Des convergences anciennes entre l’extrême droite et l’extrême gauche
Tout auteur qui s’intéresse au négationnisme ne peut que s’interroger sur l’existence possible de convergences plus anciennes entre l’extrême gauche et l’extrême droite, en ce qui concerne l’antisémitisme.
Germinario [1]est un auteur inconnu en France, puisque aucun de ses livres n’y a été traduit. Cet article se concentrera sur les aspects les plus intéressants de son analyse du « négationnisme à gauche » Cet historien s’est intéressé notamment à l’histoire des idées réactionnaires depuis la Révolution française, aux théories raciales et à l’antisémitisme depuis le XVIIIe siècle, au fascisme italien, aux extrêmes droites actuelles (de la Nouvelle Droite à Casa Pound), au « négationnisme à gauche », et à des auteurs comme Louis-Ferdinand Céline et Julius Evola. Germinario fait partie des historiens de l’antisémitisme qui cherchent à dégager des pistes théoriques nouvelles. n’ignore pas ces convergences anciennes, d’autant qu’il les a lui-même étudiées dans plusieurs autres ouvrages. Mais il se concentre dans son ouvrage sur le négationnisme à gauche sur les productions idéologiques des années 1970 et suivantes, dans les cercles groupusculaires de « l’ultragauche » française – et très accessoirement italienne.
* Extrême droite et ultragauches : des motivations initiales très différentes... heureusement !
Si l’extrême droite et certains éléments de « l’ultragauche » ont dénoncé ce qu’ils ont appelé le « mythe » d’Auschwitz, ces deux courants avaient des intentions différentes et même opposées, du moins pour ceux qui ne sont pas devenus ensuite négationnistes et antisémites. Autant les fascistes et les néonazis niaient l’existence des chambres à gaz et du judéocide, autant les ultragauches niaient que les Alliés et Staline aient défendu la démocratie contre le fascisme. Ce qui n’est pas du tout la même chose...
Germinario (2014) rappelle que les nazis ont été les premiers négationnistes : « Après tout, les premiers négationnistes ont été les nazis pendant la guerre, lorsque, sous l’avancée des troupes alliées et soviétiques, ils ont essayé d’effacer toute preuve de leurs pratiques d’extermination. [...] [ils] étaient conscients d’avoir provoqué une fracture historique, [...] d’avoir organisé une extermination qui allait au-delà des procédures mises en place dans les exterminations précédentes, même dans des exterminations plus récentes, comme l’extermination des peuples des colonies, celle des Arméniens, etc. »
Après cette première démarche des nazis durant la guerre, « le négationnisme proprement dit a toujours été convaincu que depuis 1945, l’Europe – mais, plus généralement, l’Occident qui se reconnaît dans des systèmes politiques pluralistes – s’est fondée sur un grand mensonge, la Shoah : c’était un "mythe", le "mythe de l’Holocauste", [...] créé et diffusé par les puissances victorieuses de la Seconde Guerre mondiale, en particulier par les puissances démocratiques, l’Angleterre et les États-Unis, naturellement avec la complicité diabolique du judaïsme mondial, ce dernier étant souvent modestement présenté comme le "sionisme", afin d’éviter de démontrer le recours à des catégories d’analyse typiques de la pire tradition théorique et politique antisémite ».
Dans l’immédiat après-guerre, l’extrême droite internationale a cherché à se dédouaner des crimes qu’elle avait commis ou directement approuvés ; pour cela elle a élaboré une fable conspirationniste, selon laquelle « les Juifs » auraient menti sur Auschwitz, les chambres à gaz et le projet exterminationniste hitlérien, parce qu’ils voulaient parfaire leur domination du monde en culpabilisant les Allemands (voire en les « rançonnant ») – et même l’humanité. Au fil des années, les héritiers politiques des collaborateurs, des miliciens pronazis ou profascistes et des assassins de la SS et de la Wehrmacht ont cherché à entrer sur le terrain historiographique, en se donnant un masque de neutralité. Dans ce but, ils ont choisi de s’appeler « révisionnistes ».
