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Encyclopédie anarchiste
« La pensée libertaire constitue l’espoir et la chance des derniers hommes libres » Camus
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Autogestion
Frank Mintz
Article mis en ligne le 16 mars 2020
dernière modification le 21 mars 2020

Définition et étymologie du terme accompagnées de cinq expériences

Le mot « autogestion » n’apparaît dans le vocabulaire politique des pays d’Europe occidentale qu’à partir de 1960 d’abord à propos de la Yougoslavie et, après 1968, pour désigner des gestions collectives d’associations ou de groupes. On aurait pu utiliser le terme « coopérative » (voir Coopératisme) mais le mot est maintenant privé du sens politique qu’il a eu au XIX siècle.

Bref rappel historique

L’étymologie du mot « autogestion » est calquée sur le terme « samoupravlenie » qui est pratiquement le même en bulgare, macédonien, russe et serbo-croate. Il signifie : direction, organisation ou gestion « par soi-même », c’est-à-dire autonome, indépendante. Il était et est couramment utilisé au moins depuis deux siècles pour définir un organisme local, un gouvernement de province, donc un pouvoir venant d’en haut, mais non pas du centre de la capitale d’un pays. Parallèlement, « samoupravlenie » s’employait et s’emploie pour désigner une forme d’organisation à la base : la décision de la date et de la façon de récolter des paysans d’un hameau, celle d’une assemblée d’habitants d’un quartier pour évoquer et régler un problème.

On peut retrouver dans « samoupravlenie » une tradition paysanne séculaire balkanique et slave de la zadrouga, du viétche – étudiée et présentée par Alexandre Skirda -, des assemblées populaires des chefs de famille (et des femmes si elles sont veuves), riches et pauvres pour échanger, s’écouter jusqu’à trouver des solutions au problème posé. Elle explique l’apparition des soviets en Russie ( voir soviet et l’évocation précise de Volinepour la période 1905 et aussi les manipulations marxistes léninistes).

Avant l’apparition du mot autogestion, les anarchistes évoquaient des groupes « s’organisant de bas en haut, par l’association libre de toutes les associations productives. » (Bakounine, journal L’Égalité, 1869), « le communisme anarchiste, le communisme sans gouvernement » (Kropotkine dans La Conquête du Pain en 1892, voir Morale (la) et l’individualisme anarchiste ), organiser des communes (fonctionnant sur des assemblées désignant des délégués contrôlables et révocables comme durant la Commune de Paris en 1871, voir La Commune), des « soviets libres », des « conseils ouvriers », des collectivités, la collectivisation pour instaurer le « communisme libertaire » (Espagne 1932-1939), la « gestion directe » (en 1963-65), un « autre futur ».

Pour arriver au but, les anarchistes, tous les partisans de la révolution peuvent se retrouver sur une orientation générale que Bakounine a définie en mai 1870 « Tout jésuitisme (voir Jésuites) est banni de leurs rapports, de même que les méthodes perfides et déloyales ». C’est-à-dire le contraire de la discipline aveugle et hiérarchique (souvent synonymes, voir Discipline) du capitalisme (voir ce mot) et des religions (souvent aussi très semblables, voir ce mot), source de viol et de pédophilie.

Voici cinq exemples d’autogestion au sein du capitalisme et en lutte contre ce système social. Leurs avancées et leurs reculs montrent les liens inséparables entre la construction d’un autre monde et l’autogestion.

Russie, puis URSS et autogestion

En Russie, après le renversement du tsarisme en 1917 par le soulèvement spontané des prolétaires grévistes et des soldats et des officiers insurgés dans la capitale du pays, Petrograd, sans direction politique d’aucune tendance [1], l’autogestion est partout et tout particulièrement dans les droits civiques, mais elle n’apparaît pas dans des unités économiques.

