles à leur ambition ; ils sont moins révoltés par l'existence des classes que par l'impossibilité où ils sont d'atteindre les positions acquises par leurs aînés ; le jour où ils ont suffisamment pénétré dans les sanctuaires de l'État, dans les salons, dans les lieux de plaisir, ils cessent généralement d'être révolutionnaires et parlent savamment de l'évolution ». (Georges Sorel : Réflexions sur la violence. - Marcel Rivière, Paris, 5e édition, pages 242, 243.) Nul n'a oublié qu'à l'époque du combisme et du bloc des gauches, Jaurès eût saisi le pouvoir s'il l'eût voulu.

En revanche, les libertaires donneront leur pleine approbation aux paragraphes sur l'impuissance révolutionnaire du parlementarisme, son incapacité d'assurer l'accession du prolétariat à la souveraineté. Sans en faire le procès dans son ampleur, Sorel dénonce dans l'État le promoteur et le bénéficiaire de toutes les violences, des horreurs de l'Inquisition, des rigoureuses exécutions capitales de la royauté, des folies sanguinaires de la Terreur. Il ne craint pas d'accuser les politiciens collectivistes d'aspirer à une si terrible succession : « Les socialistes parlementaires conservent le vieux culte de l'État, ils sont donc prêts à commettre tous les méfaits de l'Ancien Régime et de la Révolution. - J'ai simplement feuilleté ce bouquin, l' « Histoire Socialiste » de Jaurès, et j'ai vu qu'on y trouvait mêlées une philosophie parfois digne de M. Pantalon et une politique de pourvoyeur de guillotine. J'avais depuis longtemps, estimé que Jaurès serait capable de toutes les férocités contre les vaincus ». (Georges Sorel : Réflexions sur la violence. - Marcel Rivière, Paris. 5e édition, page 157.)

Contre la dictature du prolétariat, la satire n'est pas moins incisive et décisive : « Selon les charlatans du socialisme, la meilleure politique pour faire disparaître l'État consiste provisoirement à renforcer la machine gouvernementale. Gribouille, qui se jette à l'eau pour ne pas être mouillé par la pluie, n'aurait pas raisonné autrement ». (Georges Sorel : Réflexions sur la violence. - Marcel Rivière, Paris. 5e édition, page 157.) « La dictature du travail correspond à une division de la société en maîtres et en asservis. » (Ibid., pages 171. 251, 524.)

Dès lors la conclusion s'impose : une transformation radicale au profit de la classe des producteurs ne saurait s'effectuer par le moyen ni d'une démocratie malhabile et couarde, ni d'un socialisme vague, utopique et surtout menteur.

Après l'insuccès de la tragi-comédie politique républicaine ou collectiviste électorale, devant l'incompatibilité de la forme surannée et périmée de l'État, avec un agencement entièrement nouveau de la société, comment le prolétariat parviendra-t-il à remplir sa mission historique ? Par son action propre : l'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes ; par la pratique d'une méthode : le syndicalisme, élaboré dans l'existence quotidienne du salarié.

Pas un syndicalisme étroit, médiéval, corporatif, réformiste ; attardé à des préoccupations mesquines et fallacieuses d'accroissement des gains balancé aussitôt par la hausse des prix à la consommation ; ou muré dans la défense de privilèges professionnels, Mais un syndicalisme large, moderne, social, révolutionnaire ; poursuivant un but élevé, généreux, décisif : la suppression du salariat et du patronat et leur remplacement par la libre association des producteurs.

Une arme, une seule, solide, trempée par Sorel : la grève générale prolétarienne. Une tactique habile, efficace, éprouvée : la violence.

Eh quoi ! Cette violence, création et apanage de l'État, s'identifiant avec lui au point d'en être la réalisation concrète ; cette violence, instrument de l'asservissement des hommes, serait aussi l'outil de leur libération ; et, à l'instar de M. Prud'homme, elle vaudrait autant pour combattre les institutions que pour les défendre !

Cette contradiction profonde, cette antinomie irréduc­tible n'échappèrent point à la logique métaphysicienne de l'ex-ingénieur. Pour essayer de la tourner, il s'inspira davantage du Pascal des « Provinciales » que de celui des « Pensées » et commit ces phrases : « Tantôt on emploie les termes force et violence en parlant des actes de l'autorité, tantôt en parlant des actes de révolte. Il est clair que les deux cas donnent lieu à des conséquences bien différentes. Je suis d'avis qu'il y aurait grand avantage à adopter une terminologie qui ne donnerait lieu à aucune ambiguïté et qu'il faudrait réserver le terme violence pour la deuxième conception ; nous dirions donc que la force a pour objet d'imposer l'organisation d'un certain ordre social dans lequel une minorité gouverne, tandis que la violence tend à la destruction de cet ordre. La bourgeoisie a employé la force depuis le début des temps modernes, tandis que le prolétariat réagit maintenant contre elle et contre l'État par la violence ». (Georges Sorel : Réflexions sur la violence. - Marcel Rivière, Paris. 5e édition, pages 257, 225.) La meilleure volonté, une extrême complaisance ne découvriront pas dans ces lignes une définition des deux termes opposés ; encore moins une différenciation ou discrimination. En dialectique, ce mode de raisonnement sans naïveté ni habileté constitue une belle pétition de principes.

