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Encyclopédie anarchiste
« La pensée libertaire constitue l’espoir et la chance des derniers hommes libres » Camus
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Nature, humaine et animale
Article mis en ligne le 3 janvier 2021
dernière modification le 6 février 2022

Nature consciente

Bien que s’interrogeant sur l’essence du monde, les premiers penseurs de l’anarchie ne se focalisent pas sur la nature, mais sur l’humain car leur préoccupation fondamentale est celle de l’individu et de la question sociale. C’est net dès les premiers textes de William Godwin (1756-1836), Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) ou Michel Bakounine (1814-1876). L’irruption du lamarckisme et du darwinisme les amène néanmoins, à partir du milieu du XIXe siècle, à approfondir la problématique de l’interface nature-société. L’interrogation est facilitée par l’intérêt que lui portent des savants géographes dont c’est le cœur disciplinaire comme Élisée Reclus (1830-1905), Pierre Kropotkine (1842-1921) ou Lev Metchnikoff (1838-1888).

Les premiers penseurs anarchistes promeuvent une approche de l’ici et maintenant placée dans une configuration spatiale à la fois sociale et naturelle. Ils se distinguent ainsi de deux autres groupes théoriciens. D’une part des socialistes qui mettent en avant une philosophie de l’histoire, comme chez Marx, avec une succession quasi déterministe de modes de production, une vision linéaire et téléologique du temps qui guiderait la marche du monde, et donc des hommes. D’autre part des naturalistes et des futurs écologistes qui placent la nature au-dessus de tout, en lui conditionnant la question sociale et émancipatrice.

Même le livre d’Élisée Reclus qui, dans ses deux différentes éditions de L’Évolution, la révolution et l’idéal anarchique (1880 et 1891), part d’une vision cosmique de l’évolution reste centré sur la question sociale [1]. Quant à La Science moderne et l’anarchie (1903) du très naturaliste Kropotkine, le propos commence inversement par une perspective d’histoire sociale [2].

Pour les penseurs de l’anarchie, l’être humain fait évidemment partie intégrante de la nature. Cette approche peut apparaître banale, mais elle se distingue par sa conception extensive. Ils comprennent en effet la nature dans le sens large de cosmos, un peu à la façon des géographes Humboldt ou Ritter, une référence que Reclus ou Kropotkine partagent d’ailleurs délibérément. Surtout, cette nature est changeante, évolutive, « dynamique », un terme qu’affectionne Reclus. C’est une idée que reprend, à partir des idées reclusiennes, l’anarchiste japonais Ishikawa Sanshirô (1876-1956) dans le titre de sa revue éponyme (Dinamikku).

Une telle conception est également partagée par Bakounine : « Comme je me vois forcé d’employer souvent ce mot Nature, je crois pouvoir dire ici que la Nature, c’est la somme de toutes les choses réellement existantes. Mais cela ne donnerait qu’une idée complètement morte de cette Nature, qui se présente à nous au contraire comme tout mouvement et toute vie » [3]. Cette vie n’est donc pas que biologique, elle est mouvement, action.

La raison intervient alors dans la conception anarchiste. Après avoir évoqué les conditions du milieu (sol, climat, ethnie [race dans le langage d’alors], histoire, institutions…), Proudhon précise ainsi : « Sans doute au milieu de ces influences dont la fatalité est le point de départ, la raison demeure libre ; mais si sa gloire est de s’asservir la fatalité, son pouvoir ne va pas jusqu’à la détruire ; elle dirige le mouvement, mais à condition de tenir compte de la qualité des forces et d’en respecter les lois » [4]. Proudhon tente alors un équilibre entre l’homme-nature et l’homme s’extrayant de cette nature, en affirmant que « l’homme ne fait rien selon la nature » [5] : il « se distingue de tous les êtres vivants par la faculté ou l’industrie qu’il a de multiplier sa puissance, au moyen d’organes supplémentaires dont il arme sa nudité » [6].

