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Encyclopédie anarchiste
« La pensée libertaire constitue l’espoir et la chance des derniers hommes libres » Camus
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Régionalisme (et nation)
René Furth
Article mis en ligne le 8 février 2020
dernière modification le 29 mars 2020

Le régionalisme n’est pas issu de mai 68, il a déjà une longue histoire. Mais il y a subi une mutation ou, plus exactement, un nouveau type de régionalisme est apparu, qui est une composante de la vie politique anti-institutionnelle. Même si dans l’enchevêtrement des pratiques il n’est pas toujours facile de saisir le partage entre le régionalisme anti-autoritaire et le régionalisme « nationalitaire » (terme dans le vent sous lequel se camouflent les nationalismes minoritaires). Il faut maintenir la distinction pour ne pas laisser le champ libre aux seuls nationalistes en leur permettant d’accaparer l’ensemble d’un mouvement social.

A s’en tenir à l’idéologie et aux objectifs des organisations et partis « nationalitaires » on peut considérer effectivement que tout un ensemble de revendications spécifiques et d’impulsions subversives sont récupérées à travers une idéologie nationale qui est un puissant facteur d’intégration au service de l’Etat capitaliste. Et cette analyse réductrice en termes de récupération et de mystification est à faire pour dévoiler un des aboutissants du régionalisme.

Ce serait une erreur pourtant de négliger un courant plus diffus, qui irrigue sans doute les micro-nationalismes, mais qui circule de manière beaucoup plus immédiate dans le réseau des luttes fragmentaires. Comme le relève Semprun-Maura , un des acquis essentiels de mai 68 est l’éclatement de « la barrière arbitraire, répressive, entre vie quotidienne et activité politique ». Cette rupture a des implications diverses, qui dépassent la sphère d’influence du gauchisme : c’est le fait, par exemple, que même les revendications ouvrières mettent de plus en plus l’accent sur la condition globale du travailleur (donc sur tous les aspects de sa vie quotidienne, de l’organisation du travail au transport, de l’habitat à la discrimination sexuelle). Surtout, les revendications ne sont plus seulement celles du travailleur, mais des femmes, des jeunes, des usagers d’un espace particulier.

La part des revendications spécifiques, donc fragmentaires puisque chacune d’elles ne vise dans un premier temps qu’un aspect de la condition globale, prend une importance croissante. La prise de conscience d’une aliénation particulière au niveau de la langue, de la personnalité culturelle et de la situation géographique, s’inscrit tout naturellement dans une agitation alimentée par toutes les frustrations de la vie quotidienne.

Les interférences entre toutes les séries des luttes anti-institutionnelles peuvent d’ailleurs se constater très empiriquement sur le terrain quand les régionalistes se retrouvent avec les écologistes, les antimilitaristes et toutes les variétés de la nébuleuse gauchiste dans les actions menées contre l’extension d’un camp militaire ou l’implantation d’une centrale nucléaire. Les mêmes confluences, qui amènent aussi un brassage plus ou moins superficiel avec la population concernée, se réalisent à l’occasion des fêtes organisées sur des vestiges de traditions locales ou des festivals de musique pop (celtique, occitane).

L’enjeu de cette notice [1] est de prendre en considération la revendication régionaliste et de chercher à voir ce qui échappe au nationalisme et même s’y oppose. Le fait même de l’insérer dans la perspective générale du mouvement anti-autoritaire actuel n’apportera certainement pas une clarification suffisante puisqu’il n’est guère possible de se référer à une théorie claire de ce mouvement. Il est possible d’échapper aux contradictions qui guettent un propos de ce genre en déniant tout potentiel émancipateur au courant régionaliste, en le mettant tout entier au compte de nostalgies passéistes ou de replâtrages nationalistes.

La politique du français national

Construite sur la base d’annexions, la France a été francisée tout au long d’une politique d’assimilation qui portait d’abord sur la langue. Dès 1539, l’édit de Villers-Cotterêts, qui introduit l’usage du français pour la rédaction de tous les actes notariés, en fait la langue administrative du royaume et discrédite du coup les autres langues. Avec la création de l’Académie française, ce ne sont pas seulement les parlers « provinciaux » et les cultures des pays conquis qui sont menacés, mais la langue française elle-même va se trouver « normalisée », édulcorée, ratissée ; coupée de ses sources populaires, elle perd sa richesse expressive et sa faculté de renouvellement. Entre la langue de la minorité « cultivée » et le bas langage du peuple va s’installer un abîme croissant. Plus généralement, la brillanté culture de cour qui se concentre à Versailles entraîne la décadence de toutes les formes de la culture populaire et « provinciale ».