Égale obscurité quant à la « grève générale prolétarienne ». Son Pierre l'Ermite sait qu'elle n'est pas, comme « la grève générale politique », une grande démonstration en masse comprise « entre la simple promenade menaçante et l'émeute » (Georges Sorel : Réflexions sur la violence. - Marcel Rivière, Paris. 5e édition, pages 227, 173) ; qu'elle n'offre pas « cet immense avantage de ne pas mettre en péril les vies précieuses des politiciens » ; (Ibid.) ; et qu'elle présente par conséquent l'énorme inconvénient d'exposer au danger la vie non moins précieuse des travailleurs. Mais il ne s'arrête pas à ces infimes détails et donne sa grève générale prolétarienne comme un mythe, c'est-à-dire une fiction dont la vraisemblance, ou l'absurdité, n'a aucune importance pratique : « nous avons vu que la grève générale doit être considérée comme un ensemble indivisé ; par suite aucun détail d'exécution n'a aucun intérêt pour l'intelligence du socialisme : il faut même ajouter que l'on est toujours en danger de perdre quelque chose de cette intelligence quand on essaie de décomposer cet ensemble en parties ». (Ibid.)

Dans son vertige métaphysique, le philosophe de la violence considère son entité : la grève prolétarienne, comme une « intuition » bergsonienne (Ibid.), relevant d'une connaissance immédiate, totale et impérieuse, telle une révélation, et échappant à l'analyse logique, à la raison ! Si l'intuition se présente admissible, séduisante et parfois féconde dans le domaine du sentiment individuel, elle devient inacceptable, révoltante et désastreuse sur le terrain de l'action collective. Et quand elle prétend à l'effroyable pouvoir de décréter sans jugement et sans appel la mort des autres, (de beaucoup d'autres, elle confine au sadisme sanguinaire.

Au surplus, la grève générale sorellienne ne ne possède pas la valeur d'un mythe. Car un mythe est un récit, une légende, une croyance intégralement imaginaire ; une fable ou une construction soit religieuse suit politique, sans vérité objective mais composée d'événements circonstanciés, avec des personnages allégoriques évoluant dans un paysage irréel et parmi une faune et une flore fantastiques ; l'ensemble déroulant les phases successives et variées d'une action chimérique. - En se refusant à l'analyse et l'amplification de la notion grève générale prolétarienne, son virulent promoteur la dépouille de tout contenu, de toute valeur idéologiques, d'une formule cabalistique analogue à celles employées par les thaumaturges pour l'écroulement des murailles et la découverte des trésors.

Militant de cabinet, Sorel ne s'incarna ni en un royaliste, ni en un républicain, ni en un démocrate-collectiviste. Non syndiqué, pas syndicable, il se croyait syndicaliste et « ne faisait aucune difficulté de se reconnaître anarchisant au point de vue moral ». (Ibid, page :343.) Au fond un idéal lui manquait pour la direction de sa vie intellectuelle, et cela explique les stupéfiantes palinodies éparses dans ses « Réflexions ». Après avoir, au début de son livre, anéanti d'une manière définitive la nocive institution de l'État, le contempteur de la dictature, sans excepter celle du prolétariat, tresse, à la fin, d'immortelles couronnes à Lénine « le plus grand théoricien que le socialisme ait eu depuis Marx et un chef d'État dont le génie rappelle celui de Pierre le Grand ... il aura contribué à renforcer le moscovisme ». (Ibid.., pages 442, 44R), Il s'imaginait avec ingénuité honorer un révolutionnaire et il encensait un « maître ». Dans sa retraite, l'ancien fonctionnaire de la République emporta son uniforme, conserva sa livrée.

Ce rentier était animé d'esprit guerrier, hanté par le génie militaire de Bonaparte : « Dans un pays aussi belliqueux que la France ... chaque fois qu'on en vient aux mains, c'est la grande bataille napoléonienne (celle qui écrase définitivement les vaincus) que les grévistes espèrent voir commencer ». (Ibid., pages 95, 96.) Le stratège de la grève générale prolétarienne néglige d'énumérer l'armement des ouvriers eu face des mitrailleuses, des autos blindées et des lance-flammes des troupes du gouvernement. S'il suppose que l'armée se rangera aux côtés du prolétariat, il n'y aura plus de combats, et Napoléon Sorel doit renoncer à ses attaques foudroyantes.

Coutumier du paradoxe, il déclare ne pas conserver beaucoup d'illusions sur l'après-guerre civile. De même qu'il écrivait à propos de 1789-93 : « Que reste-t-il de la Révolution, quand on a supprimé l'épopée des guerres contre la coalition et celle des journées populaires ? Ce qui reste est peu ragoutant », il prophétise : « Qu'est-il demeuré de l'Empire ? Rien que l'époque de la Grande-Armée. Ce qui demeurera du mouvement socialiste actuel, ce sera l'épopée des grèves ». (Ibid., pages 140, 136.) .