Bakounine distingue aussi plusieurs strates quand il souligne que l’expression de « combattre » ou de « maîtriser la nature » est mal comprise. Car la nature est double. D’un côté, elle peut être considérée comme « l’universelle totalité des choses et des êtres ainsi que les lois naturelles ; contre cette nature, aucune lutte n’est possible. (…) D’un autre côté, la nature peut être comprise comme la totalité plus ou moins limitée des phénomènes, choses et êtres qui entourent l’homme, bref son monde extérieur. Contre cette nature extérieure, non seulement la lutte est possible, mais elle est inévitable, car forcée par la nature universelle sur laquelle tout vit. (…) En obéissant aux lois de la nature (…) l’homme n’est point esclave, puisqu’il n’obéit qu’à des lois qui sont inhérentes à sa propre nature, aux conditions mêmes par lesquelles il existe et qui constituent tout son être : en leur obéissant il obéit à lui-même » [7].

Bakounine précise cette position-clef de l’anarchisme : « Cette lutte de l’homme, intelligent travailleur, contre la mère-nature, n’est point une révolte contre elle, ni contre aucune de ses lois ». Au contraire, la connaissance de celles-ci lui permet de se prémunir contre « les envahissements brutaux et les catastrophes accidentelles, aussi bien que contre les phénomènes périodique et réguliers du monde physique » [8]. Par conséquent, « l’observation la plus respectueuse des lois de la nature le rend capable de la maîtriser à son tour, de la faire servir à ses desseins et de pouvoir transformer la surface du globe en un milieu de plus en plus favorable aux développements de l’humanité » [9].

C’est le rôle de la science, comme l’explique Bakounine dans la suite des Considérations philosophiques, que d’observer cette double nature, afin d’en comprendre les lois et d’émanciper l’homme de son enveloppe extérieure. Remarquons que, dans les deux cas, Bakounine et Proudhon n’hésitent pas à se référer à l’existence de lois, prises dans le sens de règles…

Élisée Reclus se réfère également à cette « nature extérieure » [10]. Errico Malatesta (1853-1932) le fait également dans sa présentation de l’anarchie : « L’homme a acquis la capacité de modifier le milieu extérieur et de l’adapter à ses propres besoins, grâce à ses qualités primitives utilisées en coopération avec un nombre plus ou moins grand d’associés », cette coopération étant « toujours la condition nécessaire pour que l’homme puisse lutter avec succès contre la nature extérieure » [11].

Nature, humanité, animalité

L’adaptation au « milieu extérieur » implique dans l’anarchisme un dépassement de ce qu’on pourrait appeler le « milieu intérieur », et qui renvoie à l’animalité. Dans l’un de ses derniers textes, Bakounine affirme que l’être humain créé son monde « en conquérant, pas à pas, sur le monde extérieur et sur sa propre bestialité, sa liberté et son humaine dignité. Il les conquiert, poussé par une force indépendante de lui, irrésistible et qui est également inhérente à tous les êtres vivants » [12].

Après avoir extrait l’humanité de l’animalité, Bakounine revient à l’animalité à propos de cette « force » qui caractérise tous les êtres vivants. Et il ajoute : « Cette force, c’est le courant universel de la vie, celui-là même que nous avons appelé la causalité universelle, la nature, et qui se traduit dans tous les êtres vivants, plantes ou animaux, par la tendance à réaliser, chacun pour soi-même, les conditions vitales de son espèce — c’est-à-dire satisfaire ses besoins » [13].

En mettant de côté cette question centrale des besoins, il faut souligner comment, in fine, Bakounine traduit cette tendance. Selon lui cette « manifestation essentielle et suprême de la vie, constitue la base même de ce que nous appelons volonté : fatale et irrésistible dans tous les animaux, sans en excepter l’homme le plus civilisé » [14]. L’être humain est quand même davantage qu’un animal car « grâce à son intelligence — qui l’élève au-dessus de chacun de ses mouvements instinctifs et lui permet de comparer, et de critiquer et d’ordonner ses propres besoins — seul parmi tous les animaux de cette terre possède une détermination réfléchie de soi-même, une volonté libre » [15].

En somme, l’exigence fondamentale et le but ultime chez Bakounine, c’est la liberté, avec la justice, c’est-à-dire la liberté sociale et consciente. Dit autrement chez Reclus, « l’homme est la nature prenant conscience d’elle-même » [16].

