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MANŒUVRE (bas latin manus-opera de manus, mains, et opera, œuvre)

a) n. f. 

Action de régler, de diriger ou de vérifier le mouvement ou la marche d'un corps quelconque, d'un mécanisme, d'une machine, avec la main : manœuvre d'une pompe, d'une presse, etc., manœuvre maladroite, manœuvre habile, etc. Le mot manœuvre s'emploie surtout pour désigner la façon de réussir quelque chose qui paraît difficile à première vue : Ce n'est que par une manœuvre savante qu'il réussit ce tour de force, ou d'adresse.

On appelle aussi manœuvre l'exercice qu'on fait faire aux soldats : Aller à la manœuvre. Les grandes manœuvres sont des exercices où l'on simule à peu près la guerre, et qui durent généralement plusieurs semaines au cours desquelles les soldats quittent complètement la caserne avec tout leur « barda » et cantonnent dans les pays qu'ils traversent.

Au figuré, une manœuvre est le fait d'agir par des moyens détournés et souvent hypocrites, pour obliger quelqu'un à agir dans le sens où l'on veut le diriger, quelquefois pour le perdre, très souvent pour le tromper, toujours pour le maîtriser. Les gens qui veulent acquérir, ou conserver une certaine domination, un certain prestige se connaissent dans ce genre de manœuvre. Ils agissent ainsi là où une action franche, un ordre, ou la persuasion ne réussiraient pas à orienter les événements dans le sens qu'ils désirent. Quelquefois, ils intriguent dans votre entourage ; d'autres fois, ils vous tendent des pièges. Ainsi, par exemple, si vous êtes un libre-penseur actif et gênant pour eux, les curés iront trouver votre patron si vous êtes ouvrier, ou votre clientèle si vous êtes artisan ou commerçant, pour vous faire « remercier » de votre place ou nuire à vos affaires, ou vous obliger à vous abstenir de propagande. Ou bien, si vous êtes soldat et qu'un gradé vous poursuive de sa haine, ou un excellent ouvrier et que le contremaitre veuille vous faire mettre à la porte, le gradé ou le contremaitre sauront vous brimer et vous pousser par leurs provocations à commettre des actes très sévèrement punis par les règlements, afin de vous perdre, s'il le peuvent. Il y a mille et mille façons de manœuvrer les gens. Avec l'un, c'est une façon de faire qui réussit ; avec l'autre, c'en est une autre. La manœuvre, pour aboutir, doit toujours tenir compte du tempérament, des penchants et des points faibles de celui que l'on veut manœuvrer. Il est impossible, et inutile, d'énumérer ici toutes les manœuvres qui ont cours dans la société, mais on peut dire que, d'une façon générale, la manœuvre est presque toujours un traquenard tendu par la crapulerie des aigrefins à la simplicité, la loyauté, la franchise ou les bons sentiments des individus trop confiants.

Je veux, avant de finir, dire un mot de cette « Grande Manœuvre », qui consiste à faire accepter la guerre et toutes ses horreurs, avec gaieté de cœur, voire même avec entrain et enthousiasme, à des gens dont tous les sentiments profonds et souvent les vrais intérêts sont à l'opposé. Tout est mis en œuvre pour inculquer aux masses l'idée qu'il est non seulement nécessaire, mais digne, moral et glorieux de courir sus à « l'ennemi ». Journaux, brochures, gravures, récits, cinémas, etc., toutes les équipes qui fabriquent l'opinion s'y emploient avec insistance et frénésie. Toute l'habileté vendue ou à vendre est employée pour faire croire aux gens toujours influençables qu'ils auront mérite et avantage à la bonne marche de la guerre et qu'ils y trouveront honneur et profit, ou les deux. À l'un la considération, à l'autre de meilleurs placements pour ses capitaux, à un troisième un écoulement assuré de ses produits ; celui-ci en retirera une place honorable ou lucrative, celui-là ne connaîtra plus de chômage. Tous mêmes y réaliseront cet espoir cher de la sécurité définitive. L'occasion s'offre à eux, leur dit-on, « d'abattre le militarisme »... ou de faire la Révolution !

Plus qu'à ces manœuvres techniques où les militaires s'avèrent généralement d'une effrayante incapacité, nos gouvernants s'entendent à organiser ces « grandes manœuvres » publicitaires qui tritureront l'opinion et la rendront favorable à leurs desseins secrets.

b) n. m.

