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Encyclopédie anarchiste
« La pensée libertaire constitue l’espoir et la chance des derniers hommes libres » Camus
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La question des nationalités
Article mis en ligne le 10 juillet 2021
dernière modification le 12 juillet 2021

Les anarchistes qui s’opposent à la théorie des « frontières naturelles » critiquent aussi le nationalisme qui en découle, ou qui s’articule sur elle. Ils remettent en cause le présupposé naturaliste qui en est le corollaire.

Pierre-Joseph Proudhon (1809 - 1865)

Lorsqu’il qualifie la théorie des « frontières naturelles » de « principe louche », Proudhon lui ajoute aussitôt le principe des nationalités qui est, écrit-il, « au fond indéterminable » [1]. Selon lui, il n’y a pas d’appartenance naturelle à une nationalité donnée, idée qui s’avère abstraite, produite par la politique plus que par la nature. Il récuse donc le principe de la conception naturelle de la nationalité telle qu’elle sera formalisée en Allemagne, singulièrement.

Pour autant, il n’adhère pas au principe de la nationalité élective développée en France. Il faudrait, pour être cohérent avec celui-ci, consulter toutes les populations d’une région pour savoir à quel État elles voudraient se rattacher. Cette solution n’est pas pour lui déplaire et, effectivement, à plusieurs reprises, il souligne que le territoire d’un État doit dépendre du consentement des habitants, indépendamment de toute configuration géographique ou ethnographique. Mais il sent les graves abus qui peuvent être faits du principe de libre disposition.

En effet, contrairement à Rousseau qui postule un contrat social à finalité unitaire et le plus possible rationnel, Proudhon estime que la volonté et par conséquent la liberté ne relèvent pas d’une pleine rationalité, qu’elles sont toujours plurielles, donc potentiellement antagoniques. Toujours préalablement en situation, elles sont en tension avec celles d’autrui, mais aussi de soi-même. Elles doivent composer à tous les niveaux d’appartenance et de besoins.

À partir de là, le pouvoir doit être distribué au maximum sans être dominé par le suffrage universel, non pas parce que celui-ci accorderait un poids égal à tout citoyen, mais parce qu’il prétendrait donner un fondement unique à une volonté unique. Voilà pourquoi une région ne peut une fois pour toutes, au hasard d’une passion, engager sa destinée étatique. En conséquence de quoi, le territoire de l’individu est partout : « Il n’y a plus de nationalité, plus de patrie dans le sens politique du mot, il n’y a que des lieux de naissance. L’homme, de quelque race et quelque couleur qu’il soit, est réellement indigène de l’univers. Le droit de cité lui est acquis partout » [2].

Outre la crainte des conflits entre nations fortes et nations faibles, Élisée Reclus s’inquiète des manipulations qu’on pourrait qualifier anachroniquement de géopolitiques. « Pour justifier l’existence des frontières, dont l’absurdité saute quand même aux yeux, on tire argument des nationalités, comme si les groupements politiques avaient tous une constitution normale et qu’il y eût superposition réelle entre le territoire délimité et l’ensemble de la population consciente de sa vie collective » [3].

Il relativise le fait national par le constat géographique de la mobilité des peuples et des individus. « Sans doute, chaque individu a le droit de se grouper, de s’associer avec d’autres suivant ses affinités, parmi lesquelles la communauté de mœurs, de langage, d’histoire est la première de toutes en importance, mais cette liberté même du groupement individuel implique la mobilité de la frontière : combien peu en réalité le franc vouloir des habitants est-il franchement d’accord avec les conventions officielles ? » [4].

Selon une conception ascendante, la société part de l’individu supposé libre et s’associant de plain gré à d’autres pour fonder un « groupe », qui ne correspond pas à la réalité puisque le principe de nation est d’imposer l’héritage culturel, social et politique par le biais de la « naissance » (natio, nascere). « Nous ne reconnaissons plus ce que l’on appelle ‘patrie’ et qui, dans son acception accoutumée, représente la solidarité des crimes de nos ancêtres contre d’autres pays, ainsi que des iniquités dont nos gouvernements respectifs se rendirent coupables. Pour fonder une société nouvelle, il faut d’abord désavouer toute œuvre de sang » [5].

