Ces termes ont été forgés par Guillaume Apollinaire (1880-1918), qui avait d’abord songé à se référer au « surnaturalisme » baudelairien, puis au « cubisme », à propos du ballet Parade, de Massine, Cocteau et Picasso, dansé pour la première fois par la troupe de Diaghilev le 18 mai 1917 à Paris, et de sa propre pièce de théâtre, nataliste, antiféministe et patriotarde, Les Mamelles de Tirésias, jouée pour la première et unique fois le 24 juin de la même année. Il est possible qu’André Breton (1896-1966), qui collabora à la rédaction de la préface de la pièce, ait contribué à la création de ces mots, mais, après la prometteuse expérience automatique des Champs magnétiques (1919), co-écrits avec Philippe Soupault, et l’aventure plus que décevante du mouvement Dada, il leur donna un sens entièrement neuf, avec le Manifeste du surréalisme (1924), le définissant comme recours à l’« automatisme psychique pur ».
<exergue|texte={{ émancipation intégrale » de l’espèce humaine}} |position=left|right|center>Avec les amis qu’il réunit autour de la revue La Révolution surréaliste (1924-1929), il étendit rapidement ce qui sembla d’abord un mouvement de subversion artistique et littéraire à une contestation sociale et politique sans bornes ni frontières, ne visant rien de moins que « la démoralisation de l’Occident » (ennemi d’un Orient alors « révolutionnaire »), la « refondation de l’entendement humain » et l’« émancipation intégrale » de l’espèce humaine. Dès 1925, les surréalistes lancèrent des attaques virulentes contre le colonialisme, ses guerres et ses massacres, l’ordre moral et le natalisme des élites françaises, le cléricalisme, le militarisme, la redoutable bêtise des psychiatres, etc. Ils se cherchèrent des alliés du côté des psychanalystes, des intellectuels communistes, adhérèrent pour quelques-uns à un PCF en voie de stalinisation, et en sortirent assez vite, à l’exception notable de Louis Aragon (auteur en 1924 de la formule « Moscou la gâteuse »), Georges Sadoul, Pierre Unik et Maxime Alexandre, tandis que les autorités culturelles soviétiques taxaient le mouvement surréaliste d’« anarchisme ».
Précisant en 1935 la Position politique du surréalisme, Breton la résumait ainsi : « Transformer le monde, a dit Marx. Changer la vie, a dit Rimbaud. Ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un. » On peut dire que depuis 1925 jusqu’à son assassinat en 1940, Trotski fut la principale figure politique contemporaine à laquelle se référèrent Breton et beaucoup de ses amis, Benjamin Péret (1899-1959) entreprenant même d’organiser au Brésil un parti d’opposition marxiste, au risque de faire passer le militantisme avant la poésie. Co-écrit au Mexique par Breton et Trotski en 1938, le manifeste Pour un art révolutionnaire indépendant resta une référence incontestée même quand les surréalistes parisiens, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale et au début de la Guerre froide, prirent leurs distances à l’égard des révolutionnaires marxistes.
Dans l’entre-deux-guerres, le mouvement avait trouvé à s’étendre dans d’autres pays (Royaume-Uni, Tchécoslovaquie, Japon notamment), et quand plusieurs membres du groupe parisien se trouvèrent recherchés, et parfois détenus, par la police vichyste comme « anarchistes dangereux », ils s’embarquèrent à Marseille pour s’exiler à New York, jusque après la Libération. S’ils ne purent s’y exprimer sur le plan politique, ils réussirent à organiser quelques expositions et à faire paraître plusieurs publications, qui influèrent notablement sur l’évolution des arts aux États-Unis, spécialement la peinture. Le reste de leurs recherches se heurta à la « barrière de la langue », au conformisme, au racisme, au puritanisme américains, ainsi qu’aux germes de ce qui se coagulerait sous le nom de « maccarthysme ».
Quand furent relancées, en 1946, les activités d’un groupe surréaliste parisien très rajeuni, elles durent faire face à des attaques venues de bords très divers, existentialistes, pétainistes reconvertis, journalistes et intellectuels adorateurs de Staline et du réalisme socialiste, partisans (majoritairement belges) d’un surréalisme « révolutionnaire » plutôt « moscoutaire »… Ils réagirent en 1947 par une déclaration collective, Rupture inaugurale, signifiant qu’ils refusaient le diktat sartrien de « l’engagement », et le soutien inconditionnel à quelque « politique partisane » que ce soit. Ce fut dès lors leur « ligne de conduite », rappelée en 1966 dans la déclaration Ni aujourd’hui ni de cette manière (réagissant à des avances de groupes trotskistes), et on peut la dire inchangée jusqu’à ce jour.
Cela ne les empêcha nullement de manifester leur sympathie ou leur soutien à diverses causes ou même à des tendances politiques. Breton plaça ainsi des espoirs démesurés – il ne tarda pas à le constater – dans le mouvement des « Citoyens du monde » mené par Gary Davis, et nombre de ses amis nourrirent la rubrique des « billets surréalistes » que publiait alors Le Libertaire (dont le célèbre texte de 1952 où Breton manifeste son attachement au drapeau noir), rubrique interrompue non par le retrait de ses rédacteurs, mais par les dissensions qui déchiraient alors la Fédération anarchiste. On vit plus tard les mêmes surréalistes parisiens à la pointe de la dénonciation de la guerre d’Algérie (à travers la déclaration en faveur du droit à l’insoumission, dite « des 121 »), comme de la solidarité avec les étudiants de Nanterre, en mars 1968, de la participation aux événements de mai, de l’appui à l’American Indian Movement (AIM), etc.