En effet, le 1er mars 1917 (calendrier orthodoxe), dès la fin des combats, le soviet de Petrograd décrète des droits applicables dans tout le pays qui abolissent toute la morale civique et religieuse de l’ancien régime : « Amnistie complète et immédiate dans tous les domaines politiques et religieux, y compris les actes de terrorisme, l’insurrection militaire, les délits agraires, etc. Liberté d’expression, de la presse, d’association, de réunion et de grève, y compris pour les membres de l’armée dans les limites acceptables des conditions techniques et militaires […] Remplacement de la police par une milice populaire avec des chefs élus, subordonnés aux organes locaux d’autogestion. Élections des organes d’autogestion locale au suffrage universel, direct, égal et secret. » L’amnistie et la liberté dans de nombreux domaines équivalaient à la suppression de la peine de mort, une des bases, avec Dieu, du pouvoir du tzar.

Tout fut balayé entre octobre 1917 et janvier 1918 par le marxisme de Lénine jusqu’au fiasco de décembre 1991. Mais le mot « autogestion » (« samoupravlenie ») demeura dans son sens de gestion régionale imposée de haut en bas.

Paradoxes

Premier fait

L’absence de l’aspect économique est une lacune intellectuelle qui fut compensée par deux faits. La réquisition spontanée des terres et des biens des grands propriétaires par de nombreux paysans. L’organisation sociale et militaire proposée, dans une partie de l’Ukraine, par l’anarchiste kropotkinien Nestor Makhno très critiqué par les anarchistes pacifistes et ralliés aux marxistes léninistes.

Une déclaration de janvier 1920 de l’armée révolutionnaire insurgée d’Ukraine (Makhnoviste, voir Antisémitisme, Masses (psychologie des) adressée aux paysans et aux ouvriers de l’Ukraine indiquait que « les terres appartenant aux monastères, aux grands propriétaires et autres ennemis, passent aux mains des paysans qui vivent seulement du travail de leurs bras. Ce transfert doit être défini dans des réunions et par des discussions du paysannat. Les paysans devront se rappeler et tenir compte non seulement de leurs intérêts personnels mais aussi des intérêts communs du peuple travailleur, opprimé sous le joug des exploiteurs. […] Tous les paysans et tous les ouvriers sont invités à constituer des conseils libres de paysans et ouvriers. Seront élus dans ces conseils seulement les ouvriers et paysans qui prennent une part active à une branche utile de l’économie populaire. Les représentants des organisations politiques ne pourront point participer aux conseils ouvriers et paysans, parce que cela pourrait nuire aux intérêts des travailleurs eux-mêmes. »

Sur le plan des droits civiques, les makhnovistes reprenaient les décisions du 1 mars 1917 : « La liberté de parole, de presse et de réunion est le droit de chaque travailleur et n’importe quelle manifestation contraire à cette liberté représente un acte contre-révolutionnaire. Les organisations de la police sont annulées ; à leur place on organisera des formations d’autodéfense, qui peuvent être crées par les ouvriers et paysans. »

Second fait

Si l’autogestion n’était qu’un mot d’ordre présenté par des militants armés, elle serait sans aucune efficacité puisque les travailleurs l’abandonneraient pour reprendre leurs habitudes individuelles ou avec un patron. C’est ce qui est arrivé au marxisme léninisme : aucune manifestation des millions de travailleurs formés contre leur gré au sein du socialisme réel et scientifique depuis 1921 n’a exigé le maintien de la pratique léniniste ni en janvier 1992 ni ensuite !

À l’opposé, Makhno a noté dans ses mémoires (traduites et éditées en 2009) : « Dans chaque commune, il y avait quelques paysans libertaires, mais la majorité ne l’était pas. Cependant, dans leur vie communale ils faisaient preuve de […] solidarité anarchiste […] » L’autogestion n’est que le retour de la solidarité, du respect et du rejet du sadisme qui ont forgé les sociétés humaines, en dépit de nombreux écueils !

Capitalisme et autogestion

Les termes de « Liberté, égalité, fraternité », démocratie, dommage collatéraux, tir ami ( !), etc., peuvent faire illusions sur les aspects humains du capitalisme. Mais même les personnes les plus naïves en doutent face aux problèmes de couverture sociale, de retraite, de réfugiés, de corruption. Les exploiteurs sont obligés de trouver des justifications. La guerre, la xénophobie ou la fatalité sont les plus connues.