L'obsession martiale touche à la folie : « Il n'est donc pas exact du tout de dire que les incroyables victoires françaises sous la Révolution fussent alors dues à des baïonnettes intelligentes ... - La guerre sociale en faisant appel à l'honneur qui se développe si naturellement dans toute armée organisée ... ». (Ibid, pages 374, 435.) Il serait cruel d'insister sur les aberrations syndicalistes d'une mentalité parfois si lucide.

Sorel mourut naguère sans avoir répondu d'une façon précise à la question posée par lui-même : comment le prolétariat. accomplira-t-il sa mission historique de successeur prédestiné du capitalisme ? Convaincu de l'efficacité de la grève générale prolétarienne, il se la représentait comme une grande bataille rangée entre les ouvriers et les bourgeois, se défendait et interdisait d'en donner un plan stratégique ou d'en développer les phases tactiques possibles. La période consécutive à la lutte acharnée ne l'intéressait. pas au point. d'examiner si les qualités belliqueuses des vainqueurs leur suffiraient pour organiser la production économique et intellectuelle, selon des modes sans précédent.

L'erreur initiale de la pensée sorellienne réside dans une conception puérile, fausse, banale, bourgeoise, de la révolution prolétarienne. Perdu dans une érudition historique vaste et chaotique, imprégné de ce pessimisme social, forme fruste et insidieuse du conservatisme traditionnel, isolé dans sa bibliothèque, éloigné de la vie matérielle et sentimentale des hommes, l'auteur des « Réflexions » croyait une transformation complète et la suppression des classes réalisables à coups de poings, à coups de sabre, à. coups de bombes, par la brutalité, le meurtre et les ruines. Il oublia que la violence est l'arme des faibles, des autocrates, des dictateurs, des parlementaires, minorités oppressives puissantes du seul aveuglement de la foule des esclaves dressée contre elle-même ; que la mansuétude est l'arme des forts, du peuple innombrable et producteur, plein de miséricorde pour une infime poignée de despotes dépouillés de leur prestige, démasqués dans leurs ruses, égalés dans leur savoir-faire ; qu'une rénovation véritable n'est pas un chambardement tumultueux et incohérent, mais une prise de possession sereine et méthodique par le travail, pour le travail. La lutte libératrice a lieu non dans la rue, mais dans les consciences, entre les conceptions mensongères, sanguinaires, obscures du passé et les espoirs sincères, doux et radieux du présent. La Révolution n'est pas une idée qui a trouvé des baïonnettes ; c'est une idée qui a brisé les baïonnettes.

Autoritaire, guerrier, césarien, Sorel ne se réclama jamais de l'idéal libertaire. Il sentait, s'il ne le savait, que la violence n'est pas anarchiste.


- F. ELOSU


VIOLENCE ANARCHISTE (LA)

Et, maintenant, voici la réplique de Sébastien Faure à l'article précédent. de F. Elosu.

Je ne me propose pas de plaider pour Sorel. Je ne me ferai pas davantage le défenseur de la thèse Sorellienne avec laquelle, sur des points multiples et. importants, je suis en désaccord.

De la longue et savante attaque dirigée par mon ami F. Elosu contre les « Réflexions sur la violence » et leur auteur, je ne veux retenir que les dernières lignes ; parce que, d'une part., j'ai l'impression que cette étude critique du Sorellisme a eu pour but, dans la pensée d'Elosu, la condamnation sans réserve de la violence, jusques et y compris la violence révolutionnaire, considérée par bon nombre comme une nécessité douloureuse mais inévitable ; parce que, d'autre part, c'est la conclusion de cette étude et cette conclusion seule qui vise directement et en plein l'Anarchisme.

Je reproduis ces dernières lignes : « Sorel oublia qu'une rénovation véritable n'est pas un « chambardement ment tumultueux et incohérent, mais une prise de possession sereine et « méthodique par le Travail, pour le Travail. - La lutte libératrice a lieu non dans la rue, mais dans « les consciences, entre les conceptions mensongères, sanguinaires, obscures du passé et les espoirs « sincères, doux et radieux du présent. - La Révolution n'est pas une idée qui a trouvé des « baïonnettes. - Autoritaire, guerrier, césarien, Sorel ne se réclama jamais de l'idéal libertaire. Il « sentait, s'il ne le savait, que la violence n'est pas anarchiste ».,

Intentionnellement, j'ai séparé, à l'aide d'un trait, les quatre phrases ci-dessus, parce que j'ai l'intention de m'expliquer et d'insister sur chacune.

A. - « Une rénovation véritable n'est pas un chambardement tumultueux et incohérent, mais « une prise de possession sereine pet méthodique par le Travail, pour le Travail ».

Je crains bien que, pour donner plus de force à sa pensée, Elosu n'ait ici outré à plaisir le contraste qu'il tend à établir entre le chambardement tumultueux et incohérent. et la prise de possession sereine et méthodique par le Travail, pour le Travail. Je sais que pour produire son plein effet, il faut. que le contraste soit, dans sa forme, brutal, impressionnant, saisissant, total. Mais quand il s'agit d'un débat d'Idées, il importe que la forme ne soit que l'expression claire, exacte et sans boursouflure de la pensée.

