Par analogie avec le gilet de sécurité obligatoire en France depuis le 13 février 2008 pour circuler à bord d’une voiture particulière, un.e Gilet Jaune ou « gilet jaune » (avec des guillemets ou non, et avec ou non une majuscule au nom et/ou à l’adjectif) désigne un.e participant.e du mouvement de contestation pour la justice sociale, fiscale et environnementale initié le 17 novembre 2018, jour de l’appel national au blocage de tous les axes routiers lancé par une militante, Priscillia Ludosky.
La pétition qu’elle avait lancée en ligne afin d’appeler le gouvernement à baisser les prix du carburant avait récolté 225 000 signatures le 25 octobre, pour devenir le moteur d’un mouvement national de contestation : « Nous sommes déjà dépendants des cours du pétrole, pointait le texte, il n’est pas question qu’ en plus nous subissions une augmentation des taxes. » Sur Facebook, un groupe sera alors créé pour appeler les automobilistes en colère à bloquer le périphérique parisien le 17 novembre ; plus de 228 000 personnes se diront intéressées ou prêtes à participer à cette action illégale. D’autres appels aux blocages seront lancés par les internautes dans la plupart des villes et départements de l’Hexagone, comme à Limoges (Haute-Vienne) par Serge Bouny et deux autres personnes, ou dans le département de la Charente-Maritime par Tony Chéron, responsable des Jeunes avec Wauquiez.
<exergue|texte={{occupation permanente de plusieurs centaines de ronds-points}} |position=left>Inscrit dans la tradition démocratique française du mouvement social, et en partie issu des réunions du collectif Nuit Debout (2016), le mouvement des Gilets Jaunes naît donc du refus de l’augmentation du prix des carburants consécutive à l’instauration de la Taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE), augmentation faussement présentée par le pouvoir comme une nécessité écologique, quand elle n’avait pour fin que de compenser la baisse des recettes fiscales due à la suppression de l’Impôt de solidarité sur la fortune (ISF).
De l’occupation permanente de plusieurs centaines de ronds-points et autres lieux à ciel ouvert (devenus pour certains centres de socialisation à tendance autogestionnaire) à l’ouverture gratuite de péages autoroutiers, en passant par les manifestations hebdomadaires (ou « actes ») du samedi, les Gilets Jaunes clameront leurs revendications aussi bien en métropole qu’outre-mer. Parmi celles-ci : baisse des prix des produits de première nécessité, indexation des salaires sur l’évolution des prix, taxe sur le fuel lourd des navires et le kérosène des avions, rétablissement de l’ISF et lutte contre l’évasion fiscale pour financer les services publics et la transition énergétique, développement des énergies renouvelables, révocabilité des élus et élections sur mandats impératifs, plafonnement de l’indemnité des élus à la hauteur du revenu moyen, dissolution du gouvernement et refondation de la république par des assemblées du peuple…
Ces revendications seront systématiquement ignorées par le pouvoir.
Quant aux médias officiels, qui le plus souvent discréditeront le mouvement, ils n’en retiendront que « l’augmentation du pouvoir d’achat », la soi-disant « suppression de l’École nationale d’administration (ENA) » et un prétendu « débat annuel sur l’immigration au Parlement ». Ces trois demandes figurent-elles dans les 16 000 cahiers citoyens lancés en grande pompe le 15 janvier 2019 par le président de la République, Emmanuel Macron ? Les Français auraient alors deux mois, jusqu’au 15 mars, pour exprimer leurs doléances dans les mairies… date brusquement anticipée par le pouvoir au 20 février (quoiqu’il fût, certes, encore possible de contribuer en ligne jusqu’à la date de clôture originelle) ; après quoi « les contributions libres seraient progressivement et régulièrement mises en ligne sous licence libre », pouvait-on lire sur le site du Grand débat national. Elles ne le seront jamais, et les cahiers de doléance disparaîtront, tout bonnement.
