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Encyclopédie anarchiste
« La pensée libertaire constitue l’espoir et la chance des derniers hommes libres » Camus
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I - Construction d’un vocable
Edward SARBONI
Article mis en ligne le 10 janvier 2021
dernière modification le 12 avril 2021

Quand on parle d’Islamophobie, comme pour n’importe quel autre vocable ou concept, il est bon [nécessaire même] d’en donner une définition la plus claire possible, au plus près des réalités et il faut insister sur les diverses significations et sens qu’il a pu représenter au hasard des époques où il est apparu…

En premier lieu, précisons que cette expression est une "polysémie" dès lors qu’il peut s’entendre sous plusieurs sens en même temps qu’il peut offrir des significations différentes. La polysémie, en la circonstance est mère d’ambiguïté.

Islamophobie, étymologiquement, fait référence à des notions de peur ou de crainte, en l’occurrence ici de l’islam. On peut y ajouter l’idée d’hostilité envers l’islam et les musulmans.

Construction d’un vocable complexe à partir du mot "islam" et du suffixe "phobie" [dérivé du Grec ancien phóbos : frayeur].

Le mot "phobie", en français, dérive du champ psychique. Ainsi il peut signifier «  névrose obsessionnelle ,… réactions d’angoisse ,… répulsion , vis-à-vis d’un même objet, d’un même personnage, d’un groupe de personnes ou d’une même situation ». De manière atténuée sur le plan émotionnel, il couvre une « aversion très vive, irraisonnée ou [une] peur instinctive [1]  ».

 En second lieu, il s’agit ici de dater dans des périodes historiques précises l’apparition de ce vocable, en insistant sur sa signification à l’époque et l’utilisation [scientifique, sociale, politique, culturelle…] qui en est faite.

Des dates, des approches, des significations différentes

Au début du 20ème siècle… Dans le cadre du colonialisme

Dans un ouvrage paru en 2013 [2], les sociologues Marwan MOHAMMED [3] et Abdellali HAJJAT [4], situent à 1910 son apparition :

« On doit l’invention du néologisme ’islamophobie’ et ses premiers usages à un groupe d’’administrateurs-ethnologues’ » spécialisés dans les études de l’islam ouest-africain ou sénégalais : Alain Quellien, Maurice Delafosse et Paul Marty". »

Dans cette période, la nécessité de bien connaître l’islam relève de l’intérêt porté à la politique de colonisation et à celles et ceux des colonisé-e-s qui pratiquent la religion musulmane…

Une dimension "scientifique" [ou qui se veut telle] est liée au projet de domination coloniale. Des études ethnologiques (denses et/ou érudites), vont ainsi être entreprises sur l’« islam noir ».

Nous devons citer

 La publication de la prestigieuse revue de la mission scientifique du Maroc, la Revue du monde musulman

 La circulation de ses administrateurs-ethnologues entre l’espace administratif colonial et l’espace académique, notamment le passage, en tant qu’élève ou enseignant, dans des lieux de formations spécifiques tels que l’École coloniale et l’École spéciale des langues orientales [5].

Pour eux, l’enjeu principal consiste à définir la politique coloniale acceptable dans le but de gagner confiance et légitimité auprès des colonisés. L’islamophobie semble ici se définir selon deux acceptions : Une islamophobie de gouvernement et une islamophobie savante.

En, 1910, Delafosse [6] va dénoncer la composante de l’administration coloniale affichant ouvertement son hostilité à l’encontre des musulmans les indigènes [7] et de la religion musulmane sur l’état de l’Islam en Afrique occidentale française. Il écrit

« Quoi qu’en disent ceux pour qui l’islamophobie est un principe d’administration indigène, la France n’a rien de plus à craindre des Musulmans en Afrique occidentale que des non-Musulmans. (…) L’islamophobie n’a donc pas raison d’être dans l’Afrique occidentale, où l’islamophilie, dans le sens d’une préférence accordée aux Musulmans, créerait d’autre part un sentiment de méfiance parmi les populations non-musulmanes, qui se trouvent être les plus nombreuses. L’intérêt de la domination européenne , comme aussi l’intérêt bien entendu des indigènes, nous fait donc un devoir de désirer le maintien du statu quo et de garder une neutralité absolue vis-à-vis de tous les cultes . » [8]

Employé pour définir un mode de gouvernement, «  islamophobie  » propose un "traitement différent" vis-à-vis des colonisé-e-s en fonction du critère religieux, dont la valeur est déconnectée de toutes considérations morales et déterminée au contraire par un politique de domination considérée pragmatique. L’islamophobie s’oppose à l’« islamophilie », « préférence accordée aux musulmans », qui n’est pas forcément le mode de gouvernement le plus approprié en Afrique de l’Ouest parce qu’il déboucherait sur l’inimitié de la majorité des colonisés non-musulmans.

L’islamophobie de gouvernement est alors associée à ce que Marty appelle « l’islamophobie ambiante [9] »,

Alain Quellien [10], dans sa thèse de droit sur la « politique musulmane dans l’Afrique occidentale française », définit l’islamophobie comme un « préjugé contre l’Islam » :

« L’islamophobie – Il y a toujours eu, et il y a encore, un préjugé contre l’Islam répandu chez les peuples de civilisation occidentale et chrétienne. Pour d’aucuns, le musulman est l’ennemi naturel et irréconciliable du chrétien et de l’Européen, l’islamisme est la négation de la civilisation, et la barbarie, la mauvaise foi et la cruauté sont tout ce qu’on peut attendre de mieux des mahométans. »

Or, pour Quellien, il « semble que cette prévention contre l’Islam soit un peu exagérée, le musulman n’est pas l’ennemi né de l’Européen, mais il peut le devenir par suite de circonstances locales et notamment lorsqu’il résiste à la conquête à main armée ».

