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Encyclopédie anarchiste
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Territoire, principe fédératif et critique des « frontières naturelles »
Article mis en ligne le 10 juillet 2021
dernière modification le 12 juillet 2021

Pour les géographes anarchistes, la constitution des États-nations, donc de leurs frontières, de leur territoire et de leur organisation spatiale administrative, s’est faite dans la pure violence historique de façon descendante : rôle des monarchies absolues, des sanctifications ecclésiales du pouvoir, jeu des héritages et des mariages, des guerres de succession et des conquêtes. La démocratie n’est venue qu’après, et encore…

Leur critique du principe de nationalité n’est pas fondée sur une abstraction théorique, ni même guidée par un simple sentiment humaniste de fraternité universelle. Elle découle d’un constat, sur une observation largement géographique. La forme fédérative suppose des sociétés déjà présentes et constituées, dont il n’est nul besoin d’élaborer la genèse idéale à partir des individus comme le font Hobbes, Rousseau ou, de nos jours, Rawls.

Ainsi, Bakounine souligne-t-il que « la division d’un pays en régions, provinces, districts et communes ou en départements et commune comme en France, dépendra naturellement de la disposition des habitudes historiques, des nécessités actuelles et de la nature particulière de chaque pays » [1].

Soucieux de ne pas céder à une forme de conservatisme dont hériteraient naturellement ces organismes, Bakounine ajoute aussitôt : « Il ne peut y avoir ici que deux principes communs et obligatoires pour chaque pays qui voudra organiser sérieusement chez lui la liberté. Le premier : c’est que toute organisation doit procéder de bas en haut, de la commune à l’unité centrale du pays, à l’État, par voie de fédération. La seconde : c’est qu’il y ait entre la commune et l’État au moins un intermédiaire autonome : le département, la région ou la province. Sans quoi, la commune, prise dans l’acception restreinte de ce mot, serait toujours trop faible pour résister à la pression uniformément et despotiquement décentralisatrice de l’État (…) » [2].
Pour Kropotkine, le territoire est un élément fondamental de la création des communes, par, à la fois, sa constitution, sa gestion et sa protection (défense). Même s’il ne développe pas son argumentation outre mesure - il n’évoque pas, par exemple, les obstacles physiques ou autres à la délimitation - il essaie de démontrer que la force de ce territoire repose sur l’existence d’une propriété communale du sol et d’une gestion collective (de ce sol, des récoltes, des travaux afférents, des décisions générales).

Selon lui, « c’est de la tribu sauvage que la commune villageoise des barbares parvint à se développer ; et un nouveau cycle, plus large que le précédent, de coutumes, d’habitudes et d’institutions sociales, dont un grand nombre sont encore vivantes parmi nous, se forma dès lors, en prenant pour base le principe de la possession en commun d’un territoire donné et sa défense en commun, sous la juridiction des villages qui appartenaient à une même souche ou étaient supposés tels. Et lorsque de nouveaux besoins poussèrent les hommes à faire un nouveau pas en avant, ils le firent en constituant les cités, qui représentaient un double réseau d’unités territoriales (communes villageoises), combinées avec les guildes - ces dernières étant formés pour exercer en commun un art ou une industrie quelconque, ou bien pour le secours et la défense mutuels » [3].

L’un des principaux axes de l’argumentation est d’insister sur le fait que l’on retrouve ce principe en tout temps et en tout lieu, qu’il s’agit donc d’un processus inhérent à la société humaine et qu’il perdure peu ou prou malgré les vicissitudes historiques ou géographiques (les différents milieux qu’il évoque par ailleurs : plaines, montagnes, déserts, taïga…). Parmi ces vicissitudes qui conduisent au démembrement ou à la régression de la commune se trouvent, on le sait, analysés par Kropotkine et par d’autres, l’émergence d’une aristocratie guerrière et religieuse, la transformation d’une bourgeoisie marchande en une bourgeoisie industrielle encore plus rapace, le tout sous couvert de l’État, non seulement autorité politique et mais aussi pouvoir de centralisation. « L’État centralisateur » ou la « centralisation de l’État » sont d’ailleurs des formules qui reviennent régulièrement sous la plume de Kropotkine, au point que les deux termes en apparaissent comme pléonastiques.

La combinaison de la commune et de la guilde, autrement dit du politique et de l’économique, n’est rien d’autre que l’un des principes fondamentaux de l’anarchisme, aussi bien comme analyse historique que comme projet social, quel que soit l’autre nom que l’on peut donner à la guilde (syndicat, conseil, groupement de producteurs-consommateurs…). Il est déjà esquissé par William Godwin (1756-1836), penseur qualifié par Kropotkine de « premier théoricien anarchiste ».