Bakounine introduit également la question du travail car « tous les animaux doivent travailler pour vivre. (…) Mais ce travail ne devient proprement humain que lorsqu’il commence à satisfaire non seulement les besoins déterminés et inévitablement circonscrits de la vie animale mais aussi ceux de l’être social parlant et pensant qui comprend qu’il doit réaliser sa liberté dans sa plénitude. (…) L’homme n’est pas le seul animal intelligent sur terre. Loin de là. (…) Mais seul l’homme pousse son intelligence au plus haut degré de développement, qui peut être proprement appelé LA faculté de pensée » [17].

Bakounine prolonge donc la réflexion de Proudhon sur ce point, pour qui « les animaux s’agitent, sous l’empire d’une raison qui dépasse leur conscience ; l’homme seul travaille, parce que seul il conçoit son travail, et qu’à l’aide de sa conscience il forme sa raison. (…) Ils ne conçoivent rien, partant ils ne produisent pas » [18].

Kropotkine et Reclus semblent souvent glisser analogiquement des sociétés animales aux sociétés humaines, mais leur souci de rappeler la multiplicité des facteurs empêche tout dérapage éthologique et « sociobiologique » [19]. Renaud Garcia évoque ainsi, chez Reclus, « un continuisme au sens où l’homme est bien une partie de la nature et non un empire dans l’empire, mais ce continuisme est complexe : il n’implique pas de déterminisme abusif et ne recommande pas de traiter l’homme comme s’il agissait exactement de tout autre espèce animale. Ce n’est donc pas un monisme » [20].

Selon Malatesta, à partir de sa « base animale » « l’instinct de conservation de l’espèce (…) est arrivé à un degré tout à fait remarquable en intensité et en extension, et il constitue désormais le fond même de la nature morale de l’homme » [21]. « L’homme est issu des types inférieurs de l’animalité (…) » dont il n’est sorti qu’à partir du moment « où il a acquis l’usage de la parole, qui est à la fois une conséquence de la sociabilité et un puissant facteur de sociabilité » [22].

Murray Bookchin (1921-2006) insiste sur la créativité consciente de l’espèce humaine, qui l’empêche de l’assimiler à l’animalité et qui coupe ainsi court à l’antispécisme. C’est ce qu’avaient fait Proudhon, Bakounine ou Malatesta qui insistent sur le travail — en tant qu’acte de production et de création, y compris artistiques — et par conséquent sur la pensée pour caractériser l’humanité par rapport à l’animalité.

Dans un texte écrit une quarantaine d’années avant L’Homme et la Terre, Élisée Reclus précise que « devenu la « conscience de la terre », « l’homme vraiment civilisé, comprenant que son intérêt propre se confond avec l’intérêt de tous et celui de la nature elle-même, (…) l’homme digne de sa mission assume par cela même une part de responsabilité dans l’harmonie et la beauté de la nature environnante » [23].

Nature humaine : ni bonne, ni mauvaise

Selon une idée très répandue mais fausse, l’anarchisme reposerait sur la croyance que la nature de l’être humain serait bonne. Ainsi, d’après Carl Schmitt (1888-1985), « pour les anarchistes consciemment athées, l’homme est décidément bon, et tout mal est la conséquence de la pensée théologique et de ses dérivés, qui renferment toutes les représentations de l’autorité, de l’État et du pouvoir » [24]. Pour le philosophe André Comte-Sponville, « l’anarchie ferait un parfait régime pour des anges ; c’est ce qui la rend suspecte de bêtise (Pascal : ‘Qui veut faire l’ange fait la bête’) ou d’angélisme » [25]. Cette interprétation assimile faussement l’anarchisme à une extrapolation du rousseauisme.

Inversement, le fabien britannique George Bernard Shaw (1856-1950) récuse l’idée de Kropotkine selon laquelle l’être humain est social et grégaire. Selon lui, il est plutôt prompt à se reposer « paresseusement sur le travail des autres, à les dominer » [26]. Il s’agit d’une variation du principe hobbesien selon lequel l’homme serait un loup pour l’homme (Le Léviathan, 1651).

