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VOL

Le droit de posséder est un droit naturel. Il fut tout d’abord commun. Par la suite des temps, il s’individualisa. Il fut commun dans les sociétés primitives ; chez les sauvages, il l’est encore.

Il a des bases légitimes, car il est corrélatif des besoins imposés par la nature :
—  Il faut manger ;
—  II faut se reproduire ;
—  II faut jouir, autrement dit lutter contre le Mal dont la jouissance est l’antinomie.

Nécessité fait loi, d’où suit que le primitif a le droit de puiser dans l’ambiance ce qui lui est de première nécessité. Tout attentat à ce droit naturel est une spoliation, un vol. Le sentiment commun de la défense a créé la propriété commune des armes, des habitations, des aliments. Même communisme chez certaines colonies animales.

C’est l’esprit commercial, fonction de l’égoïsme et de l’ambition, qui, détruisant ce communisme anonyme, a créé le besoin individuel de posséder.

Considérons l’individu dans l’état de société. Il a, par définition, les mêmes droits que dans l’état de nature ou de communauté. Ses besoins normaux sont les mêmes, les mêmes aussi de jouir. Le superflu devient parfois le nécessaire. Pour satisfaire ses besoins, l’Homme a le droit de posséder. C’est la consécration du principe de propriété.

Corollairement, le principe de propriété exige le droit d’acquérir. Pour posséder, il faut acquérir.

Dans la nature, on prend, tout simplement. La plante puise sans compter, sans discuter, là où elle peut, l’eau qu’elle boit, l’air et les calories. L’animal fait de même. On le taxe de voleur, comme la pie, quand il prend avec malice ou habileté et collectionne par précaution et prévoyance. Dans la société organisée, on ne prend pas, on trafique, on échange.

Le trafic est une nécessité parce que, dans la société organisée, tout individu ayant assuré son droit de propriété, possèdelégitimement. (Le soi-disant progrès humain lui interdit de prendre purement et simplement, comme il ferait s’il était resté Individu. C’est la loi humaine qui invente le vol-délit).

Or, si l’humain possède légitimement, on ne peut accaparer son bien sans le léser. D’où la notion de vol, acte nuisible.

Dans l’état d’organisation, il est une autre base légitime de la propriété. C’est le principe de justice.

Toute acquisition nécessite un effort (travail) en proportion de la valeur de l’objet et en proportion stricte du besoin à satisfaire (disons stricte, car si elle est dépassée, nous touchons au trafic, amorce du capitalisme).

Or, tout travail mérite salaire, lequel est une nécessité pour vivre en société. La propriété devient donc la récompense du travail. Par suite, priver l’individu du produit de son travail, c’est le léser.

Enfin, un autre principe est à la base du droit de posséder ; il est d’ordre moral. Il est moral d’acquérir, de posséder parce que c’est un stimulant, un encouragement au travail, à la prévoyance. Il développe la dignité humaine, qui n’est pas un vain mot.

Il est moral d’acquérir (et ici il s’agit d’un sentiment très supérieur, éminemment social, fruit de l’évolution) parce que la société dite organisée a des malheureux, des infirmes, des malades, des éclopés et qu’un principe de solidarité impose de consacrer une part de ses acquisitions aux malheureux. Le droit du malheureux est entier, par suite la charité est une obligation. Elle n’est que la réparation du dommage subi par les vaincus. Elle est donc aussi justice, car partout l’équilibre doit être rétabli. Sans l’harmonie, tout est chaos.

La loi conventionnelle se superposant à la loi naturelle, consacre le principe de propriété en frappant l’accaparement dans la mesure où il dépasse les besoins réels et où il n’est pas l’objet d’un consentement entre les parties qui échangent.

Mais, ici, deux facteurs sont en présence et en concurrence : 1e voleur, le volé. La définition du vol, je l’ai rappelé, n’est qu’un artifice, une convention. Et une sanction réparatrice (morale ou pénale) n’est admissible que s’il y a rupture d’équilibre entre les besoins normaux de l’un et de l’autre. D’où nécessité de considérer, dans l’application, les excès des deux facteurs, du voleur et du volé. La marge est énorme.

Lequel des deux nuit le plus à l’autre ? C’est évidemment l’accapareur. Car il n’y a pas de geste plus fréquent, plus spontané que celui de prendre, parce qu’il est naturel. C’est une forme primordiale de défense automatique, inscrite dans la subconscience. L’homme, par nature et simple logique, est égoïste, avide et insatiable.

Nos mœurs sont d’une iniquité flagrante, et cela même en dehors des combinaisons voulues et raisonnées. La révolte humaine est un réflexe excusable. Son inhibition, automatique ou imposée, n’est que le produit de l’éducation.