Sur ce plan, la Révolution va suivre la ligne tracée par l’absolutisme monarchique. Avec une exception notable : la vie politique bouillonnante des clubs et des sociétés populaires va revigorer et renouveler considérablement le français. Mais elle n’en malmène que plus durement les langues minoritaires. Il s’agit d’abord d’un effet tout spontané et ce moment déterminant révèle bien l’ambiguïté du débat linguistique. La nouvelle pratique politique active fortement la propagation du français à travers les clubs, les réunions, les fêtes civiques, à travers une volonté de communication généralisée. De larges secteurs de la population se mettent au français par enthousiasme pour la Révolution et par « dévouement » à ses idéaux. Plus profondément, la Révolution crée une adhésion à la France : ce n’est pas seulement le cas pour les Niçois et les Savoyards, mais pour les Alsaciens qui pour la première fois glissent résolument dans l’aire politique et culturelle française. C’est un point d’histoire que les nationalistes périphériques oublient volontiers.

Bientôt, cependant, une guerre systématique sera menée contre les patois, et ce terme même restera jusqu’à maintenant un efficace instrument de la guerre linguistique. C’est sous la Convention montagnarde de 1793 que se fait le grand tournant et s’instaure la « terreur linguistique ». Dans les premières années de la Révolution, par la force des choses, les décrets et textes officiels sont traduits dans les parlers des différentes régions. A partir de 1793, les représentants de la Nation décident d’en finir avec la « Babel patoisante de l’Ancien Régime ». Il s’agit maintenant d’« uniformiser la langue d’une grande nation de manière que tous les citoyens puissent sans obstacle se communiquer leurs pensées » et de détruire du même coup des erreurs séculaires puisque « c’est surtout l’ignorance de l’idiome national qui tient tant d’individus à une si grande distance de la vérité » (Rapport de Grégoire).

La défense nationale apporte des arguments supplémentaires, puisque les ennemis de la Révolution risquent de comploter dans des patois inintelligibles ou, pis encore, intelligibles à l’ennemi extérieur. Mais de toute manière, il était dans la logique de l’idéologie démocratique bourgeoise de ne reconnaître aucun autre rapport politique que le rapport direct du « citoyen » atomisé avec l’Etat, en supprimant tous les « agglomérats », et l’idiome particulier était un facteur d’agglomération.

En décembre 1793, le Comité de salut public interdit l’usage de l’allemand en Alsace. Des solutions plus énergiques sont d’ailleurs proposées : la déportation des Alsaciens ou « une promenade à la guillotine pour opérer leur conversion ».

La guerre contre les « idiomes grossiers qui prolongent l’enfance de la raison et la vieillesse des préjugés » (toujours Grégoire) sera reprise par l’école de la III` République avec tout l’arsenal idéologique emprunté à la Révolution. Sans doute, le processus d’uniformisation était en cours depuis le XVIII` siècle sous la pression de la nécessité des échanges économiques dans le développement du capitalisme. Mais ce sera la tâche de l’école d’inculquer un « français élémentaire » préparant le futur travailleur à la langue du contrat de travail et du commandement, le préparant aussi à se déplacer suivant les lois du marché de l’emploi. Cette langue unifiée, véhiculant les valeurs de la Nation, du centralisme, du travail et de la discipline exclut d’ailleurs fort logiquement toute mention positive des formes d’opposition ouvrière et des luttes sociales. (Les termes concernant la grève, par exemple, n’apparaissent longtemps que dans des expressions empruntées aux parlers locaux.) En même temps se diffuse une histoire tout aussi élémentaire qui a pour mission d’expurger la mémoire collective des traces d’une histoire non française, c’est-à-dire non bourgeoise.

