« Sur ce mystère que fut l’art – et que, curieusement, il demeure malgré tout », écrivait en 1964 Robert Lebel [1], « s’est greffé une sorte de corps adventice qui tient à la fois du syndicat financier, de l’Armée du Salut et de la fédération sportive. Cela mobilise une assez énorme troupe à l’organisation fort complexe, divisée en castes et dont la ferveur est soutenue par le cérémonial minutieusement réglé des musées, des expositions, de la littérature d’art et des ventes aux enchères. En outre, des manifestations internationales réunissent à grands frais des tableaux sur lesquels la plupart des civilisés ne jetteraient pas même un regard s’ils n’avaient pas subi un “conditionnement” préalable. » Laissant « aux missionnaires bureaucratiques et culturels » le soin « de célébrer la portée humanitaire » de « ce déferlement social », le critique entendait rappeler « seulement que sa nature religieuse a été amplement démontrée par les Pères de cette nouvelle Église. À sa base, toutefois, qui s’élargit sans cesse, le mouvement prend plutôt l’aspect d’un amalgame étrange d’adoration des esprits, de culte des morts, de sabéisme, de fétichisme, de démonolâtrie, de superstition grossière, de sorcellerie, de magie, de scolastique et de comptabilité. D’actifs apôtres s’évertuent à mettre le dogme à la portée des cerveaux les plus innocents. »
<exergue|texte={{Tous les arts sont anarchistes — quand c’est beau et bien !}} |position=left>Trois décennies plus tôt, dans la première édition de la présente Encyclopédie, Victor Méric, traitant de la « critique » littéraire, artistique et surtout dramatique, remarquait que cette production journalistique, sauf dans de petites publications à laquelle leur marginalité laissait quelque liberté de ton, n’avait cessé de se rapprocher de la pure et simple réclame. Il n’avait cependant rien vu encore de ce business qui s’est développé autour de l’entertainment, ainsi qu’on désigne désormais l’ensemble des industries culturelles. Tourisme de masse, médias mainstream et « habitus » de « distinction » bourgeoise, comme disait Pierre Bourdieu, ont fait des arts, visuels et autres, des « attractions » plus ou moins divertissantes, ou « courues » par le public, généralement à proportion du battage publicitaire déployé en leur faveur. La « promotion » de la plupart des grands « événements » artistiques ou culturels est désormais confiée à des agences de « communication », qui organisent souvent des « voyages de presse » quelquefois coûteux et « tentants », et livrent surtout, c’est l’essentiel de leur travail, des « dossiers de presse » dont il est également « tentant » de recopier des « éléments de langage », voire des paragraphes entiers, comme une « publicité rédactionnelle » officieuse.
Réitérer ce constat à l’occasion de chaque « grande » exposition, déplorer le désintérêt et le silence des critiques de la « grande » presse à propos d’« événements » plus nouveaux ou prometteurs ne sert de rien, dans ces pages-ci ou ailleurs. Que peut la critique d’art fâchée contre l’entertaiment, en quoi ses modestes apports peuvent contribuer à l’émancipation générale, voilà ce qu’il faut s’efforcer de préciser, faute de quoi elle ne serait que bavardage de « militant snob » (il y en a). L’art (notion floue, on n’en débattra pas ici) faisant partie des luxes de la vie et même des productions humaines dépourvues d’utilité directe, il échappe généralement à l’observation quotidienne du grand public, qui ne s’en soucie que lorsqu’il dispose de loisirs à lui consacrer, comme spectateur-consommateur, beaucoup plus rarement comme créateur. Il est légitime qu’il soit informé de manière critique des tenants et aboutissants financiers, politiques, sociologiques, idéologiques, historiques, etc., des « événements » ou produits culturels qui lui sont flatteusement proposés comme des occasions de « s’épanouir », de « s’enrichir » ( !), etc., tâche dont peuvent se charger celles et ceux qui suivent de plus près cette « actualité »-là.
Il peut également revenir à la critique d’art ainsi comprise de signaler les « événements » d’importance négligés par la « grande » presse, mais dès qu’il s’agit d’artistes vivants, le soupçon de « copinage » pèsera forcément sur les « partis pris » les mieux fondés, et pour traiter d’art « contemporain » (on ne le fera pas ici), il faut vraiment que le jeu en vaille la chandelle, et justifie cette prise de risque. Que la critique d’art ne puisse être que « subjective », c’est une évidence que celui ou celle qui s’y aventure doit prendre en compte dès le départ : comment faire, sinon partager, du moins apprécier les propos critiques que l’on développe et même que l’on signe, comment les rendre un peu utiles ? Il faut argumenter, apporter des connaissances ou des références au public non spécialisé, lui livrer des « angles d’attaque » ou d’approche dont il puisse à son tour se saisir, notamment pour faire face à la propagande des grands médias, et c’est où la critique d’art récuse le bon sens « populaire » (« Des goûts et des couleurs… ») ou même l’esthétique kantienne du « beau » comme « ce qui plaît universellement et sans concept ».
La critique d’art « au service de la révolution » doit aussi récuser, autre évidence, toute catégorisation politique hâtive, conduisant par exemple à estimer les œuvres à l’aune de l’« engagement », du militantisme ou des opinions réelles ou supposées des artistes ou de leur public. Quand Kropotkine, Jean Grave et d’autres plumes des Temps nouveaux pressaient les créateurs de ne plus livrer que des œuvres d’« art social », et même « libertaire », Pissarro haussait les épaules : « Y a-t-il un art anarchiste ? Quoi ? Décidément, ils ne comprennent pas. Tous les arts sont anarchistes — quand c’est beau et bien ! Voilà ce que j’en pense. » On reconnaît aujourd’hui que ce qu’a produit le jdanovisme de la période stalinienne sous couleur de « réalisme socialiste » était réactionnaire, à la fois esthétiquement et socialement, et pour tout dire contre-révolutionnaire, quoi qu’aient pu en imprimer L’Huma ou La Pravda.
« Tous les arts sont anarchistes — quand c’est beau et bien ! », ce bref jugement suffisait à Pissarro, qui créait et qui, plutôt que d’argumenter, voulait avant tout retourner à ses pinceaux. À la critique d’art d’expliquer en quoi non seulement « c’est beau et bien », mais aussi en quoi telle œuvre d’art, présente ou passée, peut contribuer (ou non) à l’émancipation intégrale de l’espèce humaine, ou à sa préfiguration. C’est également à ce titre qu’elle vient justifier ce luxe que reste l’art, une fois débarrassé de ses oripeaux commerciaux, industriels, patriotards et religieux (l’iconolâtrie de la « civilisation de l’image », les queues pour voir la Joconde ou faire un selfie devant elle !), et qu’elle peut contribuer au développement des facultés critiques et esthétiques de celles et ceux qui prennent la peine de s’y intéresser. Si l’art authentique ne peut se concevoir et se faire que librement, selon la formule de « l’art révolutionnaire indépendant », le rôle de la critique d’art « indépendante » est quant à lui éminemment « social », révolutionnaire et libertaire, telle doit en être en tout cas « l’idée régulatrice », traiter utilement d’œuvres sans utilité directe.
Gilles Bounoure