Pour faire avaler la pilule de la pénibilité au travail, il y a eu « autrefois » la loi de cogestion des entreprises en Allemagne de l’Ouest (1951), les cercles de qualité (pratique partie du Japon vers l’Europe occidentale), le travail en équipe réduite pour élaborer un véhicule au lieu du montage à la chaîne chez Volvo.

Pour certains autogestionnaires de chaires universitaires, l’arrivée du président Mitterrand en 1981 annonçait un regain d’autogestion, voire une loi la développant ! Je l’ai personnellement entendu, en restant silencieux.

Plus sérieusement et la même année, le syndicat des travailleurs opposés au parti communiste polonais, Solidarnosc, fit deux propositions importantes dans son programme adopté au Congrès de Gdansk, en octobre 1981.

« Thèse 1 Nous revendiquons la mise en place d’une réforme autogestionnaire et démocratique à tous les niveaux du pouvoir de décision, d’un nouvel ordre économique qui conciliera le plan, l’autogestion et le marché. Thèse 20 Une autogestion authentique des travailleurs sera le fondement de la République autogestionnaire. »

En novembre 1989, le quasi obscurantisme culturel marxiste réel a été remplacé par le véritable obscurantisme catholique conduit par l’Opus Dei et le pape polonais Jean-Paul II. Ils ont complètement effacé le côté rebelle de Solidarnosc et donc l’autogestion !

Autrement dit, la démocratie capitaliste et « la République autogestionnaire » ne peuvent coexister !

Paradoxe

Voir note de bas de page

L’universitaire, ex économiste marxiste tchèque, devenu nord-américain, Jaroslav Vanek, a publié en 1975 une anthologie de contributions sur notre sujet dans Self-management (economic liberation of man) [L’Autogestion, la libération économique de l’individu], édité par Penguin Education. On y trouve une étude de R. Oakeshott sur les entreprises de Mondragón, expérience de coopératives catholiques basques dans l’Espagne franquiste où l’échelle des salaires n’était que de 1 à 3. L’auteur indiquait que des grèves avaient eu lieu en 1971 : « Évidemment les grévistes n’arrêtaient pas le travail « contre eux-mêmes » [allusion à l’argument des communistes occidentaux pour nier les grèves dans un régime marxiste léniniste], mais leur action était dirigée contre la direction. » Une autre expérience apparaît : « le système des conseils des prisons de Haute terre (Indiana) et Leavenworth (Kansas) » écrit par P. Blumberg et dont un des objectifs était « la création d’un dialogue harmonieux entre le personnel et les internes ». Les autres contributions étaient presque aussi farfelues. Le capitalisme sait se servir de l’autogestion pour tenter de faire oublier ses mensonges !

Yougoslavie et autogestion

La rupture en 1948 des relations économiques et politiques entre le marxisme léninisme de l’URSS et celui du maréchal Tito entraîna l’épuration des éléments proches de Moscou dans le parti communiste yougoslave (devenu Ligue tout en fonctionnant à l’identique). Les titistes durent combattre par les armes des « camarades pro-soviétiques » venus d’Albanie, de Bulgarie, de Roumanie et de Hongrie pour provoquer des troubles sociaux.

Subitement, le maréchal Tito annonça que l’autogestion était instaurée dans le pays, bien évidemment pour que les travailleurs renforcent le régime. Le sociologue et philosophe (plus tard chauviniste raciste serbe) Liubomir Tadić a écrit « l’autogestion fut instaurée d’en haut et non pas par la classe ouvrière yougoslave », (revue Autogestions, Paris, 1981, n° 6).

Le régime marxiste léniniste titiste fut obligé « de faire des concessions importantes aussi bien à la paysannerie qu’à la classe ouvrière. C’est ainsi que les paysans ont reconquis la liberté de décider librement la nature de leur production, et le rachat obligatoire de leurs produits fut progressivement abandonné. […] C’est avec la loi du 1er avril 1952 que le nouveau système des salaires est entré en vigueur dans toutes les entreprises économiques en Yougoslavie. Jusqu’à cette date, les salaires étaient fixés par décret gouvernemental. […]

« Le Directeur dirige le production et toutes les affaires de l’Entreprise. Les ouvriers et les employés sont responsables devant le Directeur de l’accomplissement de leur travail. Le Directeur représente l’Entreprise envers l’État et envers les autres entreprises. » (Loi du 18 juin 1950, article 8).