Ouvrier manuel n'ayant pas de profession définie et occupé dans toutes les branches du travail, aux besognes rudes ou malpropres, mais secondaires et vite apprises, par opposition à l'ouvrier qualifié, qui a fait, lui, un apprentissage et qui a un métier en main. C'est rarement à son incapacité naturelle que le manœuvre doit sa condition. La plupart du temps, par suite de la pauvreté de ses parents, il a du gagner son pain dès avant l'adolescence. Les siens n'ont pu payer pour son apprentissage et ils n'auraient pu même le nourrir pendant la durée de celui-ci. Il lui a fallu accepter les travaux les plus faciles pour toucher de suite un salaire. Et c'est sur ce plan que se déroulera sa carrière de besogneux. L'enfant de la misère sera toujours l'homme de peine, aux gros efforts, aux tâches rebutantes et aux maigres rétributions.

Car si l'existence de l'ouvrier qualifié est loin d'être brillante, celle du manœuvre est presque toujours précaire et infériorisée. Parce qu'il peut être remplacé rapidement par n'importe qui, le patron en profite pour le payer moins cher et ne l'embaucher que lorsque le travail presse. Le manœuvre connaît donc le chômage plus que quiconque, et, avec le peu d'agrément de sa profession, il arrive parfois à être vite dégoûté du travail, ce qui aggrave encore sa triste condition.

L'ouvrier qualifié lui-même, qui tire souvent orgueil de ses quelques connaissances et des avantages qu'elles représentent, n'a généralement que peu de sympathie pour le manœuvre et trouve très normal qu'il soit encore moins payé que lui. Il protesterait s'il en était autrement : « Ce ne serait pas la peine d'avoir fait deux ou trois ans d'apprentissage, lui entend-on dire, si je ne gagnais pas plus ». En réalité, le manœuvre fait un travail aussi indispensable que l'ouvrier qualifié et sa besogne est presque toujours plus dure, plus fatigante et plus ennuyeuse. Que chacun fasse le travail qui lui revient, c'est entendu, mais puisque tous deux ont les mêmes besoins, qu'ils soient placés devant les mêmes conditions d'existence.

Le syndicalisme a bien cherché quelque peu à rapprocher ces travailleurs, en les réunissant dans les mêmes organisations, et en leur apprenant à présenter des revendications communes, mais il est loin d'avoir complètement réussi et le même état d'esprit subsiste encore, ou à peu près, parmi ces ouvriers. Ne voit-on pas souvent, dans un même syndicat, manœuvres et ouvriers qualifiés, organisés ensemble, réclamer des salaires de 5 fr. de l'heure pour l'ouvrier qualifié, par exemple, et de 3 fr. 50 ou 4 fr. seulement pour le manœuvre ? N'est-ce pas un non-sens et une méconnaissance du syndicalisme ? Que le patronat établisse une échelle de salaires entre ses ouvriers, s'est son intérêt : cela lui permet de débourser moins en définitive et cette inégalité entretient toujours la division parmi son personnel.

Que les ouvriers n'arrivent pas toujours à l'en empêcher, cela se comprend, mais qu'ils réclament eux-mêmes le maintien de salaires différents, voilà qui est inadmissible.

Dans la grande industrie d'aujourd'hui, qui fait de plus en plus redescendre, à l'état de manœuvre, l'ouvrier qualifié, l'importance du manœuvre s'amplifie avec la transformation apportée dans beaucoup d'usines par le développement du machinisme et la rationalisation. De cette modification de son rôle, le manœuvre ne tire aucun avantage, mais l'ouvrier de métier est ainsi de plus en plus remplacé par le « manœuvre spécialisé », à moins qu'il ne devienne lui-même ce « manœuvre ». Ce sort nouveau, qui le touche au vif de ses intérêts immédiats, lui fera-t-il mieux comprendre l'injustice des catégories de salariés et se sentira-t-il davantage le frère du manœuvre ?

Le travail de chaque ouvrier, devenant de plus en plus limité à un seul genre d'exercice, ne comportant que quelques mouvements, toujours les mêmes, il arrive qu'en quelques jours seulement, quelques heures même, n'importe qui peut acquérir l'habileté suffisante pour exécuter ce qu'il aura à faire toute l'année et, parfois toute sa vie (voir machinisme). D'ailleurs si, au début, il lui manque la dextérité nécessaire, la machine, qui l'oblige à régler ses mouvements sur les siens, se chargera de la lui donner par force ; il devra la suivre, s'il veut conserver sa place.

Au lieu donc de disparaître, les manœuvres tendent toujours à devenir plus nombreux dans la grande industrie qui ne conservera qu'un chiffre infime d'ouvriers qualifiés et demandera surtout des serviteurs interchangeables de la machine. Les ouvriers ainsi ramenés au même niveau sauront-ils en profiter pour mieux se comprendre et mieux se défendre ? L'accroissement du chômage qui résulte de ces nouvelles méthodes de travail et qui est accepté mondialement sans sursaut sérieux ne permet guère d'augurer d'aussi heureux résultats. 

‒ E. COTTE.