D’autres impératifs vont renforcer la nécessité de forger une langue et une conscience nationales unitaires : la constitution de l’Empire colonial exige des troupes convaincues de la valeur de la civilisation française et débarrassées de tout sentiment d’un impérialisme français subi « à l’intérieur même » ; et l’inégal développement économique demande cette mobilité de la main-d’œuvre que facilite le français élémentaire.

Des nostalgies poétiques au « nationalisme révolutionnaire »

A partir de la Révolution, le combat contre les langues régionales apparaît en surface comme un combat pour la culture et contre l’ignorance, comme un combat laïque et républicain. C’est là certainement un aspect de la question, et cette coloration progressiste a longtemps caché l’assimilation autoritaire, le dressage économique et le refoulement de langues qui avaient nourri des cultures fécondes et tissaient encore l’essentiel des relations quotidiennes dans de larges milieux populaires. Cette répression est ressentie dans la frustration, l’humiliation et le retrait ; elle appauvrit la vie sociale et bloque les évolutions au lieu de les accélérer. La déconsidération des « patois » conduit à la déconsidération des activités et des préoccupations de la vie quotidienne. L’écart n’en sera que plus grand et plus démobilisant entre les nobles affaires (dont la « politique ») traitées en français et le trivial affairement des « basses couches » populaires. Revaloriser la langue minoritaire, c’est aussi rendre sa dignité au quotidien.

La résistance à la politique linguistique prend corps dès le XIX` siècle. Dans cette première étape elle est presque exclusivement le fait d’érudits et de petits notables nostalgiques, amoureux de leur littérature en perdition mais sans compréhension pour les problèmes sociopolitiques de la langue populaire réprimée.

La dégustation élitaire et morose de beaux textes laissés pour compte, le souvenir des structures étatiques abolies vont les détourner du présent et les coincer dans un « apolitisme » conservateur. Et souvent, la défense de la langue ethnique est aussi considérée comme un barrage contre les idées subversives diffusées par le français. Le clergé joue un rôle actif dans cette tentative de prophylaxie, et la gauche se verra confortée dans son centralisme. De plus, cette défense élitaire, et au mieux folkloriste, contribue de son côté à l’effacement des traditions de contestation et de lutte populaires.

La période de « revalorisation », avec ses perspectives provincialistes et conservatrices, se poursuit jusqu’à la deuxième guerre mondiale. Elle connaît une intensification dans les années 30, en partie par la contagion des combats pour l’autonomie qui se mènent alentour (Irlande, Catalogne). Quand elle débouche sur la politique, c’est pour exiger des solutions administratives et constitutionnelles. Les partis de gauche, par suite à la fois de leurs traditions centralistes et des tendances souvent réactionnaires des autonomistes, se méfient et restent à l’écart, à l’exception, par endroits, du parti communiste (Bretagne, Alsace). La guerre aggrave encore la méfiance puisque certaines têtes de file de l’autonomisme vont collaborer avec les nazis.

La remontée sera difficile. La résistance, puis les guerres coloniales, ont renforcé le nationalisme français. Mais des revendications d’ordre linguistique et culturel refont surface, et elles obtiennent certaines satisfactions : la loi Deixonne (1951) institue, à titre facultatif, l’enseignement des « langues et dialectes locaux », mais ne concerne que le basque, le breton, le catalan et l’occitan. En 1952, sous la pression de l’opinion publique, l’enseignement de l’allemand est réintroduit dans les classes de fin d’études primaires en Alsace.
Une nouvelle période va s’ouvrir vers 1955. Marquée par le « tiers-mondisme », elle va renouveler les analyses et les objectifs régionalistes. Sous l’influence du mouvement de décolonisation et de la lutte contre l’impérialisme français, va surgir l’idée de la « colonisation intérieure ». C’est le constat des inégalités de développement économique et social sur le territoire national, des disparités introduites par la progression sélective de l’industrialisation au XIX` siècle, par les crises agricoles, les crises de dépeuplement et de surpeuplement. La dénonciation d’un sous-développement régional, qui conduit au chômage et à l’émigration, vient ainsi se conjuguer avec la conscience plus ancienne d’une aliénation culturelle.
Cette période coïncide avec une agitation sociale accrue : grands mouvements paysans, grèves comme celles de Decazeville (1961-62) où se manifeste une véritable solidarité régionale avec les grévistes. Des organisations de gauche se forment : l’Union démocratique bretonne, le Comité occitan d’études et d’action. Les attentats du Front de libération de la Bretagne rencontrent une compréhension et une solidarité inattendues.