Elosu a raison de prétendre qu'un chambardement tumultueux, incohérent, c'est-à-dire sans ordre et sans but, n'est pas une rénovation véritable. Mais il a tort d'opposer à cet hypothétique chambardement dépourvu de causes précises et de fins déterminées, une prise de possession qu'il imagine, tant il désire qu'elle soit telle, sereine et méthodique.

De quelles données part-il pour qualifier à l'avance d'incohérent et de tumultueux le chambardement que nous appelons plus communément la Révolution sociale ? Et de quoi s'autorise-t-il pour prévoir une prise de possession méthodique et. sereine par le Travail, pour le Travail ?

La Révolution Sociale nous apparaît comme le point culminant et terminus d'une période plus ou moins longue d'éducation, d'organisation, d'agitation intérieure, d'effervescence extérieure, de préparation et d'entraînement à une action des masses ; nous ne saurions la concevoir autrement. Elle sera vraisemblablement précédée de chocs multiples et multiformes, provoqués par les circonstances ; elle s'inspirera des enseignements dont ces chocs de plus en plus conscients, sans cesse mieux organisés et toujours plus méthodiques lui fourniront les matériaux ; à la lueur de ces enseignements, le prolétariat acquerra une compréhension constamment plus juste, plus éclairée de la propagande à faire, de l'organisation à fortifier, des dispositions à prendre et de l'action à réaliser. En sorte que, lorsque les événements détermineront le choc suprême, la bataille décisive, ce que Elosu appelle péjorativement le chambardement - oui, le chambardement, puisqu'il s'agira de culbuter les institutions iniques et meurtrières et de réduire à l'impuissance les Pouvoirs qu'elles défendent - ce chambardement, bien loin d'être tumultueux et incohérent totalisera et coordonnera toutes les forces de rénovation indispensables à la prise de possession par le Travail, pour le Travail.

Mais Elosu a-t-il la candeur d'attribuer sérieusement à cette prise de possession ce caractère de sérénité dont il puise l'espérance dans la générosité de son cœur ?

Croit-il ingénument que les détenteurs du sol, du sous-sol, de tous les moyens de production se dépouilleront volontairement ou se laisseront dépouiller sans opposer à cette expropriation les forces d'extermination dont ils disposent ?

Pense-t-il que, reconnaissant la légitimité des exigences formulées par les travailleurs et se rendant aux sommations ouvrières, les parasites du Capital et de l'État donneront à leurs défenseurs l'ordre de mettre bas. les armes et céderont la place, sans coup férir ?

Elosu n'est pas, il ne peut pas être à ce point naïf : il ne croit pas aux miracles.

Et alors ?

Alors ? Ne faudra-t-il pas de deux choses l'une : ou bien attendre que le miracle s'opère (car l'abdication bénévole des parasites en serait un et un fameux), et, dans ce cas, ce serait indéfiniment ajourner l'heure pourtant nécessaire de la prise de possession sereine et méthodique par le Travail, pour le Travail ; ou bien se résoudre à employer la violence et, alors, recourir au chambardement ?

B. - « La lutte libératrice a lieu non dans la rue, mais dans « les consciences, entre les « conceptions mensongères, sanguinaires, obscures du passé et les espoirs « sincères, doux et « radieux du présent ».

Encore les contrastes, si chers à Elosu : espoirs sincères ,doux, et radieux du présent, luttant contre les conceptions mensongères, sanguinaires et obscures du passé ! Encore l'opposition : lutte dans les consciences et non dans la rue !

Il se dégage de ces antithèses une force merveilleuse de séduction, force d'autant plus dangereuse que, dans ces contrastes, tout n'est pas erroné.

Je dirai même qu'il s'y trouve une grande part de vérité.

Il est parfaitement exact que la lutte libératrice a lieu entre le Mensonge et la Vérité, la Barbarie et la Mansuétude, l'Obscurité et la Lumière.

Tout le Progrès social est résumé dans l'effort millénaire de la Clarté dissipant les Ténèbres, de la Paix s'opposant à la Guerre, de la Vérité bataillant contre le Mensonge. Tout mouvement éloignant l'homme du point de départ : ignorance, férocité, dénuement et le rapprochant des destinées magnifiques qui s'ouvrent devant lui : savoir, solidarité, bien-être, est incontestablement un progrès, une victoire, un acheminement vers la libération.

Pas un libertaire ne méconnaîtra l'exactitude de ce point de vue. Aussi dirai-je de grand cœur, avec Elosu, que la lutte libératrice est dans les consciences ; mais tandis qu'il ajoute : « pas dans la rue », je dis : « et dans la rue ».

Elle est dans les consciences, c'est incontestable et c'est pour cette raison que nous multiplions notre effort de propagande et attachons le plus grand prix au travail d'éducation. Former des consciences de sincérité, de paix et de lumière ; c'est à quoi sans cesse et depuis toujours les anarchistes consacrent le meilleur d'eux-mêmes.

Eh bien ! les consciences, les voici : elles ont horreur des conceptions mensongères, sanguinaires et obscures du passé : elles sont altérées de sincérité, de douceur et de clarté.