Ce déni caractérisé de démocratie n’empêchera nullement les Gilets Jaunes de poursuivre leurs rassemblements, aussi bien dans la rue qu’au sein d’assemblées générales organisées par région, département, ville, village et même quartier, pour des travaux d’échanges et de réflexions au cours desquels les débats de société le disputeront aux propositions organisationnelles et politiques. Mais les Français.es étant peu formé.e.s à l’organisation politique horizontale, au fur et à mesure des désaccords internes qui y pointeront ces assemblées générales verront peu à peu diminuer le nombre de leur participant.e.s.
Quant aux Assemblées des Assemblées (ADA), elles permettront aux Gilets Jaunes de tous ronds-points et groupes locaux de France de se fédérer par l’intermédiaire de délégué.e.s mandaté.e.s. La première se tiendra à Commercy, dans la Meuse, en janvier 2019 ; la cinquième à Toulouse, en Haute-Garonne, en mars 2020. Parmi 10 thèmes majoritaires sélectionnés au préalable, cette dernière portera sur 5 choisis par 61 groupes de Gilets Jaunes, dont : « Comment sortir du capitalisme, quelles stratégies et tactiques ? » ; « Processus constituant (Constituante, Révision ou création d’une constitution) » ; « Comment préserver et étendre nos services publics dont ceux arrachés par le Conseil national de la Résistance, pour plus de justice sociale ? » La sixième ADA doit se tenir à Paris, en Île-de-France, en octobre 2020.
Par contraste avec ce travail de démocratie local (dont l’acmé consiste dans la réécriture, souhaitée ou observée çà et là, de la Constitution française), ce que la presse officielle ne cessera jamais de dire des Gilets Jaunes, c’est (reprenant les critiques du pouvoir) : qu’ils forment une « foule haineuse » (des black blocs secondés de policiers casseurs déguisés en Gilets Jaunes faisant régulièrement dégénérer les défilés), qu’ils sont des « gaulois réfractaires », des « gens qui ne sont rien », des fumeurs de gasoil incultes racistes antisémites islamophobes homophobes pédophiles populistes alcooliques, voire des « Ultra-Jaunes » d’extrême-droite, ferment d’ochlocratie autoritaire. Cris d’orfraie médiatiques doublés de préjugés de classe qui n’auront en outre de cesse que de prédire et constater un essoufflement constant du mouvement (les chiffres de la mobilisation, par exemple, étant toujours manipulés à la baisse par la télévision de manière caricaturale), sur fond de féroce répression policière orchestrée par le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, puis par son successeur, Gérald Darmanin : gazage, nassage, matraquage, usage de Lanceurs de balles de défense et de grenades de désencerclement, blessures plus ou moins graves parmi les manifestants et les journalistes couvrant les manifestations, yeux crevés, mains arrachées, morts, comparutions immédiates devant une justice aux condamnations dissuasives et politiques maintes fois dénoncées par les observateurs.
À l’approche du deuxième anniversaire du mouvement, malgré le confinement sanitaire de la population française initié le 17 mars 2020, malgré l’interdiction des rassemblements de plus de 10 personnes sur la voie publique promulguée le 02 juin de la même année, et plus généralement malgré l’empilement législatif liberticide (punition par une amende forfaitaire de 135€ de tout signe de couleur jaune pouvant évoquer la contestation), le mouvement ne s’est jamais éteint. Avant même le déconfinement, sur les réseaux sociaux il appellera de ses vœux la convergence des luttes avec le personnel soignant, considéré comme le héros du combat contre la pandémie de Covid-19. À partir du 12 septembre 2020 (date de l’appel unitaire à manifester lancé par Jérôme Rodrigues), le mouvement des Gilets Jaunes inscrira son retour dans l’espace public dans le cadre du déclin d’un État sans autre autorité que celle rendue possible par ses fonctions régaliennes (Brigades anti-criminalité, ou BAC, Brigades de répression des actions violentes motorisées, ou BRAV-M, armée…).
