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Encyclopédie anarchiste
« La pensée libertaire constitue l’espoir et la chance des derniers hommes libres » Camus
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Article mis en ligne le 10 juillet 2021
dernière modification le 6 février 2022

L’anarchie est une situation, un horizon, une aspiration. L’anarchisme est une pensée, une action, une doctrine même (mais pas un dogme). Pour bâtir une société libertaire, il s’appuie, historiquement selon la majeure partie de ses théoriciens, sur la science comprise comme une libération de la religion, de la transcendance, et donc de l’État, et comme un outil de progrès social à condition que la finalité soit bien posée.

C’est dans cette perspective émancipatrice que les savants anarchistes comme Élisée Reclus (1830-1905), Pierre Kropotkine (1842-1921) ou Léon Metchnikoff (1838-1888) développent leur géographie. C’est aussi parce que, sur le fond, la géographie et l’anarchisme sont reliés par une essence commune, bien que située sous des plans différents. D’un côté, il s’agit d’une science, de l’autre d’une réalité sociale et politique. Mais leur conception et leur histoire les rapprochent.

Car de l’observation géographique du monde, exhaustive si elle est sincère, découle une critique sociale qui donne des éléments émancipateurs. Les voyages, les explorations, leurs récits et leur cartographie alimentent historiquement l’écriture du monde, ou géographie. Elles servent aussi bien des curiosités personnelles que des projets d’appropriation spatiale par les entrepreneurs capitalistes, les militaires ou les prêtres, trois groupes sociaux dominateurs que les anarchistes regroupent dans le concept d’État. Les centres d’intérêt anarchistes relèvent souvent de problématiques géographiques : frontières, État et territoire, communes et fédéralisme, mobilités et migrations, rapport à la nature. Quant à « l’écologie sociale » prônée par Murray Bookchin (1921-2006), elle véhicule certains éléments relevant de la géographie (démographie, ressources, environnement, communalisme).

Le fait que Reclus, Kropotkine et Metchnikoff soient des géographes, et reconnus comme tels par leurs collègues, et que, surtout pour les deux premiers, ils ont formalisé le passage de l’anarchie, en tant que constat d’une situation sans État, à l’anarchisme en tant que doctrine cohérente exprimant la nécessité d’atteindre l’anarchie et posant les moyens pour y parvenir ne relève pas du hasard. Leur réflexion s’insère dans le contexte de la première révolution industrielle (vapeur, charbon, sidérurgie, chemin de fer, urbanisation, prolétarisation) et de l’essor du socialisme via notamment l’Association internationale des travailleurs, dite Première internationale (1864-1877). Le tout opère essentiellement en Europe occidentale où les États-nations modernes se renforcent (Royaume-Uni, France, Espagne, unité italienne, unité allemande), tandis que les empires traditionnels agonisent (austro-hongrois, ottoman, chinois).

À ses débuts, le socialisme mobilise principalement l’histoire ou l’économie (Proudhon, Marx) sur le plan théorique, tandis que sur le plan pratique il se traduit par des projets utopiques (Fourier, Owen, Cabet), des coopératives ou des organisations politico-idéologiques. Au sein de la Première Internationale apparaissent « la tendance centraliste et socialiste » et « la tendance fédéraliste et anarchiste » incarnées respectivement par Marx et par Bakounine selon la dichotomie proposée par Reclus en 1905. Les idées anti-autoritaires sont formalisées autour du concept de « communisme anarchiste » adopté par la Fédération jurassienne en 1880 à l’instigation de Kropotkine, Reclus et Cafiero. Il s’agit alors de clarifier les positions par rapport au narodnisme (populisme) russe, à l’individualisme, au syndicalisme révolutionnaire naissant, mais aussi par rapport au marxisme qui se constitue en dogme.

La théorie de Marx repose sur une philosophie de l’histoire qui postule une succession de modes de production en tant que structures et de régimes politico-juridiques en tant que superstructures, et qui aboutit inéluctablement à l’avenir communiste selon une conception téléologique voire eschatologique (le capitalisme s’effondrant sous le poids de ses contradictions). De fait, elle est a-spatiale malgré les apparences, et malgré l’exception partielle du « mode de production asiatique » que Marx comme Engels ne limitent d’ailleurs pas à l’Asie. Les catégories comme ville et campagne ou, chez les épigones marxistes, comme centre et périphérie sont essentiellement génériques. Les nuances sociologiques qui iraient au-delà de la binarité entre bourgeoisie et prolétariat sont minces et a-géographiques, de même que les dimensions culturelles homogénéisées dans des approches souvent européocentrées.

L’anarchisme selon Reclus, Kropotkine et Metchnikoff mobilise en revanche la géographie comme refus de toute philosophie de l’histoire, donc de tout déterminisme géographique qui expliquerait unilatéralement le passé, le présent ou le futur de tel ou tel peuple.

Partant du fait que notre époque est non pas « post-industrielle » mais hyper-industrielle puisqu’il n’y a jamais eu autant de usines, de biens manufacturés et d’ouvrier dans le monde, leur analyse faite au temps de la première révolution industrielle reste pertinente d’autant que leur géographie entrevoit déjà la nouvelle répartition spatiale de ces industries.

Lire la suite : Critique du social-darwinisme, théorie de l’entraide