Que doivent-elles faire ? Doivent-elles se contenter de concevoir, au fond d'elles-mêmes, la haine du Mensonge de la Guerre et de l'Obscurité ? Doivent-elles se borner à se nourrir des espoirs sincères, doux et radieux du présent et en rester là ?

N'est-ce pas leur devoir et, mieux encore, une nécessité, pour ces consciences libérées : d'abord, d'aider, par l'éducation et l'exemple, à la libération des autres consciences et, ensuite, de réaliser, pour elles-mêmes et pour les autres, les espoirs sincères, doux et radieux et de les transformer en bienfaisantes et fécondes réalités ?

Or, comment concevoir l'avènement de ces réalités autrement que par l'anéantissement des conceptions mensongères, sanguinaires et obscures ?

Comment anéantir ces conceptions qui ont pour elles la force et la violence systématiquement organisées, si ce n'est en brisant cette violence et cette force ?

Encore un coup Elosu pense-t-il qu'il suffira de former des vœux ardents, d'adresser des suppliques, de faire circuler des pétitions, de propager par la plume et par la parole des protestations indignées contre le Mensonge, la Guerre et l'Ignorance, de voter des ordres du jour, de se prodiguer en mises en demeure, de se ruiner en sommations et en menaces ? Croit-il que, les consciences libérées, fussent-elles devenues très nombreuses en dépit des obstacles les qui retardent désespérément leur formation, il suffira de les opposer, sans autres armes que leur sincérité et la fermeté de leurs convictions, aux puissances de mensonge, de sang et de ténèbres, pour vaincre celles-ci ? Ne sait-il pas que ces moyens, d'une valeur morale que je ne conteste pas, sont toujours restés inopérants et que, plus que jamais, leur faillite s'avère ?

Et alors ?

Alors ? Ne faudra-t-il pas de deux choses l'une :

ou bien attendre que le miracle s'opère, pour le triomphe sereine et méthodique de la Vérité sur le Mensonge de la Paix sur la Guerre, de la Clarté sur les Ténèbres, comme pour la prise de possession sereine et méthodique par le Travail, pour le Travail ? et, dans ce cas, ce sera indéfiniment ajourner le triomphe pourtant nécessaire de la Sincérité, de la Douceur et de la Lumière ;

ou bien se résoudre à descendre dans la rue, à. employer la violence et à, terrasser par la force les puissances mensongères, sanguinaires et obscures.

Elosu déclare que la lutte a lieu dans les consciences et non dans la rue. Moi, je dis que la lutte a lieu d'abord dans les consciences, ensuite dans la rue.

C. - « La Révolution n'est pas une idée qui a trouvé des baïonnettes ; c'est une idée qui a brisé les baïonnettes ».

La phrase est belle, elle fait image, elle est captivante, mais l'erreur sait parfois se parer et se faire aussi belle que la vérité.

Je rectifie : « La Révolution est une idée qui « a trouvé des baïonnettes, pour briser les baïonnettes. » Briser les baïonnettes, c'est le but ; trouver baïonnettes des pour briser les baïonnettes, voilà le moyen.

Cette simple rectification suffit, selon moi, à chasser l'erreur et à rétablir la vérité.

Voyons, Elosu, de quelle Révolution s'agit-il ? et quelles baïonnettes brisera-t-elle ?

Il s'agit bien, je pense, de cette Révolution qui abolira les deux adversaires de toute libération : le régime capitaliste qui engendre l'exploitation et l'État, qui fatalise l'oppression ? Quand tu parles de la lutte libératrice, je pense que tu ne qualifies ainsi que celle qui affranchira, qui libèrera tous les humains de cette double tyrannie : le Capital et l'État ?

J'aime à croire que sur ce point nous sommes en parfait accord et qu'ainsi les baïonnettes que brisera la Révolution sont, pour parler un langage dépouillé de tout amphigourisme, les violences, les contraintes et tout le système de répression et de massacre que le régime capitaliste et l'État, son complice armé, font peser sur le prolétariat.

Pour la troisième fois, je te pose la question : crois-tu, peux-tu croire que ces deux bandits armés jusqu'aux dents : le Capital et l'État, renonceront, sans y être absolument contraints, à l'armature de force qui, seule, permet au Capital d'exercer ses rapines et à l'État de maintenir son autorité ? Admets-tu, peux-t li admettre que l'Idée seule parviendra à briser les baïonnettes ? Admets-tu, peux-tu admettre la force efficiente d'une idée sans qu'elle arme le bras qui agit ?

Perçois-tu, peux-tu percevoir un moyen de briser les baïonnettes sur lesquelles l'État et le Capital s'appuient et par lesquelles ils défendent leurs usurpations et leurs crimes, un moyen qui exclurait l'usage d'autres baïonnettes aux mains de leurs ennemis ?

Espères-tu, peux-tu raisonnablement espérer que, pour faire tomber les murailles de cette nouvelle Jéricho : l'État, il suffira de porter en grande pompe l'arche d'alliance précédée de sept prêtres sonnant de la trompette et escortée par un peuple priant et silencieux ?