Le directeur est membre d’office du Comité de Gestion mais, ce qui est pour le moins curieux, la Loi le place au-dessus de ce Comité :

« Si le Directeur trouve qu’une décision du Comité de Gestion ne correspond pas à la loi, aux prescriptions légales et AUX ORDRES DES AUTORITÉS D’ÉTAT COMPÉTANTES, il est obligé d’en avertir immédiatement ces autorités et de suspendre l’exécution de la décision du Comité de Gestion en attendant que l’organisme compétent de l’État prenne la décision définitive. » (Article 40 de la même Loi). »

Texte de l’anarcho-communiste Paul Zorkine [Pavle Vrbica, 1921-1962, Monténégrin] « Le mythe des conseils ouvriers chez Tito », Noir & Rouge n°14 (hiver 1959).

Cet article éclairant n’a retenu l’attention d’aucun admirateur du système yougoslave. Ils préféraient, comme les partisans de l’URSS, se gaver d’illusions au lieu de réfléchir sur des critiques libertaires. Pourtant et plus grave encore, la propagande yougoslave montrait que l’autogestion restait confinée dans la sphère du travail sans concerner la gestion communale, provinciale, etc. C’était un sarcasme d’autogestion.

Paradoxe

Mais le mythe a nourri des centaines d’intellectuels français en quête d’un marxisme léninisme plus acceptable que celui de Lénine (créateur de la tchéka et des camps de concentration, ordre du 8 août 1918). Le système léniniste a été suivi avec des exagérations inutiles par Staline.

Albert Meister [1927-1982 sociologue] était spécialiste et propagandiste de l’autogestion yougoslave, mais il ne connaissait pas l’article de Zorkine ni le serbo-croate [« détail reconnu » lors d’une conversation chez lui en 1962 avec trois militants de la revue Noir et Rouge]. Meister, de plus en plus libertaire après 1970, a donné une excellente définition de la réalité yougoslave : «  […] les seules manifestations vivantes de l’autogestion dans les entreprises yougoslaves sont les grèves » Revue Autogestion, n° 6, 1981.

Espagne 1936-1939 et autogestion

En juillet 1936, la réponse au putsch d’un conglomérat fasciste catholique (de l’armée aux capitalistes, avec la droite traditionnelle et les petits groupes fascistes mussoliniens) fut une prise en main spontanée et autogestionnaire des lieux de travail qui s’étendit progressivement dans la majorité de l’Espagne restée dans le cadre républicain. En effet, ce sont les anarchosyndicalistes et des militants armés de groupes de gauche (POUM, PC, socialistes) et, curieusement, une partie des forces de l’ordre de la République et de la Catalogne, qui ont vaincu les putschistes dans la moitié de l’Espagne.

L’incapacité politique et organisationnelle du gouvernement de front populaire et de l’administration de la République (surtout le contre-espionnage, la police et l’armée) a entraîné son effacement durant plusieurs semaines. Dans la moitié de l’Espagne conquise par les factieux, les représentants importants de la République et de la gauche ont été égorgés dès les premières heures du putsch, alors qu’ils prétendaient défendre le pays contre le désordre !

L’édification d’une nouvelle société par les travailleurs eux-mêmes réunissaient majoritairement des anarchosyndicalistes de la CNT (Confédération nationale du travail) et de la FAI (Fédération anarchiste ibérique), de l’UGT socialiste (Union générale des travailleurs), des membres de partis politiques (gauche républicaine) et des ouvriers sans étiquette.

L’industrie de guerre fut lancée en Catalogne dès juillet 1936 par le syndicat CNT de la métallurgie, avec des ugétistes. Cette industrie regroupait directement et indirectement environ 300.000 ouvriers (un peu moins de la moitié des travailleurs de l’industrie catalane) en liaison avec d’autres régions de l’Espagne républicaine.

L’exportation des agrumes de la côte méditerranéenne fut organisée en septembre 1936 par les syndicats paysans CNT et UGT du pays valencien. Il employait presque la totalité des producteurs (130.000 personnes) et de nombreux techniciens et de représentants commerciaux en Espagne et à l’étranger.

