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Encyclopédie anarchiste
« La pensée libertaire constitue l’espoir et la chance des derniers hommes libres » Camus
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Nature humaine : bonne ou mauvaise ?
Article mis en ligne le 3 janvier 2021
dernière modification le 6 février 2022

Selon la théorie anarchiste, l’être humain n’est pas un absolu : il est situé. D’après Proudhon, « nous sommes bons ou mauvais suivant les circonstances ; ce qui prouve que par nous-mêmes nous sommes indifférents » (Carnet IX, 27 août 1851). Ailleurs, il signale que l’être humain est à la fois « animal et ange » (Carnet VIII, 1851). Pour Kropotkine, il existe « les deux sens contraires de la nature humaine : la tendance étroitement personnelle et la tendance sociale » [1]. Selon lui, « ni l’optimisme de Rousseau, ni le pessimisme de Huxley ne peuvent être acceptés comme une interprétation impartiale de la nature » (L’Entr’aide, 1906). Pour Malatesta, « l’homme n’est pas parfait, tout le monde en convient » (Umanità Nova, 24 septembre 1920). Quant à Albert Camus (1913-1960), à maints égards proche de l’anarchisme, il pose ironiquement la question : « L’homme foncièrement bon ? Naturellement, il ne l’est pas, il est pire ou meilleur » (Réflexions sur la guillotine, 1957).

Tel bon père de famille se transforme ainsi en guerrier sauvage lors d’un conflit armé, tel bureaucrate paisible signe des décrets d’expulsion ou, dans des circonstances plus extrêmes, de déportation en camp de concentration. Tel spectateur tranquille se transforme à l’occasion en hooligan. Telle cour de récréation apparemment paisible peut devenir une foire au bizutage… En général, les bizutés se transforment la saison suivante en bizuteurs.

Il ne manque certes pas d’expériences, sur les humains comme sur les animaux, pour analyser le degré de sadisme en chaque être, mais se pose toujours la question de savoir en quoi ce sadisme, observé à un âge adulte généralement, n’a pas été le fruit d’un conditionnement social ou même d’une extrapolation d’expérience.

En fonction des découvertes et des approches scientifiques, les anarchistes donnent une plus ou moins grande part à l’inné ou à l’acquis : le linguiste Noam Chomsky (né en 1928) postule l’existence de structures langagières prédéterminées, tandis que le pédagogue et socio-psychologue Friedrich Liebling (1893-1982) insiste sur la sociabilité première. Là encore, les anarchistes, ni rousseauistes, ni hobbesiens, estiment que la réalité humaine oscille de l’un à l’autre des deux pôles, et qu’il est extrêmement difficile d’établir la proportion exacte.

Est-ce même souhaitable ? Ils peuvent en douter car ce serait tuer la liberté, et par conséquent l’essence de l’être humain. Même les découvertes scientifiques, comme les plus récentes en matière de génétique, sont susceptibles selon eux d’être contrebalancées par des analyses sociologiques.

La critique anarchiste de l’optimisme rousseauiste rejoint celle du pessimisme hobbesien en ce que, partant d’une base opposée, Hobbes et Rousseau en arrivent à une idée commune, celle de « contrat social ». L’expression de « contrat social » n’est pas formulée par Hobbes, mais sa logique est inhérente lorsqu’il déclare que « j’autorise cet homme ou cette assemblée d’hommes, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même ». Le positivisme juridique de Hobbes annonce le système étatique de Rousseau qui, selon Bakounine, est « en apparence l’écrivain le plus démocratique du XVIIIe siècle », mais qui « couve en lui le despotisme impitoyable de l’homme d’État » [2]. Selon Proudhon, « Rousseau, dont l’autorité nous régit depuis près d’un siècle, n’a rien compris au contrat social. (…) Pour lui, le contrat social n’est ni un acte commutatif, ni même un acte de société » [3].