Les négationnistes d’extrême droite ont déployé une stratégie en plusieurs volets :
1) ils ont cherché à réfuter les témoignages des victimes et des bourreaux en mettant l’accent sur leurs contradictions ;
2) ils ont tenté de rejeter les théories sur l’extermination des Juifs et le nazisme en dénichant un ou plusieurs détails inadéquats, selon le principe « Si une pièce du raisonnement s’effondre, toute la théorie s’écroulera » ;
3) ils ont eu recours de façon obsessionnelle aux sources papier, mais sans jamais les contextualiser ni se préoccuper de leur authenticité ;
4) ils ont dénigré et tenté de ridiculiser les descriptions les plus terribles du judéocide au nom d’une prétendue impartialité ;
5) ils ont toujours mélangé le vrai et le faux dans leurs affirmations, de façon à semer le trouble chez leurs interlocuteurs peu avertis ;
5) ils ont constamment critiqué les méthodes historiographiques et attaqué toute déclaration non conforme à leurs propres principes idéologiques, en tentant de se cacher derrière un vernis de scientificité académique ;
6) « le négationnisme a toujours cherché à se présenter dans les circuits médiatiques comme une articulation du soi-disant "révisionnisme historique", réclamant le droit d’établir des relations de confrontation avec la recherche historique » (Germinario, 2014) ;
7) le négationnisme a profité du relativisme qui commençait à envahir la scène intellectuelle, au milieu des années 1970. Selon Germinario (2014), les négationnistes ont « exploité cet aspect de la modernité selon lequel le pluralisme des idées se décline comme une demande de reconnaissance d’une légitimité égale à toutes les idées et positions : il est possible de tout soutenir, parce que toutes les positions sont également légitimes ». L’historien italien relie cette démarche au climat créé par les débats virulents sur le fascisme et le nazisme, débats provoqués par des historiens comme Ernst Nolte et Renzo De Felice au début des années 1970.
Pour ma part, je verrais plutôt, et surtout, dans ce relativisme l’un des effets de la crise du marxisme et du militantisme qui se déclencha après l’échec des mouvements sociaux et des grèves de masse qui marquèrent la période 1968-1974, ainsi que d’autres phénomènes apparus à la même époque.
Selon Germinario, les négationnistes d’extrême droite se sont toujours présentés comme neutres et apolitiques pour vendre leur camelote, à la différence des « négationnistes de gauche » dont la démarche purement politique était ouvertement affichée.
* Des contextes nationaux français et italien favorables au « négationnisme à gauche »
Selon Germinario, certaines particularités nationales ont pu faciliter l’apparition, même groupusculaire, du négationnisme à gauche : en Italie comme en France, l’antifascisme a constitué un pilier de la culture politique de la gauche en raison de l’existence de partis ouvriers de masse avant, comme après, la seconde guerre mondiale. En France, le négationnisme a occupé une place sur le « marché des idées politiques » pour trois raisons : le PCF ne s’est jamais vraiment déstalinisé [2] ; il n’a jamais élaboré de critique sérieuse des tares du régime soviétique ; et il n’a jamais pris ses distances avec l’URSS, contrairement au Parti communiste italien. Donc, en France, le discours négationniste d’origine « ultragauche » a pu s’avérer plus crédible ; il a tenté de s’aménager une niche politique dans un pays où il existait une vieille tradition anticapitaliste-antisémite à gauche (Leroux, Proudhon, Toussenel, Sorel, Berth, etc.). L’antisémitisme est une idéologie élastique qui peut parfaitement agréger critique partielle du capitalisme et critique radicale de la démocratie bourgeoise.
Les négationnistes « ultragauches » français ont analysé le système concentrationnaire nazi comme une sorte de prolongement des grandes purges staliniennes des années 1920 et 1930 et du Goulag soviétique. Persuadés que les lois classiques du mode de production capitaliste pouvaient tout expliquer, y compris le nazisme et le judéocide, ils ont prétendu fournir une explication matérialiste et économique du nazisme et de l’antisémitisme.
Pour renforcer leur argumentaire, les négationnistes « ultragauches » se sont appuyé sur le témoignage de Rassinier, individu qui n’avait jamais connu le moindre centre de mise à mort, seulement des camps « classiques », même si la mortalité y était élevée. Les écrits de Rassinier purent séduire certains militants ultragauches qui devinrent ensuite négationnistes : en effet, il condamnait les horreurs de la guerre, les procès de Nuremberg et, pour ces radicaux, toutes les barbaries devaient être condamnées, donc aussi bien les bombardements de Dresde, d’Hiroshima ou de Sétif.
Germinario avance d’autres hypothèses susceptibles d’expliquer les rapprochements entre négationnistes de droite et de gauche. Selon lui, la gauche révolutionnaire antistalinienne a subi une défaite colossale après 1945 tant sur le plan étatique (avec l’apparition des démocraties populaires en Europe de l’Est), que partidaire (l’avènement de partis communistes de masse qui ont contrôlé la classe ouvrière pendant plus d’une trentaine d’années) qu’intellectuel et culturel (le « marxisme » stalinien domina le champ intellectuel jusqu’aux années 1970). Selon lui, cette situation a pu intensifier une culture du « ressentiment » chez les militants les plus radicaux.
Peut-être Germinario aurait-il dû ajouter que l’anticommunisme primaire de Rassinier a pu rejoindre celui de certains anarchistes, situationnistes ou militants « ultragauches », nés dans les années 1950 ou au début des années 1960, et qui, comme l’écrivait un militant d’extrême gauche à Jean Amery, étaient « fatigués qu’on nous dise que nos pères ont tué six millions de Juifs ». Pour cette nouvelle génération qui n’avait pas connu la période 1939-1945, l’extermination des Juifs était un aspect secondaire (pas un « point de détail » mais [3]...) de la seconde guerre mondiale d’autant plus que les organisations françaises juives elles-mêmes firent le choix de ne pas placer le judéocide au premier plan et qu’il fallut attendre les années 1980 pour que la Shoah arrive au centre des discours politiques.