L’agriculture fut modernisée dans des centaines de collectivités de l’Andalousie à la Castille, les provinces de la côte méditerranéenne et le long des Pyrénées.

L’autogestion dans tous les domaines de l’économie de l’Espagne « rouge » en guerre a regroupé presque deux millions de citoyens (les autogestionnaires et les membres de leur famille). Elle a contribué fondamentalement à l’effort de guerre et l’équilibre de la zone appelée républicaine (en dépit de la nullité de la plupart de ses chefs politiques).

La guerre antifasciste fut accompagnée et sabotée dès le départ par l’incapacité de la bourgeoisie républicaine obsédée par des pourparlers avec les factieux et la récupération de son pouvoir politique et financier. L’incurie de cette même bourgeoise empêcha en août 1936 l’achat à l’étranger d’armes et d’outillage nécessaire à leur fabrication. Ensuite les interdictions de vente des pays « démocratiques » donnèrent à l’URSS l’occasion de proposer ses armes et ses « volontaires ». L’URSS intervint ainsi directement dans l’Espagne républicaine avec trois objectifs : essayer l’efficacité de son armement contre celui des nazis et des mussoliniens, en cherchant à créer un conflit entre la France alliée à la Grande Bretagne contre l’Allemagne et l’Italie (vu l’échec de la tentative, il y eut le pacte Hitler-Staline) ; donner un poids stratégique au petit parti communiste espagnole ; étouffer l’autogestion anarchosyndicaliste espagnole, car le socialisme efficace ne « devait » être que celui de l’URSS.

Dans cette situation complexe, la direction de la CNT et celle du POUM choisirent de s’allier à la bourgeoisie républicaine et d’entrer dans son gouvernement. Les partis socialiste et communiste y étaient déjà pour aider la bourgeoisie à brider l’autogestion

Ce problème se heurta rapidement au développement de l’autogestion et creusa un fossé grandissant entre les travailleurs et les combattants anarchosyndicalistes et leurs dirigeants presque incapables d’agir au sein du gouvernement bourgeois.

Paradoxes

Le communisme libertaire était l’objectif de la CNT. Isaac Puente l’avait synthétisé en 1932 en insistant sur la spontanéité de son instauration et sur la capacité des travailleurs à le mettre en place, à se fédérer entre collectifs et à résoudre les problèmes qui surgiraient.
Le camarade Horacio M. Prieto qui était le secrétaire général de la CNT en 1936 avait présenté, en 1932, une conception personnelle de l’apparition du communisme libertaire. « Dès que le prolétariat sera maître de la situation […] et que la grève révolutionnaire n’aura plus de raison d’être, tous les producteurs en général doivent regagner leurs places sur les lieux de travail et reconstituer ainsi la situation pré-révolutionnaire jusqu’à ce que les statistiques, l’examen serein des circonstances, dictent des normes applicables […] pour qu’ils soient incorporés aux nouvelles demandes du travail social. »
Cette vision de haut en bas a influencé une partie des ministres et des responsables haut placés de la CNT.

Mujeres Libres [Femmes libres, organisation d’anarchosyndicalistes de la CNT et du Partido Sindicalista, 30.000 adhérentes au congrès de 1937] écrivit avec justesse en septembre 1936 : « L’entreprise la plus urgente à réaliser dans la nouvelle structure sociale est de supprimer la prostitution. Avant de nous occuper d’économie ou d’enseignement, dès maintenant, en pleine lutte antifasciste nous devons en finir radicalement avec cette dégradation sociale. Nous ne pouvons pas penser à la production, au travail, à aucune sorte de justice, tant que demeure le pire des esclavages qui empêche complètement de vivre dignement. » Cette demande, aucune tendance politique de l’Espagne républicaine (féminine ou pas) ne fut capable de la reprendre ou de la comprendre

Gaston Leval (comme Nestor Makhno en Ukraine) a constaté : « Les collectivités n’ont pas été l’œuvre exclusive du mouvement libertaire. Bien qu’elles aient appliqué des principes juridiques nettement anarchistes, elles étaient souvent la création spontanée de personnes éloignées de ce mouvement (« libertaires » sans le savoir). La plus grande partie des collectivités de Castille et d’Extrémadure ont été l’œuvre de paysans catholiques et socialistes, inspirés ou non par la propagande de militants anarchistes, isolés. Malgré l’opposition officielle de leur organisation, beaucoup de membres de l’UGT (Union générale des travailleurs) sont entrés dans les collectivités ou les ont organisées ; et aussi des républicains sincèrement désireux de réaliser la liberté et la justice. » Texte publié en 1952 en italien.

