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Encyclopédie anarchiste
« La pensée libertaire constitue l’espoir et la chance des derniers hommes libres » Camus
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Psy et anarchie 1.
Article mis en ligne le 16 février 2022

Psychanalyse et anarchie : une dialectique qui ne va pas de soi pour beaucoup et pourtant…

L’essai avait été tenté et réussi en son temps par les compagnons, Lessage de Lahaye, Dadoun et Garnier (Psychanalyse et Anarchie- Atelier de création libertaire). Pour autant, dans leurs milieux spécifiques, l’alliance n’a pas toujours bonne presse, portée par les méconnaissances et les préjugés qui les suivent partout où elles aillent : l’anarchie relèverait du désordre et de l’anomie, la psychanalyse serait soit au service de la normalisation et de la soumission au pouvoir et à l’autorité, soit relevant d’une croyance avec ses propres gourous visant un asservissement, un de plus, basé sur le patriarcat.

« Le Moi n’est pas maître dans sa maison » énonce le psychanalyste. Les anarchistes, qui se souhaitent sans dieu ni maître, acceptent difficilement l’idée d’une instance en eux fut-elle inconsciente, qui les agissent, malgré eux. Ils ne sont pas seuls dans cette difficulté épistémologique. Par ailleurs, la construction historique du socialisme est basée sur l’espoir que la conscientisation de la classe ouvrière garantira son émancipation. L’accent mis par la psychanalyse sur l’inconscient et sur l’in-su au fondement même du psychisme humain et des relations sociales froisse cet espoir.

La psychanalyse (dans ses conceptions freudiennes et lacaniennes, se méfie de tout idéologie qui pourrait prendre la forme d’un imaginaire leurrant qui viendrait enfermer le sujet (et le collectif) dans un fantasme d’unité. Au fantasme d’unité (du sujet ou du groupe) qui comporte un risque d’indifférenciation et de la primauté de l’imaginaire, elle oppose l’incomplétude et la pluralité : la reconnaissance de l’autre en soi est une garantie du devenir. Ainsi sans être apolitique, les associations psychanalytiques sont peu engagées dans les mouvements sociaux : leur champ d’action étant, pour l’essentiel, la demande d’un sujet.

Aussi les rencontres entre les deux pensées ne sont pas évidentes, bien qu’elles s’engagent et se soutiennent d’une même visée de désaliénation. « En anarchie » comme « en psychanalyse » reconnaître son aliénation est la condition d’une possible liberté.

Cet écrit vise à repérer les points communs entre les deux discours à partir de leurs aspirations, à déconstruire ces préjugés qui sont à situer du côté de la croyance et de l’arbitraire, deux fonctions aliénantes dont pourtant, pour l’anarchie comme pour la psychanalyse l’enjeu est de se départir. Cela ne dispense pas du constat qu’il puisse y avoir chez des anarchistes quelque aspirations nihilistes ou désorganisées, et chez certains psychanalystes des postures de maîtres en emprise visant l’aliénation, ou chez d’autres une visée de normalisation sociale. Ces constats ne font pas la règle et ne délimitent pas ces deux champs de pensées dont je pose le postulat qu’ils ont un même but : la liberté individuelle et collective par un travail par et sur la culture, c’est-à-dire par et sur ce qui lie les hommes les uns aux autres et les font humains.

L’une des questions fondamentales posée par l’un et l’autre est bien la question du lien : un lien qui fait sujet et collectif, qui lie mais ne doit pas aliéner : un lien qui libère. Aussi sont-elles toutes deux, de leur place différente mais avec des possibilités de rencontre, inscrites dans une démarche qui vise la désaliénation, l’émancipation et la possibilité créatrice.

