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Encyclopédie anarchiste
« La pensée libertaire constitue l’espoir et la chance des derniers hommes libres » Camus
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Libres penseurs arabes (Deux) II
Mohamed El Khébir
Article mis en ligne le 20 septembre 2020

Deux éminentes figures de libres penseurs méritent d’être évoquées : Ibn al-Rawandi et Abu-Bakr al-Razi (Razes pour les latinistes) [1].

Ibn.al.Rawandi

Al-Rawandi, qui vécut à Bagdad au IXe siècle, rédigea le très réfuté Livre de l’émeraude. Pour déjouer les pièges de la censure, l’ouvrage se présente comme un dialogue entre deux brahmanes. À partir d’arguments rationalistes, l’auteur y attaque les religions prophétiques en mettant l’accent, pour les moquer, sur les contradictions du texte sacré dont il nie, par ailleurs, la beauté jugée inimitable. Il dénonce également l’absurdité des rituels et l’invraisemblance des miracles. Pour lui, les prophètes s’apparentent aux magiciens ou aux sorciers. Le don le plus précieux accordé aux hommes par Dieu, c’est la raison. Citons-le :

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« Il est évident pour nous, comme pour nos adversaires, que la raison est le bien le plus précieux que Dieu a légué à la créature et qu’il est l’instrument par lequel l’homme connaît son Seigneur et ses bienfaits et qui valide les commandements et les interdits, les attraits et les menaces (...). Si le Prophète vient pour confirmer ce que la raison connaît comme bon ou mauvais, licite ou illicite, alors nous considérons sa mission comme nulle et ses preuves inutiles, car la raison nous suffit pour le savoir. Si sa mission contredit les conclusions de la raison, nous rejetons alors le Prophète (...). Ce qui est inadmissible dans la prophétie, c’est qu’elle te force à suivre un être humain en tout point semblable à toi, ayant comme toi une âme et une raison, qui mange ce que tu manges et boit ce que tu bois (...). Elle fait de toi un objet dont il use à son gré, un animal à son ordre ou un esclave à son service. Qu’a- t-il [le Prophète] de plus que toi, quel mérite a-t-il sur toi et quelle est, enfin, la preuve de la véracité de son message ? »

« Celui qui rend ses serviteurs malades et souffrants n’est pas sage en son comportement envers eux ; il ne prend pas soin d’eux et il ne leur est pas miséricordieux Il en va de même de celui qui les rend pauvres et miséreux. N’est guère sage celui qui ordonne obéissance à une personne dont il sait qu’elle ne lui obéira pas. Celui qui jette un serviteur qui lui est infidèle et désobéissant dans le feu éternel est un fou et point un sage, car il ignore comment infliger une punition qui soit proportionnée aux péchés commis  »

Abū Bakr al-Rāzī,

De même, Al-Razi, médecin et philosophe persan mort en 935, stigmatise l’imposture des prophètes, dont les messages exploitent la crédulité des esprits faibles, suscitant confusion et avilissement de l’intelligence. Pour lui, tous les hommes sont doués de raison, et cette idée de l’égalité de tous quant à la faculté de penser, de juger et de raisonner est un trait tout à fait remarquable dans la pensée d’al Razi, qu’on ne retrouve pas chez les autres auteurs. Il n’y a donc nul besoin du faux savoir des prophètes. Lorsqu’on lui demande si un philosophe peut suivre une religion révélée par prophétie, al-Razi répond ouvertement :

« Comment peut-on penser philosophiquement tout en s’engageant dans ces contes, fondés sur des contradictions, l’ignorance obstinée et le dogmatisme ?  ».