Le principe de la répression légale peut être dangereux, car il crée chez celui qui échappe à la loi, chez le possesseur non poursuivable, l’illusion qu’il a des droits indéfinis de posséder.

Que d’abus en dérivent !

Collectivement, c’est l’apparente légitimation de toutes les tyrannies, que l’on tente de justifier par la raison d’État ; les droits du plus grand nombre ; l’intérêt public ; c’est l’écrasement de l’unité sans défense. L’impôt aveugle, les tripotages des requins de la finance, les guerres de conquête ou le dépouillement systématique des faibles, la colonisation et ses hypocrisies sous le vocable de civilisation, en fait vol organisé, misère effroyable parmi des primitifs qui ne demandent qu’à vivre de l’air du temps, attentat (vol) à leur liberté en les incorporant à une patrie dont ils n’ont aucun besoin et cela jusqu’à la, mort sur nos champs de bataille ; l’ineptie, l’ignominie des traités de paix, laissant les nations vaincues râler de faim devant des biens naturels, dont on les a dépouillées ; le commerce lui-même : nombre d’industries créant la richesse au profit de quelques-uns, au détriment du plus grand nombre.

Individuellement, les abus sont les mêmes. Rien n’entrave le besoin d’acaparer au delà du nécessaire, d’entasser et de créer le capitalisme. Capitaliser est un droit et même une gloire, un mérite, une habileté. On comble d’honneurs les plus insignes larrons quand des populations meurent de faim. Cette spoliation est tolérée internationalement : l’opium pousse à la place de riz ; des ballots de marchandises sont jetés à la mer sans que la conscience mondiale en soit affectée. Or capitaliser ainsi est un crime, car il dépasse les besoins réels et cesse d’être la juste rémunération du travail.

Tous ces abus ne sauraient être supprimés ; toutes ces situations ne sauraient être équilibrées par la seule .intervention de la loi écrite qui est arbitraire et sans se référer au Droit humain.

Le mot de Proudhon n’est pas une facétie : la propriété, telle qu’elle est comprise, admise, excusée, est le plus souvent le vol.

Mais le volé, lui aussi, peut avoir des torts. Quiconque use et jouit sans travailler est un voleur, même quand il a figure de volé. Il n’y a peut-être pas de plus grande faute que la mendicité ; c’est un petit grand délit quand il a la paresse pour inspiratrice, réserve faite pour les faibles, les déprimés, les anénérgiques, les tarés, irresponsables de leur infirmité, par quoi ils redeviennent des volés.

Toutes ces considérations d’ordre général étant mises au point, la conclusion s’impose. Le vol, acte nuisible, quelque idée qu’on se fasse du droit d’acquérir et de posséder, existe bien. Il n’entre pas dans le cadre de cet article d’en décrire les modalités objectives figurant au catalogue judiciaire, depuis le vol simple jusqu’au vol qualifié, qui permettent de promener le voleur de la correctionnelle à la cour d’assises. (Le vol à la tire, le vol au poivrier, les variétés d’escroquerie, le vol à l’étalage, le vol à l’esbrouffe font honneur à l’esprit inventif des larrons dont l’imagination n’est jamais en reste. Intrinsèquement, ils n’intéressent en rien le philosophe ni l’économiste, si ce n’est qu’ils indiquent la juste mesure de l’état d’esprit des victimes, inattentives, ou stupides, avides elles-mêmes de posséder en dehors du droit naturel. La pauvre intelligence des joueurs à la Bourse, des clients de casino ou de course, des adorateurs du dieu Hasard est la curieuse contrepartie de la haute intelligence des sacripans, écumeurs de tous acabits, qui figurent de l’autre côté de la barre. Ces deux antinomies pullulent parmi une société décadente où la probité ingénue est perle rare, où l’honnêteté, aux défaillances faciles, est valeur marchande. Laissons aux romanciers dits de mœurs le soin d’en dépeindre les aspects pour le musée pathologique social.

Je n’aurai pas davantage à envisager la thérapeutique du vol. On comprend que cette étude supposerait une refonte complète de l’état social. Le vol est la forme la plus accomplie de l’égoïsme. Il présuppose une ignorance ou un mépris des droits et il postule une transformation des rapports normaux entre citoyens.

Faudrait-il parler de la sanction légale et de sa légitimation ? Elle suppose (je l’ai admis) la possibilité du vol-délit et, par conséquent, la légitimité de son atteinte dans un état social devant lequel on est bien tenu de s’incliner dans l’attente du mieux. Mais il faudrait distinguer entre les sanctions morales (application d’une pénalité) et les sanctions réparatrices.

Une sanction morale présuppose une responsabilité du coupable et un droit de punir de la part de la société.