Deux tendances principales se développent ainsi. Un « nationalisme révolutionnaire », qui cherche à faire le joint entre « libération nationale » (à l’image du Tiers-Monde) et lutte des classes, en arrive, dans certains cas, à poser la libération nationale comme préalable à la libération économique et sociale. Ainsi l’ETA basque, qui n’hésite pas à proclamer l’unité du « peuple basque » (classe ouvrière et petite et moyenne bourgeoisie nationale) contre l’oligarchie espagnole. Le mouvement Enbata, en pays basque français, adopte des positions similaires. De même pour la Catalogne.

Le réformisme « nationalitaire », qui se recommande parfois du programme commun de la gauche, milite pour un développement régional qui pourrait être l’œuvre d’institutions comprenant une assemblée régionale élue au suffrage universel direct, un conseil économique et social, un exécutif régional. A la suite de Robert Lafont, il s’attache à montrer que, si l’on passe outre au découpage artificiel des départements, il devient possible d’envisager des régions cohérentes tenant compte à la fois de la configuration économique et des spécificités ethnoculturelles. Cette conception de la régionalisation s’ouvre sur la perspective d’un fédéralisme européen... dans une « Europe des peuples » qui ne serait plus « l’Europe des affaires ». Un glissement à droite peut amener ce type de réformisme vers l’ornière la plus traditionnelle du nationalisme : au nom du développement régional, en appeler à l’union nationale contre les luttes sociales, pour remettre les « justes revendications » au jour où l’économie régionale aura atteint un degré suffisant d’équilibre et de prospérité. La bonne vieille manière de « se retrousser les manches ».

Le schématisme de cette présentation rend très mal compte de la diversité des tendances qui s’entrelacent au sein du mouvement régionaliste. Le débat sur le régionalisme traverse la plupart des courants socialistes, et vient confluer avec les discussions sur l’autogestion. Le mouvement libertaire, réticent de par son opposition à toute forme de nationalisme, avait vu néanmoins se constituer une Fédération anarchiste-communiste d’Occitanie publiant « Occitanie libertaire » de 1969 à 1976.

La logique du pouvoir technocratique - comme on l’a dit déjà pour la démocratie bourgeoise - tend à disloquer toutes les formes de sociabilité pour pouvoir recombiner, selon les besoins de sa gestion et de son administration, des unités atomisées, interchangeables, différenciées seulement en fonction d’étroites spécialisations mécaniques. A cet égard, tout regain de vie sociale est une défense contre le pouvoir. Un progrès important dans la voie de l’individuation et de la socialisation est accompli quand s’est opéré le passage du sentiment d’isolement et de massification au sentiment de minorité. Se sentir minoritaire, avec un minimum d’affirmation et de provocation, est une ouverture sur le collectif (minoritaire avec d’autres) et la contestation. La décomposition homogénéisante achoppe ici sur un mouvement de recomposition sociale qui est perceptible aussi dans les différentes tentatives de vie communautaire.

Le régionalisme est devenu un fait social qui se trouve réfracté dans tous les secteurs de la vie politique. Il n’est pas condamné d’emblée au nationalisme, et il y échappe quand il se connecte avec l’ensemble des luttes qui sont en cours pour arracher les rapports sociaux aux déterminations autoritaires et au conditionnement de la technocratie capitaliste. En fait, il constitue lui-même un élément de connexion efficace, quand il lie les revendications sur la préservation de l’espace, sur l’aménagement des villes, avec la dénonciation de l’aliénation économique et les besoins de communication culturelle. Il participe ainsi à cette « révolution culturelle » qui vise la transformation de tous les rapports sociaux. La place de cette révolution culturelle dans l’ensemble du processus révolutionnaire appelle un autre débat, qui lui aussi s’insère dans la discussion générale sur la postérité de mai 68. Ce n’est pas la révolution, mais cela peut être la progression de la révolution sur un plan de la réalité, et le point où elle sera parvenue quand des remous secoueront d’autres plans a son importance.

René Furth