Le camarade andalou Armario a déclaré : « Je fus membre de la collectivité de Madrid. Nous étions mille environ : des moitiés d’hommes, beaucoup d’analphabètes, car il y avait de nombreux invalides de la guerre et des vieux. Et cependant un travail admirable fut réalisé. […] Trente ans après ces faits, il semble incroyable qu’une œuvre d’une telle nature ait pu être faite par des analphabètes. Et cela alors qu’on proclame aujourd’hui sur tous les tons que le peuple espagnol n’est pas mûr pour la démocratie. Tel que tu me vois, invalide et plus encore, je n’aurais pas pu vivre si je n’avais pas eu ce sentiment de dépassement de moi-même. »
Interview faite en Espagne le 18 juillet 1971 (fête nationale du régime franquiste).

Argentine et autogestion

Bien entendu, au Mexique (Chiapas), en partie au Brésil avec le mouvement hétérogène des Sans terres et les organisations dans les bidonvilles, il existe une expérience vivante depuis des décennies. Mais je connais mieux l’Argentine.

La dictature militaire de 1976-1983, inspirée par le franquisme et donc le catholicisme obscurantiste, financée et soutenue par les États-Unis et le plan Condor (union des dictatures militaires Brésil-Chili, Paraguay-Uruguay-Argentine), armée et conseillée par eux et les sionistes israéliens, a éliminé une partie des meilleurs militants révolutionnaires dans le prolétariat argentin. Et entre 1983 et 2003, les deux grands partis radical (centriste et néo libéral) et péroniste (ex gauche et néo libéral) ont favorisé l’exploitation des travailleurs en favorisant les multinationales étrangères et les entreprises argentines.

En dépit de la situation catastrophique, du chômage galopant, deux grandes faiblesses du néo libéralisme argentins (et en partie latino-américains) sont apparues. La première a été l’abandon presque total des chemins de fer au profit du transport routier. La seconde est la spécialisation de plusieurs villes sur une seule source d’activité. Lorsque l’industrie pétrolière a centralisé ses activités en supprimant plusieurs sites au nord et au sud du pays, des dizaines de milliers d’habitants de villes entières ont perdus leur travail pour toujours et fort peu d’entre eux avaient droit à la faible et brève allocation légale de chômage (le résultat de la perte des acquis sociaux). Comme chacune de ces villes est à plusieurs centaines de kilomètres des autres et que le prix des transports est inaccessible pour les pauvres, la réaction de ces dizaines de milliers de perdants du néo libéralisme a été d’occuper, de faire des piquets pour protester en coupant la route nationale. Vu la non utilisation et la détérioration des voies ferrées, la route nationale est vitale pour les transports des entreprises. Les personnes sur les piquets sont les « piqueteros » et alors, entre 1995 et 2000, des familles au complet bloquaient et demeuraient nuit et jours sur la route nationale.
La gendarmerie venait et cognait, les piqueteros s’écartaient et revenaient, puis les deux camps cognaient mais les piqueteros étaient plus nombreux et obstinés. Les autorités durent réagir en donnant des aides minimes aux familles et en oubliant parfois de les verser. Alors les piqueteros coupaient une nouvelle fois la route nationale.

Toute cette prise de conscience collective et cette combattivité liée à la survie ont formé une autogestion authentique et durable.

Hier disparus, aujourd’hui exclus" Buenos Aires, 10.06.2007, même situation en 2020.

En 2001, une crise financière et une corruption généralisée des établissements bancaires et de nombreuses entreprises ont provoqué une fuite de leurs dirigeants avec le contenu des coffres forts des petits épargnants, c’est-à-dire des membres de la petite bourgeoisie, des propriétaires de PME. En même temps des colonnes de piqueteros passaient dans les grandes villes pour aller demander des subsides au gouvernement national à la capitale du pays, Buenos Aires.