Mais il combat aussi la tendance naturelle de ses contemporains de considérer la philosophie comme une école dogmatique ou même une secte, leur attente qu’un philosophe devrait croire et se comporter comme Socrate ou Platon. Il explique que les désaccords philosophiques et les divergences de vues ne sont pas un scandale mais une source de vitalité. Un philosophe, insiste-t-il, ne suit pas servilement les actions et des idées de quelque maître. On apprend de ses prédécesseurs, certes, mais l’espoir est de les surpasser. Il affirme aussi sa foi dans le progrès, du moins pour les individus, et nie que l’on soit prisonnier des enseignements des grands fondateurs de traditions. Certes, les philosophes ne sont pas d’accord entre eux, répond-il à ses contradicteurs, mais c’est là le signe de leur indépendance d’esprit.

Estimant que la raison suffit à distinguer le bien du mal, à connaître Dieu et à organiser au mieux notre vie, il décrète l’inutilité des prophètes et leur imposture, l’incompatibilité de leur message avec la sagesse, la miséricorde et la justice divines. Posant que tous les hommes naissent également doués d’intelligence, il affirme qu’il n’est nul besoin de Guide, d’Imâm, qui initierait à la Vérité.

A la question de savoir « ce qu’il en est de quelqu’un qui examine la philosophie tout en croyant aux lois des prophètes », il rétorque tout net : « Comment cette personne pourrait- elle examiner la philosophie tout en croyant à ces balivernes ? » Il transporte, lui qui dénigre les prophètes mais se réfère volontiers aux philosophes de l’Antiquité, son insoumission jusqu’en philosophie. En effet il affirme tout uniment : « Aristote a dit que... Et moi, pour ma part, j’estime que... » ?

Al-Razi est considéré de nos jours comme l’un des précurseurs de la méthode expérimentale en matière scientifique, particulièrement dans le domaine de la médecine. Il n’hésitait pas à remettre en questions les postulats de ses prédécesseurs, en particulier ceux de Galien. Il a produit une quantité impressionnante d’ouvrages médicaux, ses descriptions cliniques de la variole et de la rougeole sont resté très longtemps en usage

On suivra l’historienne Sarah Stroumsa quand elle précise que, «  [...] contrairement à d’autres hérétiques, [ces deux penseurs de l’islam médiéval] n’adhèrent à aucune religion scripturaire […]. L’animosité des libres penseurs de l’islam se focalise particulièrement sur la religion dans laquelle ils sont nés, mais par principe ils manifestent la même aversion vis-à-vis de toutes les religions révélées. [...] Il est inexact de les classer parmi les athées dans la mesure où leur critique de la religion ne va jamais jusqu’à nier l’existence de Dieu  ».

On peut opposer ces deux libres penseurs avec l’attitude de nombre de philosophes musulmans, pénétrés de philosophie grecque, d’Ibn Sîna (Avicenne) à Ibn Rushd (Averroès), qui ont élaboré une distinction entre une religion révélée nécessaire pour le commun et sa non-nécessité, son abandon, au niveau de l’élite intellectuelle, capable d’appréhender la divinité par d’autres moyens, notamment ceux de l’intellect et de la raison.

Al-Maari, singulier poète

Abu-l-Ala al-Maari

Très célèbre en son temps, souvent consulté dans son ermitage de la région d’Alep, le poète syrien de langue arabe Abul-Ala al-Maari (973-1057) occupe une place un peu excentrée dans cette constellation. Portant sur le monde un regard lucide et pessimiste, débarrassé des consolations de la religion, ce sceptique est l’auteur d’une œuvre abondante et variée : une centaine d’ouvrages, d’inégale importance, ont été répertoriés, parmi lesquels nous citerons L’Épitre du pardon, texte en prose dans lequel il discourt, sous forme souvent dialoguée, de différents aspects de la pensée arabe et musulmane, citant les contradicteurs des religieux et reprenant à son compte certaines de leurs assertions. Un de ses titres les plus connus est traduit en français sous le titre Les Impératifs [2] . Prônant l’ascèse, le poète s’y livre à des réflexions pessimistes, des pensées sur la mort, les caprices du sort et l’instabilité de la fortune, mais aussi sur le végétarisme et la doctrine de l’anéantissement.