* Causes psychosociales du « négationnisme à gauche »
Après avoir expliqué comment certaines particularités nationales ont pu expliquer l’apparition de « négationnisme à gauche », en Italie et en France, l’auteur met en avant ce que l’on pourrait appeler des causes psychosociales. Selon Germinario, cette crispation sur Auschwitz et son prétendu « mythe », s’expliquerait, en partie, par le fait que ces militants « ultragauches » ou situationnistes appartenaient à des groupuscules « doctrinaires » qui voulaient « s’opposer à toutes les autres interprétations politiques et ainsi renforcer leur pureté et leur statut de minoritaire » (Germinario, 2017).
* Différences entre négationnisme d’extrême droite et d’« ultragauche »
Selon Germinario, le négationnisme d’extrême droite a été et est encore un phénomène mondial pérenne et qui ne se limite pas à la France et à l’Italie. Et ce négationnisme de droite a su sortir « des circuits restreints du militantisme politique », « adopter des perspectives plus ambitieuses, en essayant de tailler des brèches plus ou moins restreintes dans l’espace de l’univers médiatique ». Cela est devenu évident, hélas, quand on observe la façon dont l’extrême droite maîtrise parfaitement Internet et les raisons sociaux, créant ainsi un lien fécond entre le « négationnisme organisé » des groupuscules et le « négationnisme spontané » des internautes.
Par contre, le négationnisme « ultragauche » serait un phénomène éphémère, et uniquement franco-italien, qui n’aurait pas réussi à s’étendre à d’autres pays, même au niveau groupusculaire, et qui aurait pratiquement disparu.
Selon Germinario, ces différents facteurs ont pu contribuer à créer un énorme ressentiment chez les révolutionnaires antistaliniens. Certains « ultragauches » ont cru pouvoir utiliser les prétendues « recherches » de Faurisson et d’autres prétendus « révisionnistes » pour renforcer le marxisme révolutionnaire et approfondir le fossé entre prolétariat et démocratie. L’auteur n’écarte pas l’hypothèse d’une fascination d’une partie de « l’ultragauche » pour la critique radicale de la démocratie par l’extrême droite, qui elle aussi réfute la démocratie en bloc.
Pour Germinario, ce qui est en jeu c’est l’articulation entre économie et politique, donc une incompréhension totale du totalitarisme ou plus exactement une volonté délibérée de ne pas comprendre les points communs entre l’URSS stalinienne (voire léniniste), le fascisme et le nazisme. Selon Germinario, le fait d’admettre que les camps d’extermination (en réalité les centres de mise à mort) pourraient avoir eu une autre causalité que strictement économique (l’extorsion de plus-value), reconnaître ce facteur remettrait en cause une grande partie du marxisme, et certainement du marxisme défendu par Bordiga depuis les années 1920.
* Les deux principales idéologies anticapitalistes et antidémocratiques [4], selon Germinario
Selon Germinario, il existe deux grands types d’idéologies anticapitalistes et antidémocratiques :
– une idéologie qui se déclare hostile « capitalisme de la circulation », à la Banque et la Finance ; cette idéologie soutient le « capitalisme productif » (celui de l’industrie mais aussi de l’artisanat et du petit commerce autochtones, ajouterai-je) contre le « capitalisme parasitaire » (monopolisé, dans cette vision fantasmatique, par les Juifs) ; pour l’auteur, cette idéologie relève non pas d’un « socialisme des imbéciles » (selon l’expression rendue populaire par le social-démocrate allemand August Bebel), mais plutôt d’un « socialisme capitaliste » qui oppose le « capitalisme productif enraciné dans le territoire national, au capitalisme financier qui est mobile » (2019). Ce dernier, qu’il soit le fait d’acteurs économiques juifs ou pas, est accusé d’être mû par une « logique hébraïque [5], mobile et indifférente à l’enracinement » (2019) ;
– une seconde idéologie qui dénonce le « capitalisme de la production », celui qui réalise un profit dans le cadre des rapports Capital/Travail et de l’extraction de la plus-value ; il s’agit du (des) socialisme(s) marxiste(s).
Ces deux idéologies anticapitaliste et antidémocratiques ont eu de nombreux points de contact au cours de l’histoire, et leurs partisans ont parfois communié dans l’antisémitisme. Pour l’auteur les marxistes refusent d’admettre que l’antisémitisme puisse être une idéologie révolutionnaire concurrente et puissante, donc ils ramènent l’antisémitisme à des facteurs secondaires qui ne remettent pas en cause leur déterminisme économique.