Les surréalistes n’ont évidemment pas été les premiers à s’intéresser aux objets se trouvant sur leur chemin, libres de toute propriété et offerts à toutes les interprétations, utilisations ou réutilisations possibles, mais ils ont fait avancer significativement la compréhension d’une disposition mentale à laquelle on doit sans doute l’apparition des premiers outils humains. Avec d’autres catégories d’objets (« mathématiques », « à fonctionnement symbolique », « désagréables », etc.) propres à éveiller ou à libérer l’imagination, l’objet trouvé, ainsi qu’expliquait André Breton en 1936, met aussi en évidence une « crise de l’objet » exacerbée par la production capitaliste de technologies « fonctionnelles », déterminant « l’envahissement du monde sensible » par les « objets concrets » conçus en vue de répondre à un « usage » (plus récemment, à plusieurs usages à la fois) dont on mesure vite ce qu’il a d’asservissant.
Que faire de la plume d’oiseau, du galet, de la planche ou du bout de bois flotté qu’on a pu ramasser en se promenant, pourquoi en a-t-on laissé d’autres sur place, quelles interprétations spéculatives et pratiques tirer de ces rencontres réussies ou de leur échec ? L’objet trouvé est par définition « hors d’usage », soit qu’il n’en ait jamais eu ou l’ait perdu, soit qu’on ait jugé qu’il ne pouvait ou ne devait plus « servir », et c’est à l’imagination de l’associer à autre chose : une plume d’oiseau, une épingle à chapeau et un bouchon de liège plantés à travers la surface nue d’un carton, c’est le charmant Portrait d’une danseuse sorti en 1928 des mains de Miró, façon pour lui d’« assassiner la peinture » traditionnelle. Telle est l’une des fonctions critiques et poétiques de l’objet trouvé.
<exergue|texte={{une forme de rébellion contre l’ordre capitaliste}} |position=left>On peut aussi vouloir se garder de la manie d’accumuler les trouvailles (très tentante dans des sociétés de consommation supposant la mise au rebut, voire dans la rue, du vieux à remplacer par du neuf, de préférence « issu des technologies les plus récentes ») en ne s’entourant que d’un nombre d’objets très restreint, mais cette attitude d’autodéfense est par force aussi une forme de rébellion contre l’ordre capitaliste. Reste que le sens moderne du « beau », depuis Baudelaire (et à sa suite Apollinaire puis les surréalistes), repose, selon ses propres termes, sur « l’inattendu, la surprise, l’étonnement », autrement dit sur la rencontre, ce qui défend, en principe, de se couper du « monde sensible » et des « objets concrets » qu’on peut y trouver. « Le Beau est toujours étonnant », écrivait encore Baudelaire, tout en déconseillant de « supposer que ce qui est étonnant est toujours beau ».
La société, l’époque, le lieu où chacun se trouve vivre par l’effet de divers hasards peuvent aussi être envisagés à la manière des objets trouvés, hors de toute considération d’« usage » et d’utilité pratique. N’y discerne-t-on pas là aussi, en gros ou en détail, des signes manifestes de « crise », souvent même d’inutilité ou de nocivité, appelant des mises au rebut, et mieux que des remplacements prétendant s’appuyer sur « les technologies les plus récentes » (argument parmi d’autres des contreréformes néolibérales), des réinventions s’appuyant à la fois sur l’analyse critique et sur l’imagination ? Créer du neuf à partir du donné ou du trouvé, c’est ce que font depuis longtemps les poètes et les artistes, en des sortes de révolutions assurément minuscules mais qui pourraient servir d’exemples pour hâter la venue et la réussite des grandes.
Gilles Bounoure