Psychanalyse, anarchie, sujet et organisations sociales

Dans Actualités anarchistes n°959 (26 mai-1er juin 1994) : Philippe, aidé de Jean François, du groupe du 13ème arrondissement de Paris, fait le lien entre la démarche psychanalytique et les principes de bases de la Fédération Anarchiste [1] . Il y rend compte de points communs forts mais surtout de visées communes de créativité, en lien avec la poiesis : le refus de l’uniformisation, de l’autorité arbitraire des maîtres et de leurs violences assujettissantes et la volonté affirmée d’inventer sa vie et les normes sociales du vivre ensemble (qui seront égalitaire). Un refus absolu donc d’un institué arbitraire et dominateur qui efface le sujet et les groupes et les possibles autodéterminations, dans « une increvable révolte ». Le lien est fait avec la démarche psychanalytique qui va tenter de comprendre les relations d’assujettissement, de violences mais également de servitude volontaire en se référant à Freud, Lacan et Legendre et en affirmant que « La psychanalyse, sur un plan individuel, est en principe faite pour cela : faire barrage à la jouissance dévoyée, destructrice du désir, à ce qui efface, désubjective, dédifférencie, livre aux pulsions « barbares », à la pulsion de mort. Sur un plan collectif, il me semble que l’anarchisme vise des buts semblables. [2] »

L’anarchie, vise un « ordre sans le pourvoir », un espoir de rupture avec la construction d’une société des maîtres inégalitaire dont la cause, ou l’effet est à repérer dans la hiérarchisation des relations économiques et sociales qui créent rapport de dominations et de soumission, violences systémiques sur les plus faibles. Ce refus d’une soumission à l’autorité instituée et la volonté de construire des relations égalitaires mais différenciées (dans lesquelles un sujet ne s’efface pas dans le collectif mais l’agit tout autant qu’il est agi par lui) est une pensée en rupture avec ce que les humains, jusque-là, ont construit. Cette pensée nécessite, au regard de l’histoire une ténacité et un optimisme forcené. L’anarchisme, dit Eduardo Colombo, par son refus de l’autorité et de la domination, vient attaquer « une relation cachée dans un coin obscur de la vie de chacun, là ou somnole la soumission inconsciente à l’autorité sociale » [3]

Mais qu’est-ce que, vraiment, la psychanalyse et en quoi peut-elle soutenir, comme je l’ai avancé, une démarche anarchiste ?

La psychanalyse est une méthode d’investigation et de traitement des névroses, mais également une théorie de la psyché et du sujet humain pris dans le social. Cette théorie fait l’hypothèse de l’inconscient, du refoulement et d’une logique pulsionnelle à l’œuvre qui fait conflit. Également d’une vie psychique qui s’organise entre illusion et réalité.

Son fondement théorique est l’inconscient et la pulsion, avec des évolutions théoriques, basé sur la pratique, dans ces tentatives d’expliquer le psychisme humain.

L’objet de la psychanalyse est ce qui rend singulier tout parcours, du fait de la plasticité des pulsions et, au-delà des déterminations sexuelles [4], sociales et physiologiques qui font normes, les identifications diverses et non déterminées qui engagent le processus de subjectivation au-delà des identités sexuelles normées [5]. Dans la cure ou la rencontre thérapeutique, elle ne vise ni normalité ni éradication des symptômes mais un rapport nouveau du sujet à son inconscient et à ses effets, à partir de ce qu’il découvre de lui de ses assujettissements.

Elle a fait et fait l’objet, comme le rappelle Robert Barande [6], de nombreux procès en idéologie : rejetée à son époque par les autorités morales et sociales car considérée comme subversive et mettant en risque les valeurs et normes religieuses et morales ; revisitée comme réactionnaire par les staliniens souhaitant imposer leur nouvel ordre moral « libérateur ».

Depuis Freud, elle interroge ce qui organise les sociétés humaines, le lien social, et ce qui fonde les phénomènes psychiques qui y sont à l’œuvre. Cette recherche de compréhension de ce qui fait lien, aliène, enferme ou au contraire libère, tant sur le plan individuel (intime, familial) que sur le plan social devrait intéresser au plus haut point les anarchistes qui, sur le plan du politique, engagent les mêmes questions pour pouvoir combattre l’oppression, l’aliénation, l’injustice, l’expropriation de la capacité du plus grand nombre à construire les institutions.

Elle questionne les normes pour en repérer les soubassements psychiques mais n’est ni universaliste ni instrument de contrôle normatif (la norme appartient au discours de la science).

Ainsi nombre de psychanalystes interrogent les soubassements subjectifs du lien social, les constructions subjectives et identitaires des individus et des groupes ou collectifs, les rapports d’autorité et de soumission, les effets imaginaires qui fondent et figent les sociétés hétéronomes (Castoriadis). Freud a ouvert la voie d’une réflexion qui persiste.

Karine SNEPMAC. Février 2021.
Actualisé janvier 2022