Bien évidemment, les penseurs grecs ne sont pas coupés du contexte historique et culturel de leur époque. Si le chapitrage segmente, la réalité fusionne. Les mythes, les arts et la philosophie naissante forment un tout. Il faut donc « scanner » ces deux autres composants essentiels du monde grecque pour comprendre l’importance de la violence dans la pensée grecque, une des deux matrices sapientielles de la civilisation occidentale.
Les mythes grecs imprègnent encore notre mode de pensée. Ils furent repris, réinterprétés, sécularisés, instrumentalisés sans vergogne. Ils serviront même de métaphores, de référents à la psychanalyse entre autres.
<exergue|texte={{c’est le conte en opposition à la vérité}} |position=left|right|center> Le mûthos originel signifie [1] « la parole qui s’exprime », l’« avis », à la fois récit et pensée, narration édifiante et structurante. Il comporte, dès ses premiers emplois, une connotation de discours public. Il a aussi le sens de dialogue, de discussion philosophique, de prescription. Surtout, mûthos, fable, légende s’oppose à logos comme récit confirmé par des témoignages (Pindare) ; par extension c’est le conte en opposition à la vérité. Le verbe mûtheo prend le sens de parler, raconter, converser, d’annoncer (oracle), délibérer en soi-même. Les mythes grecs sont le socle civil et religieux d’une civilisation. Ils forment un polythéisme foisonnant source de cultes et de rites civils.
Il est une représentation de soi d’une société qui se pense. Sa prégnance en tant que fondement de la « religion » sera de plus en plus contestée. Platon en fera une critique argumentée tout en l’utilisant, mais avec un glissement vers l’allégorie.
Les grands récits (Homère) et les premiers témoignages historiques (Thucydide, Hérodote) sont, en quelque sorte, les livres ouverts de la violence en tous genres. Bien sûr, les guerres, les conflits permanents sont présentés comme l’enfant légitime de la nature humaine. Les turpitudes s’étalent à longueur de pages. Le récit est le support, « l’enveloppe charnelle » (Grimal) d’un message, un quasi oracle qui plonge son savoir dans le passé.
Le mythe fonctionne comme l’ossature de la vie, mais il est aussi son « talon d’Achille », car il met en scène les faiblesses individuelles et collectives. Toutefois, les mythes situent l’origine des maux, de la violence dans la transcendance ou une fatalité qui écrase les héros. Le mythe dramatise à l’envie (le drame devient système), le destin s’acharne sur les victimes. Nous le verrons au paragraphe suivant, hommes et femmes de la tragédie croulent sous les maux qu’aucun mot ne peut qualifier. Du côté de la féminitude, l’Ève biblique fait figure d’oie blanche, de chaisière bigote qui grignote sa pomme à l’ombre de l’arbre de la vie. Petite misère d’un côté de la Méditerranée, gouffre sans fond de la fatalité de l’autre. Au pays du LGBT [2] ensoleillé, le malheur hante la faune humanoïde. Ici, « la race est vouée au malheur », sans la cause d’une Chute volontaire. Univers de monstres, luttes de monstres contre monstres. Le génie pour le mal remplit les amphithéâtres pendant que les esclaves turbinent aux champs et dans les vapeurs des cuisines. Servitude et Turpitudes, les deux sources de la morale grecque. Des noms restent dans notre culture : Œdipe, Hélène, Oreste, Électre, Créon, Cassandre, Clytemnestre, Moira, Ananké… La violence dégouline en vers à la prosodie parfaite. Les penseurs sont parfaitement en phase.
Déjà, la violence fait cycle, funeste engrenage que la vendetta ne fait que reprendre dans son voyage vers la romanité et ses conséquences dans l’univers méditerranéen.
La tragédie fait partie intégrante de la vie grecque. Selon Aristote, le genre ne serait qu’un « assaisonnement » des mythes, un amuse-gueule. La forme prime sur le fond, car la tragédie ne fait que mettre en scène les mythes. Jugement sévère, mais non dénué de bon sens. Toutefois, c’est oublier que le théâtre est un spectacle complet intégrant tous les principaux arts : parole, musique, danse, décors et costumes. L’auteur cumule les talents d’écrivain, de musicien et de chorégraphe. Pour la postérité, le genre devient un modèle indépassable qui donnera naissance à l’oratorio, l’opéra, le théâtre enfin le cinéma et aux installations contemporaines. Les costumes et les masques cherchent à repousser le réalisme vulgaire pour se concentrer sur le mythe, l’anonymat des acteurs favorise le recours au mythe. Le sinistre black-face n’a pas encore déconstruit la culture et contaminé les derniers neurones. Les acteurs, peu nombreux peuvent jouer plusieurs rôles ou partager le même personnage, le masque fait l’identité.
D’autre part, la tragédie sert à discuter des problèmes contemporains sous couvert des dieux et des récits mythiques. Le théâtre occupe une place importante dans le mécanise essentiel des rites de la religion civique polythéiste. Il se joue lors des fêtes et des Olympiades. La tragédie soulève des questions sociétales : le meurtre, la tyrannie, la fatalité, la comédie raille les défauts de la société, des personnages publics y compris des philosophes, des rhéteurs de tous poils, Socrate et les sophistes en prennent pour leur grade. On peut parler d’un théâtre engagé dans la vie politique et religieuse. Pour autant, il ne délivre pas une pensée politique particulière. Les représentations théâtrales sont des cérémonies publiques intégrées dans les cérémonies religieuses (Dionysos et les Grandes Dionysies). Le chœur joue un rôle important : la doxa à l’origine du « on », du conformisme de nos sociétés policées. La création de prix d’interprétation (vers -449) confirme que nos Oscars et autres babioles ne sont que de pâles imitations des Anciens, revues à la sauce médiatico-marchande.
C’est donc sans surprise que la tragédie traite de la violence publique ou privée largement présentes dans les mythes. « Les Perses » d’Eschyle est l’exemple parfait. De plus, la pièce « ne sépare pas le malheur de l’individu du désastre du peuple », l’œuvre met l’accent sur la dimension collective des événements relatés, le chœur y joue un rôle prépondérant. Le théâtre d’Eschyle « ne détache pas l’individu du groupe et ne coupe pas l’homme des dieux, ne sépare pas le futur du passé le plus reculé ». Kratos (la Force) et Bia (la violence) sont au rendez-vous.
La violence privée résonne à chaque strophe du Théâtre de Sophocle, les noms d’Electre, d’Œdipe, d’Antigone, Jocaste, évoquent toujours pour nous des drames héroïques à l’ombre des dieux dissimulés dans de funestes destins. L’intelligence d’Œdipe fait son malheur.
De son côté Euripide oriente son œuvre vers les questions d’actualités politiques et les débats intellectuels de l’époque. Le théâtre pense, il démontre l’irrationnel dans l’homme et son milieu ainsi que chez les dieux. La modernité d’Euripide inspirera des générations de dramaturges.
La satire et la farce puisent dans le passé pour mieux railler le présent. Le héros est débrouillard, râleur, railleur. Aucune faille de la société ne lui échappe. Les chansonniers poursuivront cette tradition caustique.
Dès le monde grec, la violence-spectacle domine la scène avant les écrans du cinématographe, la diarrhée télévisuelle et le manga, le néo-papyrus.