La mort de Breton en septembre 1966 fut saluée par les adversaires du surréalisme, fort nombreux, comme fermant définitivement l’histoire d’un mouvement qu’ils estimaient moribond depuis des décennies. Certains surréalistes parisiens finirent par leur donner raison, en renonçant publiquement à ce nom, à l’automne 1969. La plupart des groupes surréalistes et des sympathisants étrangers (Tchécoslovaquie, Grande-Bretagne, États-Unis, Brésil…) ne furent pas de cet avis et joignirent leurs efforts à ceux de leurs correspondants français pour relancer activités et recherches surréalistes malgré ces avanies, et en dépit d’une prévention quasi générale à l’égard d’un « vieux » mouvement d’avant-garde, donné par presque tous les historiens comme passé et dépassé – mais dont l’avenir n’était et n’est encore nulle part écrit, et moins encore condamné.
On ne peut résumer le surréalisme à son histoire et aux sympathies politiques de ses membres les plus en vue, comme il a été tenté maintes fois dans les publications libertaires. Si la dimension historique lui est consubstantielle, c’est en tant que mouvement, qu’activité de recherche à la fois personnelle et collective, qu’enchaînements d’éclairs de vie modifiant l’existence et son sens, les bouleversements de l’Histoire y entrant forcément pour quelque chose, de même que les rencontres, les amitiés, etc. Cette recherche ne vise pas le dévoilement d’une quelconque « surréalité » (autre terme venu sous la plume d’Apollinaire), mais l’extension, ou plutôt la réappropriation, la remise en jeu, des capacités libératrices de l’esprit, voire de l’ensemble de l’être humain. « Imagination n’est pas don mais par excellence objet de conquête », écrivait Breton en ouverture du premier numéro du Surréalisme au service de la révolution (1930).
On a reproché aux surréalistes, surtout ceux de l’entre-deux-guerres, de ne pas s’être fixé des « lignes de conduite » aussi claires et pures dans leur existence quotidienne, spécialement à l’égard des femmes dont ils exaltaient par ailleurs l’image – ou les créations de plus en plus nombreuses dans leurs rangs. Quand Péret et Breton désapprouvaient les habitudes de « noceurs » d’Aragon et d’Éluard, entre partouzes et tournées des bordels, ceux-ci moquaient leur puritanisme petit-bourgeois… Quant aux « moyens d’existence », beaucoup d’entre eux s’étaient juré de ne « jamais travailler », selon la résolution première de Rimbaud, mais durent trouver des expédients pour subsister, le commerce d’art parfois, la protection de mécènes plus rarement, la fabrication de boutons, comme Ernst, ou celle de faux tableaux, comme Magritte et Domínguez, etc. Mais quand la génération arrivée après 1946 s’avéra assez largement composée de salariés, n’étaient-ce pas des révolutionnaires d’opérette, à demi vendus au Capital ?
Dans la « conquête » (ou la reconquête) envisagée par le surréalisme, toute attention est due à la surprise, à la rencontre inopinée, aux manifestations de l’inconscient, voire au « hasard objectif », dans tous les domaines, à toutes les époques de l’histoire humaine – le premier Manifeste de 1924 offrait une liste chronologique de « surréalistes » avant la lettre, et plusieurs membres du groupe parisien se livrèrent à des explorations encyclopédiques prenant la forme d’« anthologies ». Mais cette « ouverture » générale de la curiosité et de l’attente appelée par Breton se double d’une égale exigence critique. Quiconque a pratiqué un peu longuement l’écriture ou le graphisme automatiques a mesuré que les pouvoirs poétiques ne se convoquent pas si facilement, exigeant même de l’assiduité pour dépasser les « moments nuls », sauf à se satisfaire de leur seul caractère « automatique » : il y a ainsi des productions dites « automatiques » mauvaises, dénuées d’intérêt, parfois même fallacieuses, de la fausse poésie, des tableaux, des collages ou des jeux prétendument « surréalistes » qui n’ont rien de tel, etc.
Les surréalistes ont appliqué et appliquent encore la même attention critique aux contrefaçons prétendument surréalisantes – tels les « vrais faux » (verifalsi) que Chirico continuait à fabriquer et à vendre des décennies après ses créations géniales de 1911-1917 –, aux mouvements ou aux groupes qui ont prétendu « dépasser » le surréalisme sans le moindre apport neuf, et plus généralement à toutes les entreprises visant à entraver, à dénaturer ou à ruiner les efforts individuels ou collectifs en faveur de l’émancipation. De là les accusations de sectarisme, de rigidité intellectuelle ou d’aveuglement que se sont complu à seriner les adversaires du surréalisme, moins intransigeants quant à eux à l’égard des puissances dominantes, de l’État, du Capital ou des escrocs. Appelant en 1945 la jeunesse à scruter constamment « ce qui est vivant et ce qui est mort » dans le surréalisme comme dans les autres activismes révolutionnaires, Breton rappelait aussi qu’il était appelé à se fondre dans un mouvement d’émancipation encore plus vaste et ambitieux, qu’il appelait de ses vœux. En attendant qu’il se forme, la poursuite d’activités surréalistes reste la meilleure façon de hâter sa venue.
Gilles Bounoure