Le corollaire de cette conception du territoire et de la fédération est, chez les géographes anarchistes, le critique de la théorie des « frontières naturelles » à laquelle s’attaque déjà Proudhon [4]. La retournant contre ses promoteurs, celui-ci montre par exemple qu’un cours d’eau constitue non pas une barrière mais un lien pour tous ceux qui habitent son bassin. Pour l’Italie, il évoque régulièrement combien l’histoire a marqué différemment chaque région et chaque ville du pays. Il souligne que l’unité linguistique des grands États est une donnée artificielle et tardive, et qu’elle est loin d’être systématique. Il cite ainsi la Confédération helvétique ou la Belgique.

Selon lui, « les limites des États sont une création de la politique, non une prévision de la nature ; elles sont… ce qu’elles peuvent. Dans tous les cas, (…) la délimitation entre deux États implique, de part et d’autre, le consentement des populations limitrophes, à moins qu’un intérêt supérieur à celui des deux États eux-mêmes n’en décide autrement  » [5].

Élisée Reclus, par Nadar

Élisée Reclus enfonce le clou contre la théorie des frontières «  dites naturelles », car « le cas des îles mis à part, toutes les bornes plantées entre les nations sont des œuvres de l’homme (…) » [6]. Lui et son contemporain Friedrich Ratzel (1844-1904), disciple de Haeckel, choisissent le même exemple, les Alpes, pour illustrer leur analyse de la frontière. Mais tandis que Ratzel présente la ligne de crête alpine comme « l’utilisation politique d’une différenciation naturelle », Reclus insiste sur la présence en contrebas des fortins militaires qui cantonnent des montagnards communiquant autrefois librement des deux côtés du col et parlant souvent la même langue.

La nature étant en définitive un milieu changeant, la population un espace mouvant, les frontières sont donc des obstacles totalement artificiels. C’est d’ailleurs à partir de la question du peuplement, et donc de la liberté de circuler et d’habiter librement, que Reclus aborde cette question dans L’Homme et la Terre. « Les patries telles que chaque homme d’État a pour "devoir" de les exalter au-dessus des autres nations, ne donnent lieu qu’à des raisonnements faux et à des complications funestes. Et tout d’abord, ce que les diplomates rabâchent à propos de "frontières naturelles", qui sépareraient les États en vertu d’une sorte de prédestination géographique, est dépourvu de raison. Il n’y a point de frontières naturelles, dans le sens que leur donnent les patriotes ».

Il ajoute que « sans doute, il y a des degrés dans l’absurde, et telle frontière, comme cette ligne brisée que des plénipotentiaires ont tracée, après discussions, protocoles et rectifications, entre la France et la Belgique, sur une longueur de près de trois cent kilomètres à vol d’oiseau, est une fantaisie risible pour le contrebandier, quoique fort gênante pour le voyageur paisible ; mais les lignes de partage politique menées sur les sommets alpins et sur les crêtes des Pyrénées ne sont pas moins arbitraires et ne respectent pas davantage les affinités naturelles. Sans doute la limite franco-belge sépare la Flandre de la Flandre, le Hainaut du Hainaut et l’Ardenne de l’Ardenne ; mais la ligne de démarcation marquée de pierre en pierre sur les grandes Alpes ne coupe-t-elle pas en deux des territoires dont les habitants parlent la même langue et pratiquent les mêmes mœurs, faisaient partie jadis de la même confédération ? N’a-t-elle pas violemment rejeté, d’un côté vers l’Italie, de l’autre vers la France, les "escarts" du Briançonnais, unis autrefois en République ? Et dans les Pyrénées, la frontière ne désunit-elle pas Basques et Basques, Aragonais et Aragonais, Catalans et Catalans ? De part et d’autre, c’est bien malgré eux que bergers et bûcherons respectent cette ligne fictive qui leur vaut, de la part des États souverains, menaces, amendes et prison » [7].

Selon lui, « toutes ces frontières ne sont que des lignes artificielles imposées par la violence, la guerre, l’astuce des rois et sanctionnées par la couardise des peuples. (…) Quant aux frontières dites naturelles, celles qui reposent sur le relief du sol, on les comprend à la rigueur : mais même elles n’ont pas plus que les précédentes le droit de former obstacle entre les populations, et n’ont pas non plus le droit de servir de fondement à l’organisation de la société. Il n’y a pas de frontière naturelle ; l’Océan même ne sépare plus les pays » [8].

Pour lui, « les peuples n’ont plus que faire des limites qu’on leur avait tracées. À de nouvelles idées, il faut un état social correspondant. Celui que nous préparons ne comporte ni rois, ni seigneurs, ni maîtres, ni soldats, ni douaniers veillant aux frontières. Il n’admet que des hommes pleinement conscients de leur dignité personnelle et de leur égalité en droits » [9].
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