De fait, la critique anarchiste de Hobbes, de Rousseau et de leurs épigones s’attache moins à raisonner abstraitement sur ce qui serait la « nature de l’homme », recherche philosophiquement attrayante mais socialement plutôt vaine, sinon dangereuse, qu’à dénoncer l’étatisme qui en découle. Selon Bakounine, « dès qu’ils seront devenus des gouvernants ou des représentants du peuple, les anciens ouvriers cesseront d’être des ouvriers et se mettront à regarder le monde prolétaire du haut de l’État, ne représenteront plus le peuple, mais eux-mêmes et leurs prétentions à le gouverner. Qui en doute ne connaît pas la nature humaine » [4].

Quelques années plus tard, Kropotkine enfonce le clou : « Loin de vivre dans un monde de visions et d’imaginer les hommes meilleurs qu’ils ne sont, nous les voyons tels qu’ils sont, et c’est pourquoi nous affirmons que le meilleur des hommes est rendu essentiellement mauvais par l’exercice de l’autorité » [5].

Il ne s’agit pas là de la corruption d’une supposée bonté originelle par l’exercice du pouvoir mais de la critique d’un rapport de domination. « Nous admettons les imperfections de la nature humaine, mais nous ne faisons pas d’exception pour les dirigeants. Ils en font, même inconsciemment parfois, et parce que nous ne faisons pas une exception pour eux, ils disent que nous sommes des rêveurs, des “gens impratiques“ (unpractical men) » [6].

Pour l’écologisme, en revanche, l’être humain est généralement considéré comme intrinsèquement prédateur. On trouve déjà cette idée chez le diplomate puritain George Perkins Marsh (1801-1882) pour qui, dans Man and nature (1864), la terre voit « l’homme entrer d’abord sur le théâtre de la nature dont les harmonies sont destinées à ce qu’il les dérange ». On la retrouve chez le philosophe Ludwig Klages (1872-1956) affirmant que « l’homme se sert de son cerveau pour détruire ; en de rares circonstances seulement, géographiques ou historiques, il apprend à stabiliser et à reconstruire ; plus il est évolué, plus les chances sont nombreuses de le voir devenir nuisible » [7]. Certains critiquent aussi « l’économie de pillage » (Raubwirtschaft) dès la fin du XIXe siècle et au cours de la première moitié du XXe siècle (Friedrich Ratzel, Ernst Friedrich, Jean Brunhes, Carl Sauer, etc.).

La conception de l’être humain comme « agent perturbateur » — expression qui relève d’ailleurs du vocabulaire policier — devient un topos central chez les écologistes, que ce soit « l’homme apparu comme un ver dans le fruit » chez le naturaliste Jean Dorst ou « l’homme, facteur perturbant » chez l’écologiste personnaliste Bernard Charbonneau [8].

Au fond, l’anarchisme récuse l’idée d’une « nature humaine » en refusant de dissocier nature et humanité, tout en distinguant humanité et animalité. Il récuse également les conséquences d’un constat pessimiste-nihiliste : c’est parce que l’être humain serait « naturellement » incapable de se contrôler et de ne pas agresser autrui qu’il faudrait police, justice, prison et État.

Ce refus est à mettre sur le même plan que l’antithéologisme véhiculé par les anarchistes comme Proudhon ou Bakounine, et qui se distingue de l’athéisme adopté par les marxistes [9]. Pour eux comme pour Reclus ou Kropotkine, l’objectif n’est pas de démontrer si Dieu existe ou non. C’est impossible, même scientifiquement, puisqu’il s’agit d’une question de foi et que l’invisibilité même de Dieu constitue son essence impalpable. Il convient donc de ne pas perdre de temps à démontrer l’indémontrable mais, au contraire, à contester, dénoncer et critiquer farouchement les pouvoirs qui en découlent, ceux-là bien visibles, terrestres et humains.

Pour Proudhon, « la question surgit ici de savoir, non plus si Dieu existe, mais comment l’esprit humain est entraîné à supposer un être dont les attributs seraient égaux à nos conceptions » (Écrits sur la religion, 1865). De fait, tous les premiers théoriciens anarchistes s’efforcent, au-delà d’une critique philosophique, de décortiquer la relation historique entre dieu et l’autorité, entre l’Église et l’État, quelle que soit la religion.