« Les gens aspirent à l’arrivée d’un imam éloquent Prêchant dans le tintamarre d’une foule médusée. Quelle chimère ! Nul besoin d’imam hormis la raison, Les religions n’ont pour dessein
Que de remettre la terre aux mains des puissants. Tant que tu le peux, demeure seul,
L’homme sincère est un fardeau pour les humains. »
« Les habitants de la terre se divisent en deux, Ceux qui ont de l’esprit mais pas de religion,
Et ceux qui ont de la religion mais pas d’esprit. »

Nombreuses sont les statues représentant Abul-Ala al-Maari qui ont été détruites, ces derniers temps, par les islamistes, dans plusieurs localité de Syrie.

Omar Khayyam (1048-1131)

Omar Khayyam

Mathematicien, physicien, poète persan. Certains voient en lui un mystique soufi qui chante l’amour divin par le biais de l’ivresse. D’autres le considèrent plutôt comme un sceptique : pour le poète libertaire iranien Sadeg Hedayat, il est un chantre de la liberté individuelle.

Plusieurs de ses Quatrains (Roubaïates) seraient apocryphes. Il en existe plus de 1000, entre 50 et 200 seraient réellement de sa main. De nombreuses traductions ont été publiés depuis 1859, date de la première traduction en anglais par Edward Fitzgerald. Une légende tenace en fait l’ami d’enfance de Hassan Sabbah, le « Vieux de la Montagne », chef de la secte des Assassins.

« Tout le monde sait que je n’ai jamais murmuré la moindre prière »
« Referme ton Coran. Pense librement et regarde librement le ciel et la terre. »
« Les astres à ma présence ici-bas n’ont rien gagné Leur gloire à ma déchéance ne sera pas augmentée ; Et, témoin mes deux oreilles, nul n’a jamais pu me dire Pourquoi l’on m’a fait venir et l’on me fait m’en aller. »
« Elle passe bien vite cette caravane de notre vie Ne perds rien des doux moments de notre vie
Ne pense pas au lendemain de cette nuit
Prends du vin, il faut saisir les doux moments de notre vie »
« Contente-toi de savoir que tout est mystère :
la création du monde et la tienne, la destinée du monde et la tienne.
Souris à ces mystères comme à un danger que tu mépriserais. »
« Ne crois pas que tu sauras quelque chose quand tu auras franchi la porte de la Mort.
Paix à l’homme dans le noir silence de l’Au-Delà ! »
« Un peu de pain, un peu d’eau fraîche, l’ombre d’un arbre, et tes yeux ! Aucun sultan n’est plus heureux que moi. Aucun mendiant n’est plus triste

 ».

Je vous propose 2 traductions : celle d’Armand Robin (1958), et l’édition critique par Sadegh Hedayat (José Corti).

Les Qarmates

Dissidents millénaristes et radicaux de l’ismaélisme (une des branches du chiisme), les qarmates doivent leur appellation au prédicateur Hamdan Qarmat. Sous la houlette d’Abou Tahir, ils vont fonder un État sur la côte occidentale du golfe Persique, au nord-est de l’actuelle Arabie Saoudite. L’idéologie qarmate combinait plusieurs éléments : le dualisme gnostique et l’ésotérisme néoplatonicien, la critique des religions et de l’ordre social qu’elle légitimaient, le messianisme et un programme révolutionnaire qu’on pourrait qualifier de proto-communiste, prônant la redistribution des terres et la mise en commun des biens, ce qui permit à ce mouvement d’emporter l’adhésion des classes populaires.

Cet État pratiqua une guerre de rapine contre le califat abbasside, et son plus haut fait d’arme fut la razzia menée contre la Mecque en 930, au cours de laquelle ses soldats, après le massacre des pèlerins et des Mecquois, s’emparèrent de la pierre noire enchâssée dans la Kaaba (saint des saints de La Mecque) et ne la rendirent que vingt ans plus tard. Cet État dura plus d’un siècle, avant de s’évanouir vers 1080.

Sur cet épisode méconnu, on lira, basé sur des faits historiques avérés, Hérétiques, le beau roman de Jocelyne Laabi [3].