Il comptera en cela sur l’utilisation des réseaux sociaux comme moyen essentiel de liaison et de mobilisation, un nombre toujours plus important de pages et autres annonces d’événements étant publiés sur Facebook, Instagram, Twitter… Dans quelle mesure ces plateformes, propriété des maîtres du capital numérique, auront-elles pu représenter un moyen de libération sociale et politique ? L’Histoire le dira. Mais jusqu’à présent elles auront permis le rayonnement international du mouvement, de nombreux élans de contestation à travers le monde lui ayant depuis le début rendu hommage en arborant le gilet de haute visibilité.
Le mouvement des Gilets Jaunes s’appuiera en outre sur diverses figures symboliques telles que Jérôme Rodrigues (victime d’un tir de LBD ayant entraîné la perte de son œil droit), l’avocat François Boulo (porte-parole des Gilets Jaunes normands auprès des médias), l’avocat et activiste politique Juan Branco (auteur du succès de librairie anti-Macron Crépuscule), ou encore, dans la classe politique de gauche, le député François Ruffin, rédacteur en chef du journal Fakir, réalisateur du pamphlet cinématographique Merci patron ! et coréalisateur avec Gilles Perret du film documentaire sur les Gilets Jaunes J’veux du soleil.
La diversité des figures symbolisant le mouvement des Gilets Jaunes est à l’image de celle des courants qui le constituent ; cette diversité explique en partie l’absence de représentation unique régulièrement dénoncée par ses détracteurs ; elle n’empêchera jamais le mouvement de continuer à revendiquer d’une seule voix la justice sociale, fiscale et écologique. Simplement, chacun d’eux le fera à sa manière. Parmi ceux-ci, le discours du courant « historique », incarné notamment par Jérôme Rodrigues, portera principalement sur le pouvoir d’achat des catégories les moins aisées de la population ; celui, légaliste, incarné par le député François Ruffin, tentera d’apporter une réponse républicaine aux injustices grandissantes orchestrées par le capitalisme néolibéral ; celui porteur des idées libertaires mettra l’accent sur la nécessaire émancipation de l’autorité d’un État dominateur et corrompu ; tous invoqueront le renouvellement nécessaire de la « démocratie » française.
Pour ce qui est des libertaires, ils.elles joueront un rôle certain, quoique discret, dans cette longue mobilisation sociale. « Les anarchistes ne peuvent qu’approuver une attitude qui est la leur depuis toujours, écriront-ils.elles dans un communiqué, le 09 décembre 2018 [1]. Cependant, la révolte est vaine si elle n’est suivie de propositions. Celles-ci existent, […] et même si elles ne satisfont pas pleinement des anarchistes, elles méritent d’être soutenues tant qu’elles vont dans le sens de l’émancipation. […] La victoire de ce mouvement ne sera pas la dissolution de l’Assemblée nationale (surtout pour y installer des démagogues/populistes et/ou nationalistes qui eux-mêmes ne tolèreraient pas de telles manifestations) mais sa mise hors d’état de nuire par l’instauration de l’autogestion et du fédéralisme libertaire. »
Forts de leurs visites sur des ronds-points ou de leurs discussions à brûle-pourpoint avec des Gilets Jaunes, mais peut-être enfermé.e.s dans leur identité, et peut-être aussi dépité.e.s de ce que les Gilets Jaunes n’aient pas eu besoin des anarchistes pour faire nombre et faire entendre leur vision d’une société meilleure, quelques libertaires minoritaires s’illustreront en outre par des critiques intellectuelles parfois acerbes contre un mouvement jugé par eux.elles trop comme ceci, pas assez comme cela. Mais il est, déjà, ce mouvement, ou pour certain.e.s a été, et, contre vents capitalistes et marées néolibérales, quoique moins flamboyant qu’à ses débuts, il guette en sourdine la moindre étincelle sociale pour rejaillir de ses braises.
Stéphane L. Polsky
Liaison William Morris, Paris, de la Fédération Anarchiste.