Mais ces théories ne sont pas du tout celles de l’anarchisme qui se situe entre deux pôles paradigmatiques classiques. Selon le premier, conservateur et religieux, l’être humain est par nature mauvais, ou, selon les nuances, plutôt mauvais. C’est pour cela qu’il est pécheur et qu’il doit gagner son salut d’après les trois monothéismes, voire le bouddhisme. C’est aussi pour cette raison qu’il doit être régulé par l’autorité non seulement religieuse (les prêtres, le clergé), mais également politique. Sur ce plan du monde terrestre, Thomas Hobbes (1588-1679) estime, à l’instar de Plaute, qu’« à l’état de nature, l’homme est un loup pour l’homme » (homo homini lupus, Le Léviathan 1651). Certes Hobbes ajoute aussitôt qu’« à l’état social, l’homme est un dieu pour l’homme », mais jusqu’à nos jours ses interprètes et ceux que cela arrange n’ont retenu que la première partie de la sentence.

Le second pôle est incarné par Rousseau (1712-1778). Selon Jean-Jacques, « l’homme est un être naturellement bon (…) la société le déprave et le pervertit » (Discours sur l’origine des inégalités parmi les hommes, 1755). Le postulat rousseauiste, et donc progressiste puisque si on améliore la société, on améliore l’homme, est repris par les marxistes qui prônent la nécessité de changer la société mais dans une perspective radicale et totale qui va « transformer l’homme » (Marx) et produire « l’Homme nouveau » (Ernesto Guevara).

Tous les grands penseurs anarchistes critiquent aussi bien Hobbes que Rousseau. Ils se dressent contre ces deux paradigmes qu’ils estiment en réalité convergents. Car dans les deux cas, l’homme est posé comme un absolu, en bien comme en mal. Dans les deux cas, l’homme est considéré comme postérieur à la nature, alors qu’il est intrinsèque à la nature, étant entendu que la nature n’est ni bonne, ni mauvaise, qu’elle n’est pas non plus immuable ou figée, tout comme l’être humain et les sociétés qui évoluent.

Ce constat rejoint l’un des principes anarchistes selon lequel « ma liberté n’est rien sans celle des autres », c’est-à-dire qu’elle est un donné social. Car l’homme de nature, s’il est seul, ne saurait être moral, n’ayant personne avec qui être moral. Pour Michel Bakounine (1814-1876), « l’homme, animal féroce par excellence, est le plus individualiste de tous. Mais en même temps, et c’est un de ses traits distinctifs, il est éminemment, instinctivement et fatalement socialiste. C’est tellement vrai, que son intelligence même qui le rend si supérieur à tous les êtres vivants et qui le constitue en quelque sorte le maître de tous, ne peut se développer et arriver à la conscience d’elle-même qu’en société et par le concours de la collectivité tout entière » (Le Principe de l’État, 1871).

De fait, l’individualiste Georges Palante (1862-1925), qui se présente d’ailleurs aux élections sous l’étiquette de candidat socialiste (1908), ne rejoint pas l’anarchisme comme il le dit lui-même : « L’individualisme ne se sépare pas moins nettement de l’anarchisme. (…) Pessimiste en ce qui concerne l’individu, l’individualisme l’est davantage en ce qui concerne la société : l’homme est par nature un être disharmonique, en raison de la lutte intérieure de ses instincts » [27]. Un anarchiste pourrait d’ailleurs ajouter qu’une société libertaire favoriserait une lutte plus harmonique…

Malgré tout, même les anarchistes individualistes radicaux estimant que l’individu préexiste à la société ne remettent pas en cause cette appartenance commune à la nature évolutive, ce qui fait précisément leur convergence avec les anarchistes sociétaires via leur opposition commune aux philosophies transcendantes.

La critique anarchiste du pessimisme hobbesien, qui, avec homo homini lupus, s’est approprié « l’axiome le plus funeste » selon Rudolph Rocker (Nationalisme et culture, 1937), rejoint donc celle de la religion chrétienne dont l’un des principes fondamentaux repose sur la théorie du péché originel. Comme Rousseau, d’ailleurs, mais sans que celui-ci soit allé jusqu’au bout de sa logique en niant Dieu, les anarchistes, antithéologiques, récusent cette théorie qui donne un pouvoir exorbitant à Dieu (c’est lui qui punit), injuste (pour une peccadille), sadique (il plombe tout) et pervers (si l’on considère que l’homme est à l’image de Dieu).