Il est impossible que tu possèdes une telle espérance. Et alors ?

Alors, ne faudra-t-il pas de deux choses l'une :

ou bien attendre que le miracle se renouvelle et, dans ce cas, ce sera ajourner jusqu'à la consommation des siècles la Révolution qui, sans baïonnettes, brisera les baïonnettes ;

ou bien se résoudre à trouver des baïonnettes pour briser les baïonnettes.

D. - «Autoritaire, guerrier, césarien, Sorel ne se réclama jamais de l'idéal libertaire. Il « sentait, s'il ne le savait, que la violence n'est pas anarchiste ».

C'est ainsi qu'Elosu termine son étude sur Sorel et le Sorellisme et c'est en ces termes que, au nom de l'idéal anarchiste, il condamne sans restriction aucune le recours à la violence.

Point n'est besoin d'une exceptionnelle perspicacité pour comprendre qu'entre Elosu et l'anarchiste que je suis, tout le présent débat est clans ces quelques mots : « la violence n'est pas anarchiste ».

Elosu a tôt fait d'affirmer que la violence n'est pas anarchiste ; et, s'il raisonne dans ce qu'on pourrait appeler l'absolu, s'il se cantonne dans le domaine de la spéculation philosophique et si, se refusant à faire état des réalités, il ne tient compte que de l'idée pure de l'Anarchisme en soi, il ne se trompe pas en déclarant que « la violence n'est pas anarchiste », car, spécifiquement, intrinsèquement, l'Anarchisme n'est pas violent, de même que la violence n'est pas spécifiquement, intrinsèquement anarchiste.

Sur le plan exclusivement spéculatif, j'irais volontiers plus loin qu'Elosu. Je ne me bornerais pas à dire comme lui que la violence n'est pas anarchiste, j'affirmerais que la violence est anti-anarchiste.

Notre idéal consiste à instaurer un milieu social d'où seront éliminées toute prescription ou interdiction s'exerçant par voie de contrainte ou de répression. L'Anarchisme réalisé, c'est la mise en application de la fumeuse devise de l'abbaye de Thélème : « Fais ce que veux ». Être libertaire c'est ne vouloir être ni maître, ni esclave, ni chef qui commande, ni soldat qui obéit ; c'est tenir en égale horreur l'Autorité qu'on exerce et celle qu'on supporte ; c'est n'accepter aucune violence et n'en pratiquer soi-même sur personne.

Il est donc certain que, spéculativement, qu'elle soit exercée ou subie, la violence est anti-anarchiste.

On en peut encore trouver la preuve dans notre volonté ardente autant que sincère, de briser à tout jamais la violence organisée, érigée en moyen de gouvernement, Cette volonté, commune à tous les anarchistes, ne saurait être mise en doute ; elle s'affirme éclatante, indéniable dans le cri de guerre inlassablement poussé par nous contre l'État qu'elles que soient sa forme, son étiquette, sa constitution, ses bases juridiques et son organisation. C'est ici que se trouve le point où se produit nette, tranchante, brutale, la rupture entre ceux qui sont anarchistes et ceux qui ne le sont pas.

Mais supprimer l'État et toutes les manifestations de violence par lesquelles s'affirme pratiquement le principe d'Autorité qu'il incarne, c'est l'œuvre de demain, d'un « demain » dont nous sommes séparés par un laps de temps qu'il est impossible de fixer. Et, en attendant cette abolition de l'État, force génératrice et synthèse de la violence légalisée, il y a lieu de se préoccuper d'aujourd'hui, c'est-à-dire de la période de lutte âpre, de bataille acharnée qui précédera nécessairement et amènera, l'heure venue, l'effondrement de la violence, unique méthode de Gouvernement.

Je connais des libertaires pour qui le problème social est et n'est qu'un problème moral, un problème de conscience. Ils estiment que, pour vivre en anarchiste, il n'est pas indispensable que, sur le plan historique, l'Idéal anarchiste .se soit socialement réalisé. Ils entendent apporter au problème social autant de solutions isolées qu'Il y a d'individus ; ils considèrent que, l'éducation individuelle étant seule capable de former des êtres moralement libertaires et matériellement libres, il y a lieu d'étendre à tous et à toutes les bienfaits de cette éducation individuelle et que le moyen le plus sûr et le meilleur - sinon le plus rapide - de ravir à ceux qui font des lois et, en application de celles-ci, commandent, l'autorité dont ils jouissent, c'est d'arracher ceux qui obéissent à l'habitude de se soumettre, au respect de la légalité et au culte des Maîtres.

Ces libertaires se déclarent satisfaits quand, dans la mesure du possible, ils ont fait leur propre révolution. Quant à la Révolution sociale, celle qui a pour objet et aura pour résultat . l'affranchissement de tous dans le domaine social par l'effondrement du Régime Capitaliste et l'abolition de l'Autorité, ils vont jusqu'à. s'en désintéresser à peu près totalement. Tout au plus se décident-ils à aspirer, à soupirer, à espérer.