Là encore, une certaine confusion vient infuser une vérité non totalement avérée.

Quellien en vient à opposer « le Musulman » à l’« Européen » laissant entendre que tous les Africains, tous les Maghrébins [d’origine arabe ou kabyle (berbère)] seraient musulmans et tous les Européens seraient assignés à une croyance : le christianisme… [11]

A partir de ce constat, dès cette époque, il paraît indéniable que l’emploi du vocable «  racisme  » aurait mieux convenu que celui d’« islamophobie », quand il était question de définir les enjeux et les règles de la domination coloniale et y compris de la Domination tout court.

 L’orientalisme, entre fascination et Visions occidentales
La France a cultivé au cours des siècles une fascination pour l’Orient et la civilisation islamique.
Cette fascination s’est traduite par des œuvres poétiques, picturales et littéraires et prit le nom d’orientalisme vers le milieu du 19ème siècle
Elle ne résistera pas aux idéologies "nauséeuses" de la fin de ce même siècle et du début du 20ème : colonialisme , racisme , totalitarismes
Les changements opérés en Europe se situent dans un imperium politique.
En France, la République, conduite par Jules Ferry, se propose de « civiliser les races inférieures  ».
A l’empathie qui précédait, a succédé une condescendance et un mépris vis-à-vis des autres races et civilisations…
La colonisation, après s’être adaptée en générant un savoir pragmatique de gestion des populations par la connaissance de leurs structures sociales et de leurs modes d’organisation, va créer ses moyens politiques propres la création des Bureaux arabes. Une relève s’en suivra, prise en main prise par les fonctionnaires civils et militaires des Affaires indigènes.
Citons Dinet et Ben Hibrahim, pour qui l’islamophobie renvoie d’abord aux « orientalistes modernes [12]. Ils constatent que des « innovations » dans la biographie du Prophète Mohammed. Ainsi, écrivent-ils
« L’étude des innovations (…) introduites dans l’histoire du Prophète nous a permis de constater que, parfois, elles étaient inspirées par une Islamophobie difficilement conciliable avec la science, et peu digne de notre époque ».
Ils dénoncent la « singulière ignorance [de ces orientalistes vis-à-vis] des mœurs arabes  » et tentent une histoire du Prophète en s’inspirant des écrits d’auteurs musulmans classiques (Ibn Hicham, Ibn Saâd, etc.) et d’un historien moderne, Ali Borhan’ed Dine El Halabi.
Par ailleurs, Dinet utilise le terme d’islamophobie comme synonyme d’ arabo phobie pour désigner et dénoncer certains acteurs politiques et colons d’Algérie :
« Si ce projet [Viollette] est repoussé, ce sera le triomphe des Arabophobes et du Militarisme devant le monde entier au moment du Centenaire [de la conquête d’Algérie en 1830], et un fossé creusé pour jamais entre Français et Musulmans malgré les protestations d’amour qu’on aura dictées aux Caïds en les couvrant de Légion d’Honneur des pieds jusqu’au turban. Si le projet est adopté ce seront des cris de fureur fanatique de la part de tous les politiciens vivant d’arabo phobie et cherchant à soulever les Colons… contre leurs vrais intérêts. [13]
Pour conclure ce premier paragraphe, il est bon d’insister sur le fait que les recherches opérées au début du 20ème siècle, outre le fait qu’elles s’inscrivaient dans une quête de l’origine du concept, de sa signification dans l’époque et, bien évidemment de la vérité historique.
Elles tendaient, pourtant, à ne fournir qu’une acception limitée [tendancieuse] de la politique coloniale en proposant le terme «  islamophobie  », terme qui couvrait une toute autre réalité «  l ’Arabo phobie ». Les recherches en question laissaient ainsi supposer que seuls les choix « cultuels » de cette époque se trouvaient stigmatisés alors qu’il s’agissait avant tout et par-dessus tout de condescendance et de mépris vis-à-vis de toutes les autres races et civilisations…

 Une autre approche du concept… Sa dimension iranienne…
Dans ce second cas, le terme «  Islamophobie  » viendrait selon un certain nombre d’intellectuel-le-s parisien-ne-s une affirmation selon laquelle ce serait les «  intégristes iraniens  », lesquels l’ont employé, dans les années « 1970 », dans le but de disqualifier les femmes refusant de porter le "tchador" et, par extension, afin de mettre un terme à toute forme de critique de la religion musulmane…
Une précision date cet emploi plus précisément en 1979 et l’attribue aux mollahs de Téhéran désireux de « faire passer les femmes qui refusaient de porter le voile pour de “mauvaises musulmanes” en les accusant d’être “islamophobes”. »
Le vocable « islamophobie » est alors clairement pensé dans le but de disqualifier ceux qui résistent aux intégristes [14] mais aussi, afin de stigmatiser toutes celles et tous ceux qui se refusent à abdiquer et qui résistent, confrontée-e-s qu’elles et ils sont aux croyances de l’islam.
On peut citer parmi celles et ceux qui ont opté pour cette traduction du terme, Caroline FOUREST (en 2003 dans Libération ) et Pascal BRUCKNER (en novembre 2010 dans Libération )