C’est ici que, plus que partout ailleurs, il est urgent de faire une balance. Et la justice distributive dont nous jouissons en est-elle capable ? C’est douteux, car les répressions dont on use sont encore profondément imprégnées du droit de la force ; les textes sont sans pitié, et la place à l’arbitraire reste énorme, du moment qu’il convient de faire intervenir l’Homme-Juge, imprégné lui-même des droits imprescriptibles d’une société marâtre qu’il est tenu de servir à moins de se démettre et de passer sa lourde tâche à un autre.

Le voleur qui se présente devant un juge est un monde ; aussi bien le miséreux qui vole un pain que le banquier millionnaire qui emporte la caisse. Où est le juge qui passera au crible la vie entière du vaincu qu’il a devant lui pour équilibrer ce qui ressortit au droit naturel dans l’acte incriminé et ce qui est d’ordre vraiment blâmable. Où est surtout le juge qui osera mettre en balance la part de responsabilité qui incombe au milieu et finalement fera juste poids ? Il semble que nous touchions à l’utopje en une matière pourtant si simple.

En tout état de cause, le seul élément à retenir en matière de délit sur le terrain de la propriété est d’ordre purement équitable et se traduit en ces mots : tout dommage causé, sciemment ou non, vaut réparation. Mais, là encore, intervient la balance, et la réparation s’inspirera tout autant des possibilités matérielles du coupable que des responsabilités du milieu. Nous n’en sommes pas encore à cet équilibre et la justice sociale criera encore longtemps : Haro sur le baudet !

Plus intéressante en ces pages est peut-être l’étude psychologique de l’acte de voler, dont je voudrais sommairement décrire l’histoire naturelle. Elle expliquera bien des problèmes.

Psychologiquement, le geste de prendre, l’expression de l’intention de prendre, répond à toute une série de déterminismes dont le facteur tout à fait initial est l’instinct d’acquisivité. J’ai dit assez que cet instinct est universel et pourquoi il existe. Pour en bien comprendre la genèse et le mécanisme, il faut l’envisager dans sa plus grande simplicité. Tel le geste du dément, du paralytique général qui, passant devant un étalage, y plonge la main au vu de tout le monde et empoche le premier objet venu. C’est du pur automatisme ; cela ne répond même pas à un besoin élémentaire, hormis celui de répondre à une attraction, probablement sen-sasorielle. On rapporte et on ramène tout à soi. Jugez-en. par le geste du bambin, à peine sorti des limbes, qui ramasse d’un geste circulaire tout ce qui se présente et, par surcroît, le porte à sa bouche comme pour indiquer que le geste mécanique de prendre est au service du tube digestif, avant tout autre but.

L’enfant continue du reste à voler. Pas de plus fréquent acquisiteur que l’enfant et son délit inconscient, qui se poursuivra machinalement dans la première et la seconde enfance, sauf redressement, l’amènera devant le tribunal. Le vol est, neuf fois sur dix, le délit qui amène l’enfant devant la juridiction compétente.

Le délit ne va pas plus loin dans sa simplicité automatique, chez l’enfant accessible à l’éducation. Il n’est que le prélude du vol tardif de l’adulte chez un grand nombre. Il n’y a pas d’exception que l’on ne rencontre pas le vol infantile dans les antécédents des voleurs adultes.

(L’enfant vole naturellement ; les acquisitions sociales, l’exemple seuls enseignent que voler est défendu. On cesse d’ailleurs de le faire avant d’avoir compris. Malgré cela, les larcins, les chapardages sont légion, et l’on professe, en général, une indulgence à leur égard.

Mais, partant de cette forme simple, le vol s’élève bien vite à des complexités, plus ou moins motivées, jusqu’aux cas où, s’accomplissant sans motif, il est d’ordre pathologique. Nous allons suivre plus loin cette progression.

Les déterminismes sont variés à l’infini : c’est l’intérêt, l’ambition, l’orgueil, la superjouissance, la démoralisation de l’ambiance, le moindre effort, l’agio, la Bourse. C’est la faillite du travail, c’est la faillite de la dignité et de l’auto-respect ; c’est celle du devoir aussi chez les dirigeants qui volent eux-mêmes et laissent faire ; c’est le scandale universel des grosses fortunes des corsaires qui suscitent l’envie ; c’est un mirage où les alouettes pauvres se laissent prendre.

Quoi qu’il en soit, entre le simple vol, geste circulaire de la main guidée par l’inconnu, et le vol complexe, s’échelonnent toujours les mêmes étapes.

Deux gestes antagonistes sont normaux chez l’homme : le mouvement centripète du bras et le mouvement centrifuge, le geste attracteur et le geste distributeur. L’attitude de la main lui correspond : la main fermée, la main ouverte.