Mon anarchisme est moins strictement personnel et plus agissant : il n'envisage pas, mieux : il juge irréalisable une libération qui se limiterait à moi-même. Je sens trop vivement que « je suis homme et que rien de ce qui touche à l'humanité ne m'est étranger ou indifférent » pour que je ne m'attache pas avec passion à la libération commune. Je sais que mon affranchissement individuel est indissolublement lié et subordonné à l'affranchissement de mes frères en humanité et qu'il est conditionné et mesuré par l'émancipation de tous.

Je sais enfin que cette émancipation commune, indispensable à la mienne, ne peut résulter que d'un geste d'ensemble, d'un effort collectif, d'une action concertée et de masse, geste, effort et action qui feront et seront la Révolution sociale.

Les anarchistes sont des tendres, des affectueux, des sensibles. A ce titre, ils détestent la violence. S'il leur était possible d'espérer qu'ils réaliseront par la douceur et la persuasion leur conception de paix universelle, d'entraide et d'entente libres, ils répudieraient tout recours à la violence et combattraient énergiquement jusqu'à l'idée même de ce recours.

Mais pratiques et réalisateurs, quoi qu'en disent leurs détracteurs intéressés ou ignares, les anarchistes ne croient pas à la vertu magique, au pouvoir miraculeux de la persuasion et de la douceur : ils ont la certitude réfléchie que, pour faire de leur rêve admirable une réalité vivante, il faudra tout d'abord en finir avec le monde de cupidité, de mensonge et de domination sur les ruines duquel ils bâtiront la Cité libertaire ; ils ont la conviction que pour briser les forces d'exploitation et d'oppression, il sera nécessaire d'employer la violence.

Cette conviction s'appuie sur l'étude impartiale de l'Histoire, sur l'exemple de la Nature et les données de la Raison.

L'Histoire - je ne parle pas de cette Histoire que les thuriféraires de la Force triomphante et des Pouvoirs despotiques ont écrite, mais de celle dont les peuples ont creusé le sillon dans la lenteur des siècles - cette Histoire nous enseigne que dans ce sillon ont abondamment ruisselé les larmes et le sang des déshérités ; que s'y sont entassés les corps meurtris des innombrables et héroïques victimes de la révolte ; que chaque réforme, amélioration et perfectionnement a été le salaire des batailles sanglantes dressant les opprimés contre les oppresseurs ; que jamais les Maîtres n'ont renoncé à une parcelle de leur pouvoir tyrannique, Que jamais les riches n'ont abandonné une portion de leurs vols, une fraction de leurs privilèges, sans que l'action révolutionnaire des asservis et des spoliés ne les ait obligés à céder à la menace, à l'intimidation ou à la force populaire exacerbée que, seules, les émeutes, les insurrections, les révolutions sanglantes ont affaibli quelque peu la lourdeur des chaînes que les Puissants font peser sur les Faibles, les Grands sur les Petits et les Chefs sur les Sujets.

Telle est la leçon qui se dégage de l'étude minutieuse, de l'examen impartial de l'Histoire.

La Nature unit sa grande voix à celle de 1 'Histoire en plaçant sous nos yeux le spectacle incessant de la violence brisant, à un moment donné, les résistances qui font obstacle à la naissance et au développement des forces en transformation et des formes constamment renouvelées que comporte l'éternelle évolution des êtres et des choses :

C'est le travail qui, avec une inéluctable lenteur, se produit dans la profondeur des Océans ou dans les entrailles du sol et qui, après s'être poursuivi, imperceptible et quasi inobservable, s'affirme brusquement par de formidables convulsions géologiques, incendiant, inondant, bouleversant, abaissant, nivelant, rasant ici et édifiant là.

C'est, dans les régions volcaniques, la masse des matières embrasées qui, après avoir agité la montagne de secousses de plus en plus rapprochées et de plus en plus puissantes, se fraie violemment un passage jusqu'au cratère et vomit des tourbillons de feu.

C'est le sous-sol sillonné d'infiltrations qui, se rejoignant, forment peu à peu une nappe d'eau, exercent sur la croûte terrestre une pression violente et, crevant brutalement la surface, font jaillir la source.

C'est l'enfant qui, après s'être développé durant neuf mois dans le ventre de la mère, s'évade, la gestation terminée, de la prison maternelle, en fait éclater les parois, entr'ouvre, déchire et broie tout ce qui s'oppose à son passage et naît dans la douleur et l'effusion du sang,

Enfin les données de la Raison confirment celles de la Nature et de l'Histoire.

