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Encyclopédie anarchiste
« La pensée libertaire constitue l’espoir et la chance des derniers hommes libres » Camus
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A cerclé - 2
Tomas Ibanez
Article mis en ligne le 14 mai 2020

Les symboles ne naissent pas, ils se construisent [1]

Pendant de nombreuses années l’origine du A cerclé fut enveloppée d’un épais mystère. Au début, personne ne se souciait d’où avait surgi ce signe particulier qui accompagnait parfois certains graffitis anarchistes.

Les motifs du succès

Les particularités de ce symbole et ce qui probablement assura son succès étaient déjà

présents dans les idées fondatrices qui motivèrent son lancement. D’une part, il s’agissait, comme cela était rendu explicite dans l’appel initial, de faire en sorte que le symbole n’appartînt à personne afin qu’il puisse appartenir à tous et à toutes. La volonté de concevoir un symbole qui ne renvoyait à aucune organisation, sigle ou collectif anarchiste existant fut décisive pour que ce symbole pénètre et s’installe dans la sphère du commun. Ce fut précisément parce qu’il ne provenait de nulle part, parce qu’il n’était le patrimoine de personne, que le A cerclé devint le patrimoine de toutes les personnes qui se l’approprièrent.

Par ailleurs, il s’agissait dans la proposition initiale de ne pas contribuer à masquer la pluralité de l’anarchisme, de ne pas homogénéiser sa diversité, de la respecter et de ne pas la fondre dans une structure unique tout en lui fournissant une référence commune. Il fallait veiller à ce que ce qui est commun à toutes les sensibilités anarchistes puisse se manifester sans qu’aucun principe centralisateur ne soit invoqué. Il fallait accepter la dispersion des formes d’organisation de l’anarchisme mais en introduisant en même temps, un principe de confluence qui rapprochait toutes ces formes. Le A cerclé fuyait toute tentation d’intégration : il ne s’agissait pas d’unifier l’anarchisme sous une même formule, mais de faire que sa diversité se reflète dans l’utilisation indifférenciée d’une icône qui appartenait par égal à chacun de ses courants.

Cette volonté de respecter la différence, en en faisant un élément positif plutôt qu’un signe de faiblesse, trouve sans doute une belle illustration dans la phrase que portait en exergue une revue qui m’était chère. En effet, cette revue, Archipielago, accompagnait son titre de la définition suivante : « ensemble d’îles unies par ce qui les sépare ». Le A cerclé voulait œuvrer pour que ce qui séparait les différents courants de l’anarchisme se transforme finalement en un lien entre eux. Quelque chose comme une confédération de singularités, si vous voulez. Ou bien en termes beaucoup plus poétiques mais non moins pertinents, nous pourrions dire que le A cerclé se présentait comme l’équivalent graphique de « cette étrange unité qui ne peut se dire que du multiple », comme Gilles Deleuze définira plus tard l’anarchie.

Un troisième élément qui marque l’originalité de ce symbole est son affinité avec des initiatives qui ont un caractère local, qui viennent d’« en bas », qui évoquent une certaine spontanéité et qui se montrent contraires au principe de la représentation. Quel que soit le support sur lequel est tracé un A cerclé, que ce soit un mur, du papier ou un morceau de tissu, celui-ci renvoie en principe à une inspiration anarchiste, mais ne « représente » pas l’anarchisme et ne peut prétendre le représenter. Contrairement à un cachet officiel, il s’agit d’une marque qui n’authentifie rien parce que personne n’est légitimé à l’autoriser. Le fait que n’importe qui puisse utiliser librement cette icône fait que son usage échappe à tout principe de représentation et ne renvoie qu’à la responsabilité de l’utilisateur. Cela explique peut-être que le graphisme de ce symbole se soit diversifié considérablement, exprimant ainsi la créativité individuelle, mais sans jamais perdre son pouvoir d’évocation de l’anarchisme.

Il est vrai que lorsque le A cerclé apparaît quelque part, on suppose que ceux qui l’ont tracé se revendiquent de l’anarchisme, mais ce signe ne nous autorise à supposer rien d’autre. Ceux qui signent ainsi un tract, une brochure ou une phrase sur un mur ne se représentent qu’eux-mêmes, ils n’impliquent pas l’ensemble de l’anarchisme. Ce qui se dessine ainsi c’est un simple « air de famille » entre tout ce qui est accompagné du A cerclé, ainsi qu’entre toutes les personnes qui l’utilisent.