On donne la main ouverte en esquissant un geste de soi vers autrui ; on garde, on accapare en fermant la main et en traçant le geste qui ramène vers soi. Tel est le symbolisme psycho-physiologique de l’égoïsme et de l’altruisme.

Cette mécanique, qui dénonce l’instinct de propriété, est inscrite dans notre subconscience et trahit une longue file de transmissions héréditaires.

La première base objective de l’acquisivité est donc d’ordre attractif. C’est l’obsession de l’objet aperçu, séducteur et, par suite, désiré. On connaît, en psychiatrie, ce qu’on appelle le délire du toucher, obsession irrésistible qui porte à s’emparer de tel ou tel objet ou de toucher tel ou tel objet sans autre but que de toucher.

A l’attraction fascinatrice que l’on retrouvera chez certains voleurs morbides, succède le geste erratique, centripète, d’accaparement, geste ou, mieux, succession de gestes concentriques que je compare volontiers au vol de l’aigle traçant des cercles dans l’espace jusqu’à ce qu’il « touche » la proie de ses désirs.

Ce geste erratique, on le connaît chez le simple fureteur ; il est dans les habitudes de chacun de nous, dès que nous aimons à fouiller de-ça de-là, dans une collection, un tiroir, une bibliothèque.

Un temps de plus, le furetage amène le besoin, le plaisir, la manie de palper (artomanie). On saisit l’objet machinalement, on aime à le retourner en tous sens, il semble qu’on y éprouve une jouissance, une sensation d’agrément. Suivez bien le geste de l’artomane. Il ne se conclut pas toujours ni longtemps par la remise en place de l’objet touché : le cercle s’étrécit de plus en plus et vous voyez le palpeur empocher automatiquement, par distraction ou légèreté, sans intention bien précise. Nombre de voleurs occasionnels, demi-morbides, ne seront que des palpeurs. Il faut l’avoir observé cent fois chez les gens normaux pour comprendre qu’il peut être sur le chemin du vol proprement dit, pour peu qu’un témoin intéressé l’observe et le signale.

Mais puisque nous sommes sur un terrain de psychologie pratique féconde en conséquences, allons plus loin et pénétrons nettement dans le domaine de la maladie.

Le geste de palper, d’empocher, d’assembler des objets plus ou moins utiles et disparates, nous le retrouvons chez les collectionneurs morbides : amasseurs, ramasseurs pour le plaisir unique de collecter, entasser au grenier des centaines d’objets semblables, sans nécessité, satisfait seulement du geste accompli. Que d’avares qualifiés ne sont que des collectionnistes (sylle-gomanie).

Du même acabit sont les amasseurs qui achètent pour collecter des objets sans intérêt, et ne peuvent y résister (oniomanie).

On voit apparaître nettement le geste obsédant d’accaparer. Ce geste devient tout à fait redoutable quand il se conclut par l’empochage automatique de l’objet palpé, sorte de vol que les magistrats, et même les médecins connaissent fort peu et aboutit à cette curieuse forme de vol que j’ai appelé le vol à répétition. On flétrit à tour de bras le récidiviste du vol qui, bien souvent, jouit d’une intéressante et sympathique mentalité. Que de récidivistes de cet ordre sont acculés à la relégation, qui ne sont, au demeurant, que des obsédés, à plaindre. Dans ces cas, il s’agit du vol habituel et répété du même objet : le voleur de vélo ne prendra jamais que des vélos qu’il dépose en un coin, après un simulacre d’usage, pour rechercher un autre vélo. Des centaines de vols à l’étalage n’ont pas d’autre mécanisme.

Et nous arrivons à la forme parfaite, théorique, stéréotypée du vol qui est la kleptomanie. Ordinairement récidivante, elle coïncide alors avec un état d’âme parfaitement pur de toute mauvaise intention. C’est le type de l’obsession irrésistible, parfaitement consciente, et qui torture cruellement l’obsédé.

Du simple chapardage a la kleptomanie, le cycle est complet. Nous avons vu toutes les étapes du geste accapareur centripète.

Notons que les sujets peuvent s’arrêter et s’en tenir à l’une des étapes ci-dessus décrites, ou glisser sur la pente qui les conduira au syndrome parfait.

Telle est la progression psychologique, naturelle du geste de voler. Le lecteur pourra aisément suivre, d’un côté, le geste utile intéressé, raisonné, logique qui, du simple désir, conduira vers le vol-délit et, d’un autre côté, le même geste acquisitif, utile ou non, mais entaché de morbidité.

Au fond, le mécanisme intime reste le même et procède des mêmes éléments subjectifs.

Docteur Legrain