L'élémentaire et simple raison proclame qu'escompter le bon vouloir des Gouvernements et des riches, c'est pure folie ; que ceux-ci et ceux-là, estimant que leurs privilèges sont équitables et que leur sauvegarde est indispensable au bien public, considèrent comme des malfaiteurs et traitent comme tels tous ceux qui tentent de les déposséder du Pouvoir ou de la Fortune : que s'ils s'entourent de policiers, de gendarmes et de soldats, c'est pour les lancer, à la moindre révolte, contre leurs ennemis de classe ; que s'il advient par hasard qu'ils consentent à rogner quoi que ce soit de leur exploitation ou de leur domination, c'est pour faire la part du feu et sauver le reste ; mais que jamais ils ne consentiront à tout perdre et qu'en conséquence il faudra tôt ou tard le leur arracher par la force. Voilà ce que dit la Raison, d'accord en tous points, ici, avec la Nature et l'Histoire,

Il me reste à indiquer de quelle nature est la violence que les anarchistes sont, par les nécessités de la lutte qu'ils ont engagée et qu'ils sont inébranlablement déterminés à mener sans défaillance jusqu'à ses fins, dans l'obligation d'envisager comme une fatalité regrettable mais inéluctable,

C'est André Calomel qui va répondre :

Si les violences devaient seulement nous servir à repousser la violence, si, nous ne devions pas lui assigner des buts positifs, autant vaudrait renoncer ci participer en anarchistes au mouvement social, autant vaudrait se livrer à sa besogne d'éducationniste ou se rallier aux principes autoritaires d'une période transitoire. Car je ne confonds par la violence anarchiste avec la force publique. La violence anarchiste ne se justifie pas par un droit ; elle ne crée pas de lois ; elle ne condamne pas juridiquement : elle n'a pas de représentants réguliers ; elle n'est exercée ni par des agents ni par des commissaires, fussent-ils du peuple ; elle ne se fait respecter ni dans les écoles ni par les tribunaux ; elle ne s'établit pas, elle se déchaîne ; elle n'arrête pas la Révolution, elle la fait marcher sans cesse ; elle, ne défend pas la Société contre les attaques de l'individu : elle est l'acte de l'individu affirmant sa volonté de vivre dans te bien-être et dans la liberté. (Le Libertaire, n°201, 1ère page, 6éme colonne.)

Enfin, il me reste à préciser dans quelles conditions, dans quel esprit, pour quel but et jusqu'à quelles limites les Anarchistes entendent faire usage de la violence.

C'est l'indomptable et pur militant Malatesta qui se charge de nous le dire :

La violence n'est que trop nécessaire pour résister à la violence adverse et nous devons la prêcher et la préparer si nous ne voulons pas que les conditions actuelles d'esclavage déguisé où se trouve la grande majorité de l'humanité persistent et empirent. Mais elle contient en elle-même le péril de transformer la révolution en une mêlée brutale, sans lumière d'idéal et sans possibilité de résultats bienfaisants. C'est pourquoi il faut insister sur les buts moraux du mouvement et sur la nécessité, sur le devoir de contenir la violence dans les limites de la stricte nécessité.

Nous ne disons pas que la violence est bonne quand c'est nous qui l'employons et mauvaise quand les autres t'emploient contre nous. Nous disons que la violence est justifiable, est bonne, est morale, est un devoir quand elle est employée pour la défense de soi-même et des autres contre les prétentions des violents et qu'elle est mauvaise, qu'elle est « immorale » si elle sert à violer la liberté d'autrui.

Nous ne sommes pas pacifistes, parce que la paix est impossible si elle n'est voulue des deux parties.

Nous considérons que la violence est une nécessité et un devoir pour la défense, mais pour la seule défense. Naturellement il ne s'agit pas seulement de défense contre l'attaque matérielle, directe, immédiate, mais contre toutes les institutions qui par la violence tiennent les hommes en esclavage.

Nous sommes contre te fascisme et nous voudrions qu'on le vainquit en opposant à ses violences de plus grandes violences. Et nous sommes avant tout contre tout gouvernement qui est la violence permanente.

Mais notre violence doit être résistance d'hommes contre des brutes et non lutte féroce de bêtes contre de. bêtes.

TOUTE LA VIOLENCE NÉCESSAIRE POUR VAINCRE, MAIS RIEN DE PLUS NI DE PIS. (Le Réveil de Genève, n° 602, page 4, colonnes 1 et 2.)

Je n'ai pas épuisé les arguments que je pourrais opposer à la thèse d'Elosu : il y a tant à dire sur un tel sujet !

Je pourrais justifier le recours à la violence anarchiste par toutes les considérations se rattachant au cas de légitime défense.

Je pourrais démontrer qu'en propageant l'esprit de révolte dans ses très nombreuses expressions sans en excepter la révolte à main armée, je reste fidèle aux origines les plus lointaines du mouvement anarchiste et à sa constante tradition.

Je pourrais prouver que la violence quotidiennement exercée par tous les Gouvernements est d'une férocité que ne pourra jamais dépasser celle dont nous proclamons la nécessité et qu'elle cause des misères, des souffrances, des deuils que ne saurait égaler la violence anarchiste la plus farouchement déchaînée.

Je pourrais citer l'exemple du chirurgien qui, pour sauver le corps tout entier, pratique l'ablation d'un membre et que personne ne songe à accuser de cruauté.

Je pourrais citer cette déclaration lapidaire, cet aveu cynique mais exact, que tout le monde connaît : « Entre les partisans et les ennemis du régime actuel, ce n'est qu'une question de force ! ».

Mais cette réfutation de la thèse soutenue par Elosu est déjà trop longue et j'espère qu'elle apparaîtra décisive aux lecteurs de cette encyclopédie.

- Sébastien FAURE