Le rapport à l’anarchisme contemporain

Il est clair qu’en 1964 nul ne pouvait prévoir les formes que prendrait la sensibilité libertaire cinquante ans plus tard. N’oublions pas qu’en1964 rien, absolument rien, ne laissait présager que Mai 68 allait éclater avec l’immense énergie d’une tornade innovatrice. Cependant, quelque chose devait déjà flotter dans l’air, car il est surprenant de voir comment différents aspects qui font partie de la signification implicite du A cerclé se retrouvent très clairement dans ce que j’ai appelé ailleurs le « néo-anarchisme ». C’est-à-dire, avec la manière d’être des nouvelles générations d’anarchistes et avec les formes qu’adopte l’anarchisme latent, ou anarchisme extra-muros. Je ne donnerai ici que trois ou quatre exemples.

Tout d’abord, ce néo-anarchisme n’hésite pas à s’approprier le genre de démarche qu’évoque l’expression « marcher séparément, mais frapper ensemble », ce qui signifie que, comme le voulait la proposition du A cerclé, nous assumions en même temps notre différence et notre similitude avec d’autres collectifs libertaires.

Deuxièmement, l’activisme contemporain se manifeste dans une multiplicité apparemment désordonnée de luttes concrètes et situées au lieu de diriger ses efforts vers la construction d’un vaste, mais unique, front. Le A cerclé prétendait précisément montrer l’existence d’un fond commun entre ces luttes sans restreindre leur multiplicité.

Un troisième exemple réside dans le rejet de la représentation et, par conséquent, dans le privilège concédé aux actions décidées collectivement à la base, face à celles promues ou canalisées par un quelconque « appareil ».

Enfin, nous pouvons voir un dernier exemple dans cette fluidité sur laquelle mise le néo-anarchisme et qui est beaucoup mieux représentée par le libre usage du A cerclé que par l’encadrement dans des sigles appartenant à des organisations particulières.

La récupération mercantiliste d’un symbole

Bien entendu, la trajectoire du A cerclé n’est pas dénuée d’aspects négatifs. L’un des plus irritants est son absorption par la logique mercantiliste qui prévaut dans nos sociétés et le merchandising d’un symbole qui est pourtant radicalement opposé à la logique capitaliste. Blouses luxueuses qui exhibent un A cerclé, coûteuses bouteilles de vin portant des étiquettes avec un A cerclé, des dizaines d’objets hétéroclites qui commercialisent sans vergogne ce symbole subversif. Il faut dire que le A cerclé est loin d’être le seul à souffrir de ces pratiques : la célèbre photo de Che Guevara et d’autres icônes révolutionnaires ont subi le même sort. La seule mais bien pauvre consolation vient du fait que, si la logique mercantile s’est intéressée à ce symbole et l’a récupéré pour ses propres fins, c’est parce qu’il est socialement valorisé dans l’imaginaire de certains secteurs de la population. Il ne s’agit cependant que d’une triste consolation, car il est évident que cette pratique commerciale vide de contenu politique et de potentiel subversif le A cerclé en faisant de lui un simple objet de consommation.

Un autre aspect négatif est la croissante banalisation du A cerclé en raison précisément de l’ampleur et de la durée de sa présence sur la scène politique. Cette banalisation contribue, comme le fait la marchandisation, à éroder le potentiel subversif du symbole.
Enfin, il est vrai que la pratique militante consistant à utiliser le A cerclé tend à favoriser l’affirmation purement identitaire au détriment de contenus politiques de fond et de revendications concrètes, et tend à encapsuler l’activisme anarchiste dans l’espace, nécessairement réduit, de ceux et celles qui s’en revendiquent explicitement. En d’autres termes, l’utilisation du A cerclé tend à isoler et à séparer plutôt qu’à promouvoir des confluences subversives plus attentives aux pratiques concrètes qu’aux étiquettes identitaires.
Pour conclure, je ne cache pas que je me sens privilégié d’avoir pu assister à la lente formation et à l’énorme expansion de ce symbole, étant bien entendu qu’il s’agit d’un privilège partagé par toute une génération militante, celle qui naquit avant les années soixante.