Le travail scientifique et le travail politique des géographes anarchistes, séparés formellement, évoluent en parallèle. Un bon exemple en est donné par la revue internationaliste Le Travailleur, qui a le même comité de rédaction que la Nouvelle géographie universelle (NGU). Ce journal, réalisé entre 1877 et 1878 à Genève dans l’imprimerie des exilés russes Rabotnik, est dirigé par Reclus et Perron, ses collaborateurs sont Metchnikoff, Dragomanov et Lefrançais. Il aborde des questions d’actualité qui trouvent un écho ponctuel dans la NGU, dont les études de Metchnikoff sur le Japon qui suggèrent pour la première fois, dans le milieu des géographes anarchistes, l’idée du redimensionnement de l’Europe face au scénario émergent de l’Asie orientale, idée reprise et développée par Reclus.

Mais, à cette époque, c’est surtout la question de l’Europe orientale et de la péninsule balkanique qui focalise l’attention des milieux progressistes européens. Les articles de Dragomanov, source de renseignement pour la NGU, montrent comment les géographes anarchistes retravaillent le concept proudhonien de fédéralisme pour l’appliquer aux enjeux de la fin des empires de l’Europe de l’Est, alors perçue comme très proche. La proposition fédéraliste est liée explicitement à la géographie de certaines de ses régions de l’Europe de l’Est, ainsi qu’à une naturalisation implicite de leur mosaïque ethnique. Bien que cela ne soit pas érigé en loi rigide, les régions naturelles formées par les bassins hydrographiques et les chaînes de montagne sont considérées comme ayant influencé la formation des nationalités, et c’est sur leur révolte que l’on compte pour écraser la « vieille Europe ». D’après Dragomanov,

Mykhaïlo Drahomanov

considéré aujourd’hui l’un des pères spirituels de l’indépendance ukrainienne quitte à effacer sa vision clairement socialiste et libertaire, « [notre] cosmopolitisme ne se donnera pas la tâche impossible de détruire les nationalités, ce qui, dans la pratique, n’aboutirait qu’à l’asservissement des nationalités conquises par les nationalités conquérantes, et à la constitution de classes privilégiées et des classes sujettes. C’est par le relèvement des masses populaires, au contraire, que notre cosmopolitisme attirera à lui les nationalités diverses — produit de la nature — dans une fédération internationale libre et égalitaire basée sur l’autonomie de l’individu et la fédération des Communes libres » [6].

Le sentiment que l’éclatement de la question nationale favoriserait le déclenchement de la question sociale était alors assez répandu chez les anarchistes et les socialistes en général, mais il ne faut pas oublier la critique reclusienne des frontières, à la fois étatiques et administratives, « tracées souvent au hasard ou précisément avec l’intention de contrarier les affinités nationales » [7]. Dans la NGU, la Russie est vue comme le pays où la réaction est la plus acharnée contre les révolutionnaires les plus audacieux : « C’est en Russie que se retrouvent les plus anciennes formes du pouvoir absolu, et c’est là aussi que les novateurs se lancent avec plus d’audace dans les théories de reconstitution sociale et politique » [8]. Les nations balkaniques, soumises aux Empires Ottoman et autrichiens, sont également considérées comme futures protagonistes de « la libre fédération des peuples danubiens », prémisses de l’idéal yougoslave [9].

On comprend donc pourquoi le Bulletin de la Fédération Jurassienne salue la parution de la NGU où, officiellement, on ne doit pas parler de politique, comme une expression du « sentiment d’internationalité, de cosmopolitisme, qui, connu seulement des intelligences les plus élevées dans les siècles antérieurs, est devenu aujourd’hui dominant dans le prolétariat des deux mondes, et que l’étude bien comprise de la géographie contribue à fortifier […], un livre de vulgarisation scientifique qui pourra rendre de grands services à l’instruction populaire. Aussi toutes les sociétés ouvrières qui possèdent une bibliothèque devraient s’imposer le léger sacrifice d’une dépense hebdomadaire de 50 centimes, afin de pouvoir se procurer cet ouvrage » [10].
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