L’incapacité du président de la République et ses menaces de réprimer les protestataires entraîna des centaines de manifestations de protestation et des millions de citoyens dans la rue. Et le slogan spontané « Que se vayan todos » soit qu’ils s’en aillent tous, soit qu’ils se barrent, qu’ils dégagent tous unissaient piqueteros et tous les mécontents. Et des centaines d’assemblées générales sont apparues dans tous les grands centres urbains.

Dans le même temps de nombreuses entreprises étaient en cessation de paiement ou abandonnées et les travailleurs ne recevaient plus de salaires des mois avant cette situation. Ils occupèrent leur lieu de travail pour produire des marchandises avec les stocks restants et se payèrent grâce aux ventes. Si l’entreprise avait été vidée par les propriétaires en fuite, les ouvriers tâchaient de rafistoler les machines en panne pour redémarrer la production.
Que reste-il de toute cette rage et de tous ces espoirs de refaire le pays dans ce tourbillon autogestionnaire magnifique ?

Il existe une dizaine d’usines et d’entreprises occupées et autogérées par les travailleurs. D’autres disent l’être, mais ce sont des mensonges de politiciens péronistes néo libéraux. Deux lieux brillent : l’usine de céramique de Neuquén en Patagonie Fasinpat (ex Zanon) et l’hôtel Bauen à Buenos Aires, qui sont légalisés et interdits d’activité tous les deux ou cinq ans : c’est le phénomène de la justice argentine capable du meilleur et de la pestilence.
Le retour imposant de la corruption et le maintien des politiciens à leur place, y compris les plus corrompus (la famille Kirchner), l’inflation de plus en forte jusqu’à maintenant (2020), semblent balayer toutes les espérances.

Paradoxes

Les piqueteros sont toujours là, les dirigeants sont solidaires, d’autres opportunistes, mais à la base « leurs » piqueteros sont presque les mêmes : la troisième génération de chômeurs, le ravage du manque de connaissances pour organiser le quotidien (comment équilibrer les repas avec trois fois rien, comment contrôler sa rage, comment arriver à supporter la misère dans des quartiers pollués, sans tout-à-l’égout, inondables, etc.) !

Des piqueteros confient leurs analyses :
« Nous pourrions dire avec F. Nietzsche, que, « en effet, le chemin n’existe pas. » C’est-à-dire que les hypothèses qui guident nos pratiques sont davantage qu’une « ligne à suivre », un sentier qui arrive à une bifurcation. Un ensemble d’hypothèses. C’est cela.
Une autre certitude est apparue, c’est plutôt une proposition, qu’on pourrait résumer ainsi « ce que nous construisons aujourd’hui, ici et maintenant, nous ne le construirons pas demain à partir d’en haut. » En nous référant à en bas nous voulons dire ce que les organisations populaires appellent historiquement le travail à la base. La priorité donnée aux rapports humains là où les hommes et les femmes sont en rapports quotidiennement. »
Mariano Pacheco, 2007, Frente Popular Darío Santillán.

Poussés par le chômage, la survie alimentaire et solidaire, on trouve des expériences pratiques de boulangeries, briqueteries, potagers collectifs, ateliers de coutures, apprentissage de soudures des métaux, écoles gratuites pour un « baccalauréat populaire » (en partie reconnu par les autorités vu qu’elles sont incapables de scolariser tous les élèves et encore moins les adultes qui reprennent des études). La remarque qui suit de l’écrivain uruguayen Raúl Zibechi en 2002 est toujours valable : « En Argentine les pratiques horizontalistes entrainent des changements psychologiques « […] quand nous voyons des femmes qui auparavant restaient chez elles, sans autre destin que de travailler comme domestiques, dirigeant une bibliothèque populaire, rangeant des livres et faisant des fiches ; quand nous voyons des jeunes qui étaient dans le gang du coin de la rue et qui maintenant produisent sans patron, luttant contre leurs propres habitudes pour s’efforcer d’arriver à l’heure [...] pour produire pour leurs voisins, nous constatons que, effectivement, ils sont en train de créer un monde nouveau. »

Frank Mintz